Chapitre 22.1

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Comme elle l'avait anticipé, Kolya n'avait envoyé personne à ses trousses : s'il voulait préserver le secret de sa planque, il devrait faire profil bas et encaisser le coup sans attirer l'attention du Vor... Se lancer dans une traque eût été la dernière chose à faire.

Chemin faisant, elle avait croisé trois flys du SRS, plusieurs patrouilles, et quelques drones de reconnaissance. Personne ne l'avait repérée. Elle avait fait des tours et des détours pour arriver ici, plusieurs boucles et pas mal de retours en arrière, pour être sûre de ne pas être filée. Tout semblait clean.

La piaule était au rez-de-chaussée d'un immeuble de six étages. Une vieille bâtisse de la fin du XXe siècle, au coin d'une petite rue, qui semblait sur le point de s'écrouler. L'entrée et les fenêtres étaient murées, la façade gondolée, le dernier étage éventré. Elle longea les deux murs extérieurs à pas de loup, tous sens à l'affût, mais ne repéra aucune autre ouverture que la porte d'entrée.

Il aurait été si simple de scanner le bâtiment : elle aurait détecté la présence d'Arti tout en lui révélant la sienne et ils auraient vite fait de se rejoindre. Mais c'était trop risqué : si son scan était détecté, le SRS débarquerait en meute. Elle décida de tenter le code sonore, sorte de morse librement adapté, qu'Arti avaient parfois utilisé pour communiquer avec elle en secret, sans électronique. Elle s'approcha du mur et y tapota trois séries de petits coups secs puis attendit la réponse. Rien ne vint... Elle essaya encore... Rien... Étrange : s'il était là, il aurait dû répondre...

Vingt scénarios lui sautèrent à l'esprit, qu'elle balaya aussitôt : pas de temps à perdre. Elle décida de réactiver ses fonctions de vision augmentée et de réexaminer le bâtiment... Le risque était limité : l'activité électronique de l'implant serait minimale. En échange, rien ne lui échapperait.

Elle ne repéra rien au sud, mais sur la façade ouest elle découvrit une fine découpe, réalisée dans l'épaisseur d'un joint, invisible à l'œil nu. Une porte, soigneusement camouflée, maçonnée à l'identique du mur. Elle s'approcha et fit le tour du cadre du bout des doigts, à tâtons. Aucune charnière extérieure, pas de serrure. Elle pesa de tout son poids. Rien ne bougea.

Il devait y avoir, à l'intérieur, un verrou domotique commandé à distance. Vu l'âge du bâtiment, il devait être plutôt antique et donc facile à contrôler, à la condition d'activer un peu plus son système. Là encore, le risque était limité : elle était très proche de sa cible, une toute petite impulsion suffirait pour l'atteindre, en ondes courtes. Elle régla sa puissance d'émission à 1% et lança un balayage de fréquences. Rien... 2%... Rien... 3, 4... Touché ! Elle venait d'activer une antenne restée en veille. Elle passa la main à son assistant, roi des passe-partout. Il balaya tous les ports disponibles, identifia celui des communications, perça le pare-feu primitif et démarra une exploration en règles... Quelques secondes plus tard l'IA trouva une faille dans le protocole d'identification, s'y glissa et prit possession du système. Elle entendit un clic, la porte s'entrouvrit vers l'intérieur et révéla un couloir vide. Elle glissa un œil furtif. Aucun danger apparent. Elle enjamba l'ouverture et repoussa la porte derrière elle.

Elle n'avait pas fait trois pas qu'un gigantesque flash lui explosa au visage. La lumière la transperça de radiations brûlantes, ses yeux s'enflammèrent, elle se recroquevilla dos à la lumière. Elle n'y voyait plus rien, ses yeux pleuraient, roulaient, puis vinrent des ombres pourpres, des tâches multicolores, des flammes iridescentes, et le phare d'une supernova au centre de sa vision.

