Chapitre 13

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Artifax avait opté pour passer ce début de nuit à Lower 1, le plus bas quartier de Néo 1, dans la cohue post-traumatique de l'assassinat du Primat. Il devait rester en mouvement pendant quelques heures encore, dans les zones les plus surpeuplées et les moins surveillées de Néo 1. La foule était son meilleur allié, sa meilleure planque.

Dans le troupeau des zombis ordinaires, les illuminés de tous poils étaient de sortie et dégorgeaient leurs prêches hallucinés sur la fin prochaine de la Babel trans-humaine – une apocalypse mille fois prophétisée mais pas encore advenue... La totale liberté de parole et de pensées dont jouissaient les néo-parisiens produisait ce soir ses effets secondaires les moins désirables. Mais on les tolérait, comme un mal nécessaire. Et on les exploitait, à des fins de renseignement et de sociologie.

La diversité et la violence des sentiments n'allaient pas sans incidents dans l'univers confiné de Néo 1. L'ego s'échauffe vite dans la promiscuité. Au 75e, tout juste sous le Floor 2, une traque improvisée avait dérapé. De prétendus passeurs Low Tech, sans doute plus des inconscients que conspirateurs, finirent à deux doigts d'être lynchés... Une rixe avait éclaté et dégénéré en émeute, déclenchant un déploiement sécuritaire express.

Le SRS était sur le pieds de guerre et le faisait savoir, à grand renfort d'annonces et d'interventions théâtralisées. Dokan avait officiellement obtenu carte blanche, dans les limites de la légalité, après l'annonce de la mort de Xilien. Il avait mobilisé en urgence la totalité des forces valides, annulé les repos comme les vacances, et réaffecté tout le personnel administratif aux opérations de terrain.

Ses services étaient appuyés par les biomédias mainstream, aux ordres comme jamais. Des flasheurs avaient été embarqués dans quelques brigades commandos. Ils se mirent à diffuser des rafles en synto-stream légèrement différé, plongeant la foule dans le frisson de l'action et du danger. On dépassa vite le millier d'arrestations, suivies d'autant de condamnations en comparution instantanée. Et le compteur tournait... Tous les pipes, slides, escaliers et ascenseurs étaient filtrés, les quatre gares THS (1) en état d'alerte. L'Opus avait réquisitionné les flux de toutes les caméras de la ville, publiques comme privées, fort de quoi le taux de résolution vidéo de Néo Paris frôlait les 100%. Associée à la géoloc permanente de chaque citoyen, elle permettait contrôles et réactions ultra-rapides.

Comme à chacune des crises majeures qui l'avaient secouée, la ville-État se coupa du reste du monde, comme pour régler ses comptes dans l'intimité. Les services de Douanes et d'Immigration firent savoir que tous les visas d'entrée étaient annulés et que les visites en cours seraient écourtées. Ordre fut donné à tous les étrangers de préparer leur départ. Ils n'eurent que le temps de vite plier bagage et durent se diriger immédiatement vers les gares ou l'héliport du Pilier, afin d'être évacués – en d'autres termes : expulsés.

Artifax, enchaînant les micro-doses de Q, avait tunnelé un petit gars vulnérable dans la zizanie de la foule et le suivait à distance afin de garder le contact. Une fois directement connecté à l'implant de sa victime, via un tunnel virtuel crypté, il avait pu accéder à LTN sans aucun risque d'être identifié. En cas de pépin, ce serait l'autre qui trinquerait.

L'activité y était insignifiante. Des plaisantins, des curieux, quelques trolls... Tous les eltistes d'importance, barons et meneurs, avaient sans doute comme lui jeté un coup d'œil discret avant de s'évaporer. Le trafic résiduel ne véhiculait plus qu'un bruit blanc inaudible, avec une lenteur désespérante tant les passeurs s'étaient raréfiés. Arti se contenta d'un survol, ne dit rien à personne et se déconnecta.

Tous avaient intérêt à l'astreinte du silence, si difficile qu'elle fut, le temps que la tempête passe. Tant qu'ils se tiendraient à écart, ils seraient intouchables. C'est la stratégie qui leur avait toujours permis de survivre aux coups durs.

Il devait disparaître. Il coupa son tunnel et reprit une activité bionet normale, bien que minimale. Il lui fallait un tempo pour sandoms middle class, tranquille, clean et légal, qui serait parmi les moins suspectés... Le B's (2), niché au cœur du secteur le moins pourri de Néo 1, ferait l'affaire pour la nuit. Il mentalisa sa demande à son assistant qui, en réponse, se connecta au service de booking des tempos indés et y réserva la place qu'il convoitait... La notif de confirmation tomba dans l'instant, ses crédits furent débités et Mobi prit le relai, pour le guider au plus vite vers sa destination. Arti fut aiguillé vers le pipe le plus proche, station 12-27. Arrivé au 36ème étage, il prit le slide express de la 9e couronne jusqu'à croiser le boulevard T. Trois pâtés plus loin, il s'engouffrait dans la tour 64.3, modeste bâtiment de 100 étages, dépendance de l'hypertour 64, dite Majestic, la plus grandiose tour‑hôtel de la ville.

Artifax pénétra le B's par l'entrée secondaire et rejoignit sa couchette-cercueil préférée sans être vu. La nuit y était facturée moins cher car elle était en zone blanche : impossible d'y choper une porteuse bionet. On s'y retrouvait parfaitement mais légalement déconnecté, ce qui déplaisait grandement à la clientèle régulière du B's mais satisfaisait absolument Artifax quand il devait disparaître des écrans et se payer une bonne tranche de sommeil ou de réflexion...

À peine allongé et déshabillé, il mit ses implants off. Il pouvait enfin penser librement, sans craindre de produire des traces compromettantes. Sa colère était passée, restait une grande exaspération. Qui, putain ? Qui a pu me coller ça sur le dos ?... Des usurpations d'identité, il en avait connues, mais celle-là dépassait toutes les autres ! Quelqu'un voulait le mouiller, quelqu'un voulait sa peau.

Tant de questions valsaient dans son esprit qu'il n'arrivait à en suivre véritablement aucune. Et de toute façon, sans données supplémentaires, il n'irait nulle part. Il ne ferait que se perdre en conjectures stériles, en hypothèses invérifiables. C'était inutile... Il décida donc de faire sans tarder ce pour quoi il était aussi venu : se reposer. Allez !

Il commanda à son assistant de programmer quatre cycles de sommeil sur son implant principal, le seul qui resterait en activité afin d'optimiser son repos. Une musique binaurale, grave et lancinante, s'éleva en lui, puis apparut devant ses yeux une étrange farandole de paysages mathématiques, issus des célèbres équations fractales de Mandelbrot, dont il appréciait les pouvoirs hypnotiques. Il se détendit, concentra son esprit sur chaque longue inspiration, puis sur chaque longue expiration, et s'appliqua à relâcher chacun de ses muscles, l'un après l'autre, posément, de la tête jusqu'aux pieds.

Il se sentit partir.


(1) THS : Train Hermétique Sécurisé

(2) B's : contraction de Bees, abeilles en anglais.



Néo ParisWhere stories live. Discover now