Chapitre 22.2

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Naïa fit une courte pause, et reprit :

"Donc, pour commencer, c'est Dokan qui a liquidé le primat, pour tout simplement prendre sa place. Grâce à un code d'origine inconnue, il a induit une boucle de saturation chez une fille du harem avec qui Xilien s'était apparié lors d'une session de synto-sex en full duplex. Ils sont morts tous les deux, en même temps. »

Artifax resta silencieux, analysant ces informations. Elles confirmaient ce que son instinct lui avait suggéré : c'était bien le clan Kaän qui se déchirait.

« Pourquoi me faire porter le chapeau, à moi précisément ?

— Dokan te croyait mort, il ignorait que Brø et toi ne font qu'un. Il avait juste besoin d'un bouc-émissaire, c'est tombé sur toi, t'as juste pas eu de chance... Quand nous avons découvert la vérité, Cécil s'est retrouvé coincé. Il a choisi de confirmer la revendication et d'exploiter la situation. Il pense qu'en t'attribuant cet exploit il va booster ta popularité, te permettre de gagner en influence dans l'organisation et t'ouvrir les portes du cercle des barons. Tes ordres sont donc d'endosser ce crime. Tu devras également confirmer que Roderik Pycke est impliqué dans le massacre du conseil...

— Que vient-il faire dans cette galère ?

— Je ne sais pas. Cécil affirme qu'il a déclenché l'attaque de l'intérieur même de la salle du conseil. Il a été arrêté. Les données sont en cours d'exploitation, elles finiront par parler. Mais nos IA ont d'ores et déjà relié son nom à un pseudo bien connu des services : Nox. Je n'en sais pas plus, tout le reste ne serait que conjecture.

— Je connais un peu Nox, c'est un indé. Un franc-tireur, brillant, discret... Ainsi donc, Nox serait Roderik ?

— Je n'ai jamais dit ça ! dit-elle, soudain excédée. J'ai dit : relié, rien de plus. Arrête avec tes hypothèses et restes-en aux faits ! Et les faits sont les suivants : je ne sais pas si Roderik est Nox ; par contre, je sais que Cécil veut que Low Tech le croie... Le reste, tu peux l'oublier !... Bon sang, Arti, méfie-toi ! Tu commences à raisonner comme un eltiste, c'est grave. Tes capacités cognitives sont contaminées par la bouillie délirante qui leur sert de pseudo-pensée... Méfie-toi de ton exocortex, il est truffé. Il manipule tes pensées, il déforme les faits, il corrompt ta logique, il réactive tous les biais cognitifs dont l'Opus t'avait libéré. Si tu continues comme ça, tu finiras par croire absolument n'importe. Tu ne peux faire confiance qu'à ton cerveau organique, et encore, quand il est débranché.

— Ne t'inquiète pas, je peux encore cogiter selon les règles.

— Bien, dit-elle sans vraiment y croire. Reprenons. Tu comprendras qu'il nous faut un truc vraiment énorme pour les faire bouger. Cécil veut donc une dernière chose : que tu révèles à Low Tech la mise au point du SC Quanta 5, super-calculateur quantique de cinquième génération, capable de casser le chiffrement eltiste, déjouer les pièges de votre routage aléatoire, et mettre à bas l'anonymat du réseau. C'est leur pire cauchemar, ça va les chauffer à blanc, et tu devras alors tout faire pour les précipiter dans la spirale de la guerre. Le passage à l'action les obligera à se découvrir, à se dévoiler, et nous pourrons les éliminer. Voilà le plan... Bien évidemment, Dokan ignore tout cela. Cécil a été contraint de lui révéler la vérité sur ta disparition et ton infiltration, mais il lui a fait croire qu'il te sacrifiait en pure perte, pour rattraper ses conneries, et uniquement parce que tu es le bouc-émissaire parfait. Cécil n'a pu faire autrement que le charger de te retrouver et de te liquider. Depuis, Dokan est comme enragé, il sort le grand jeu, il veut ta peau. Tu es son prix de consolation en quelque sorte, après son élection manquée. D'où ma présence ici, pour te mettre en garde, et t'épauler s'il le faut.

— On va refaire équipe alors, comme au bon vieux temps... et comme toujours contre Dokan, dit-il, un franc sourire aux lèvres, qu'elle ne vit pas mais entendit au timbre de sa voix.

— C'est ça, on va faire équipe, lâcha-t-elle d'une voix aigre, pleine de sous-entendu, comme à contrecœur. »

Arti la regarda de biais, alerté par les changements qu'il percevait en elle. Ces emportements, cette humeur instable, tout ça ne lui ressemblaient pas. Il craignit que ce baiser, tout à l'heure, ne soit que la partie émergée d'un iceberg bien plus inquiétant. Mais il censura ces pensées. Il mit tout cela – un peu vite, et parce que cela l'arrangeait – sur le compte du choc et de la fatigue.