Elle entendit une porte s'ouvrir au fond du couloir, des pas s'approchèrent. Elle tourna son visage aveugle vers l'inconnu, parvint d'une grimace à ouvrir deux fentes entre ses paupières tétanisées, consciente de son absolue vulnérabilité. « Arti ? C'est toi ? »

Elle entendit le souffle d'un rire étouffé, un rien moqueur, qu'elle reconnût... C'était lui. Aucun doute ! « Arti ! »

Elle sentit des mains sur ses mains, douces et légères. Elle s'y agrippa, les parcourut, les malaxa, pleurant, riant, puis remonta vers les bras, les épaules et le cou, elle l'attira à lui, l'enlaça comme un lierre. Ses mains parcoururent chaque parcelle de son visage, à l'aveugle, toujours pleurant, toujours riant, puis elle l'embrassa, son cou, ses joues, ses yeux, comme jamais, comme personne, et sa bouche enfin, premier baiser, humide et chaud, éperdu, éternel.

Artifax s'était laissé faire, d'abord surpris, puis comme envouté par le désir féroce dont il était l'objet. Naïa... Il reconnaissait à peine l'androgyne farouche qu'il avait toujours côtoyée, brillante, froide, aiguisée, dure au mal... Aujourd'hui c'était bien une femme, une vraie femme qui le tenait dans ses bras, un être vibrant et débordant de sentiments censés ne pas exister, qui semblaient déjouer les savants calculs de la programmation génétique et du formatage de l'Opus.

Il sentit naître en lui des sentiments inconnus, comme s'il avait été lui aussi contaminé par ce virus d'humanité, comme si cette femme avait d'un seul baiser réussi l'impossible, l'impensable transmutation, révélant en lui l'homme sous-jacent, l'être sensible qu'on avait bridé mais qui avait survécu, dissimulé dans les replis de son être, et semblait aujourd'hui renaître...

Cela ne dura qu'un instant et chacun se reprit, presque gêné, comme si tout ça n'avait été qu'un mirage. Artifax la releva avec douceur, la guida vers l'intérieur, l'assit sur un canapé défoncé qui exhalait l'odeur du temps. Des lueurs dansaient toujours au fond des yeux de Naïa, qui décida de les garder fermés jusqu'à ce que sa vision soit rétablie.

« Désolé pour l'accueil, Naïa... J'étais dans une cuve quand tu es arrivée. Le temps que j'en sorte...

— C'est ma faute, trancha-t-elle. J'aurais dû être plus prudente, Il est bon que tu te protèges, les systèmes anti-intrusion sont là pour ça...

— Si ça peut te consoler, je me suis fait avoir aussi, j'ai passé une demi-heure à tâtonner, moitié aveugle, dans cette piaule insalubre... Kolia ne m'avait pas prévenu...

— Ni moi non plus... Sa petite vengeance, sans aucun doute...

— C'est ça... Bien, et que viens-tu faire ici ? dit-il comme s'ils s'étaient quittés la veille.

— Je viens aider un revenant.

— Tu sais, je...

— Ne te justifie pas, Cécil m'a tout expliqué. Inutile d'y revenir. »

Elle avait repris le ton neutre et factuel des frères et sœurs de l'Opus, mais son visage trahissait des sentiments douloureux, qu'elle peinait à dissimuler sous le masque de rationnelle indifférence que prescrivait son ordre. Arti sentit une pointe de tristesse lui aiguillonner le cœur. Impuissant à la consoler, il poursuivit.

« Il faut que tu m'éclaires, Naïa, je n'y comprends rien. Qu'est-ce qui se passe en haut ? Qui a tué le primat ? Qui a tué les conseillers ? Tu imagines bien que je n'ai rien à voir dans tout ça.

— Je te dirai ce que je sais, mais je ne sais pas tout, loin de là. Rien n'est jamais simple, dans cette fichue ville...


Néo ParisWhere stories live. Discover now