Chapitre 3

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Hypertour 48. Du sexe et des jeux, des rêves et du pognon, tout l'éventail des plaisirs, l'entière gamme des douleurs, et les substances qui les attisent... Chacun y prenait son compte, en ressortait vanné, rempli ou vidé, selon sa volonté. « L'expérience d'une vie » qu'ils disaient, qu'on ne pensait plus qu'à renouveler, obnubilé par ses plus fous désirs, analysés et exploités par des IA hautement spécialisées, docteures en jouissance et addiction. Même ceux qui la condamnaient ne pouvaient qu'y revenir trainer, fascinés par la frénésie à l'œuvre dans cette Babel de la débauche connectée.

Dokan Kaän déambulait, tout entier à sa tâche. Difficile mais jouissive : traquer les passeurs, les porteurs, les glitcheurs, les tunneleurs, toute la vermine Low Tech qui foisonnait dans l'hypertour interlope, profitant de la fureur ambiante pour exécuter ses basses œuvres. Une des rares missions de terrain qu'il s'autorisait encore, par goût, malgré son rang.

En parfaite violation de ses codes déontologiques, il glitchait tout ce qui jouissait à cent mètres à la ronde, quand les corps exultaient, quand les implants s'emballaient et que les défenses biogicielles – pare-feux et autres vigies numériques – s'en trouvaient affaiblies. Chaque fois, le temps d'un clin d'œil, il injectait un traqueur dans l'implant de sa cible. Plus tard, à la moindre anomalie, son petit mouchard lui rapporterait données et métadonnées, adresses HAC(5), dates, positions et nature des opérations suspectes.

Il arpentait les hauteurs de Néo Paris depuis presque une heure, se hâtant lentement vers le Milk, farambolesque club des 209ème à 211ème étages, où se mélangeaient la grande bourgeoisie de Néo 3 et la noblesse de Sky City. Là-bas on s'encanaillait avec un semblant de bon goût et un reste de modération, entre coquins de la haute. Là-bas étaient ses seules chances de sonder les skycitizens, qui s'aventuraient rarement hors de Sky City, où ils jouissaient d'une totale intimité numérique – leur privilège le plus précieux, le plus jalousé, à eux seuls réservé.

Ses ouvreurs, une brigade de biobots(6) semi-autonomes, le précédaient partout, sautant d'implant en implant dans un rayon d'une centaines de mètres. Ils jouaient des infinies possibilités de manipulation et de diversion qu'offre bionet pour détourner le regard, l'attention et le chemin de tous ceux qui croisaient la route de leur maître. Grâce à leurs petits tours de passe-passe électroniques, Dokan demeurait invisible à ses concitoyens et traçait un sillon presque rectiligne au milieu de la foule.

Son Assistant, avatarisé pour l'occasion à l'image d'un huissier, se matérialisa devant les yeux du sumo qui gardait l'entrée du Milk. Le mastodonte l'identifia immédiatement et s'inclina dans un sourire figé. La porte du club s'ouvrit au nez de Dokan, qui entra sans ralentir le pas ni détourner la tête. Chef du redouté SRS, le Service Renseignement Sécurité, il avait partout ses entrées.

Le vaste hall ovoïde qui s'ouvrait derrière la porte desservait une myriade d'alcôves, de couloirs et d'escaliers, chef-d'œuvre d'architecture biomorphique appliquée, où s'égayait une population lascivement dépravée, classieuse et relaxée. Tout était partout impeccablement blanc, sol, plafond et mobilier, et aux côtés d'un dj imberbe en plein set d'électro algorithmique, un vj couvert de tatouages à l'encre électronique flashait ses visuels à tous ceux qui s'étaient branchés sur son flux, habillant les parois vierges du Milk des délires graphiques de ses IA artistiques. En sourdine, un brouhaha à peine marqué, du cristal et des rires qui tintaient. Rien à voir avec les orgies brutales qui occupaient les étages inférieurs.

Les taches blanches signalaient les skycitizens, qui évoluaient au milieu d'un patchwork mouvant de tenues multicolores, réservées aux néo-trois-parisiens. Courtisans et escortes, à peine vêtus, patrouillaient la foule sous le regard concupiscent des convives en quête de la compagnie d'un soir. Qu'elle soit gratuite ou tarifée, l'interaction – le libre sexe – n'avait ici cours qu'en privé, dans les multiples salons prévus à cet effet. Mais les préliminaires restaient publics et électrisaient l'ambiance à mesure que grimpait la tension sexuelle de la foule, à grand renfort de phéromones de synthèse et d'euphorisants de toutes les variétés. Tout voguait et s'entremêlait dans une danse qui virait peu à peu à la transe, prélude savamment orchestré au climax généralisé.

Au premier coup d'œil il aperçut Galatée, sa puissante mère, entourée de la cour de ses mignons. Leur simple vue avait le don de le révulser. Elle avait développé des mœurs sexuelles de mante religieuse et dévorait ses amants à une vitesse extravagante. Dokan la soupçonnait même d'avoir débuté sa carrière de prédatrice par le meurtre de son propre mari, Ylias, le père dysfonctionnel qu'il n'avait jamais aimé. Loin d'attirer sur elle l'opprobre du clan Kaän, cet exploit lui avait valu une sorte de respect, une tacite reconnaissance, tant Ylias était un être vil et malfaisant, dont ils furent globalement satisfaits d'être débarrassés.

Il étouffa l'envie qui lui venait de chasser ce troupeau écœurant d'androgynes troubles et se détourna, inquiet d'être observé. Il reporta son attention sur l'assistance. Il repéra maints visages qu'il connaissait, relations ou amis, partenaires ou prospects, qu'il salua discrètement. Dès que son œil s'attardait sur un visage, son Assistant l'encadrait d'un liseré rouge et affichait à côté, sur un calque semi-transparent, les données qu'il estimait pertinentes. Son système teinta également de tonalités variées de nombreux visages, inconnus et attirants, qui matchaient les goûts peu orthodoxes de Dokan en matière de divertissement, mais ce dernier balaya tout en bloc. Pas là pour ça. Plus tard, peut-être... Pourtant son niveau d'excitation montait peu à peu – tout était en ce lieu calculé pour ça – et il dut se faire violence pour réprimer le désir qui l'assaillait de plonger dans cette mer de chairs électrisées. Mission d'abord... Il s'éclipsa, disparaissant derrière un rideau de service.

Ilemprunta les coursives réservées au staff et grimpa à la volée les marches quile séparaient du mythique 211ème, l'étage des harems prémiums. Sonrang de chef du SRS lui autorisait quelques missions très spéciales, comme lecontrôle – individuel et approfondi – de toutes les prétendantes promises auxhautes sphères des clans et du pouvoir... Ce soir il était venu pour Lakti, charmantenéréide dans la fleur de l'âge, incroyablement sensuelle pour une fille nonretouchée. Elle ferait partie de la prochaine présentation et avait toutes les chancesd'être sélectionnée. Parfaite, pensa-t-il en pénétrant dans sa chambre,tendu dès le premier regard, brûlant d'accomplir sa mission.


(5) HAC : Human Access Control. Identifiant unique, attribué à vie à chaque implanté.

(6) Biobot : robot informatique optimisé pour bionet

Néo ParisWhere stories live. Discover now