« Nous avons ici-bas, reprit-il, une alliée potentielle de la plus haute importance : Calisté Pycke. Il est vital que je la contacte et il te sera infiniment plus facile qu'à moi de la retrouver. Elle représente le seul clan qui puisse nous soutenir, et elle est à deux doigts de tout perdre. Elle sera prête à tout. Selon toute probabilité elle a dû se réfugier à Chinatown, où les siens traficotent depuis longtemps avec le Cercle Rouge. Tu devrais commencer par chercher là-bas... De mon côté je vais tout faire pour entrer en contact avec Link et l'Archiviste. Je vais marauder dans le coin, trouver un hotspot LTN et lancer une salve de messages... Cécil a raison : c'est une grande opportunité que nous offre Dokan, bien malgré lui. Il ne faut pas la gâcher. »

Au nom de Calisté, le visage de Naïa s'était assombrit. Ses oreilles s'étaient fermées, son cœur s'était serré, son ventre noué. Une telle réaction la surprit. Elle s'observa, elle questionna ses sentiments, et prit soudain conscience que c'était de la jalousie. Sa première vraie jalousie de femme ! D'une telle irrationalité qu'elle en était fascinante, presque effrayante. Naïa sentit la force d'un égo insoupçonné tapi au fond d'elle, un égo qui avait été dompté jusqu'ici mais qui maintenant brisait ses chaînes. Elle risquait de perdre le contrôle – peut-être même l'avait-elle déjà perdu. La force de ces sentiments menaçait de submerger toutes les digues que l'Opus avait érigées en elle et de la projeter dans une dimension inconnue de son existence. Une dimension qu'elle désirait et qui l'effrayait à la fois.

Elle devait reprendre la main : sa situation ne lui autorisait aucun relâchement. Et elle ne voulait pas non plus se montrer sous ce visage étrange dont elle avait presque honte... Toute sa vie elle avait senti en elle l'appel des sens et des sentiments, ces beaux fruits interdits. Elle avait de son mieux résisté, malgré la tentation ; elle avait parfois cédé, n'y tenant plus, dans des jouissances que la transgression démultipliait. Elle voyait aujourd'hui à quel point c'était dangereux.

Au lieu de la grandir, les sentiments la diminuaient, l'exposaient. Elle comprit alors différemment le sens des enseignements de l'Opus, qui sublimaient la raison en l'homme, qui le préservaient de la folie des sentiments, de la tyrannie de l'égo, du dérèglement des sens... Elle fit un immense effort pour se reprendre, pacifier son corps, purifier son esprit. Elle se détendit par de discrets exercices respiratoires et reprit le fil de la conversation du mieux qu'elle pouvait, comme si de rien n'était.

« Je t'aiderai Arti. Je trouverai Calisté et je te l'enverrai... Je crains que ce ne soit une mauvaise décision mais je n'ai pas toutes les cartes en main pour juger de la situation. Je m'en remets donc à toi, et aux ordres de Cécil. Il me faut encore un peu de temps pour récupérer toute ma vision, ensuite je partirai.

— Merci Naïa. Ton aide m'est irremplaçable... Mais dis-moi quand même : qu'est-ce qui te fait douter ?

— Peu importe, j'ai sans doute tort et nous n'avons pas le temps de disserter. Dokan pourrait comme moi rendre visite à Kolya et lui extorquer ta position. On se retrouverait coincés ici, faits comme des rats.

— Bien, Questeuse, c'est la raison qui parle en toi. D'ici une demi-heure tu auras recouvré la vue, je te le garantis. Kolya s'est constitué une belle petite pharmacie de campagne ici, il y a tout ce qu'il faut pour arranger ça. Quant à moi, je vais finir ma détox en mode express. Nous pourrons vite repartir.

— Pendant ta détox, je vais implanter toutes les données dont tu auras besoin pour piéger Low Tech : celles relatives à Roderik, celle relatives au SC Quanta. Ensuite, je purgerai tes mémoires du souvenir de notre rencontre, et de toute autre chose qui pourrait te compromettre. Quand tu te réveilleras, je serai partie.

— Je vais tout oublier alors ?

— Tout ce qui n'est pas nécessaire.

— Dommage, souffla-t-il, étonné de sa propre audace. Ce baiser, j'aurais voulu ne pas l'oublier. »

Ellene répondit pas, assaillie par la gêne et le trouble.

Néo ParisWhere stories live. Discover now