Néo Paris

Chapitre 5

Une joie presque enfantine s'empara de Naïa au moment de quitter les entrailles du Pilier. Rapport terminé et mise à jour système effectuée, la questeuse avait découvert avec un brin de fierté que le Pater l'avait gratifiée d'un quartier-libre de douze heures – une récompense inhabituelle de la part de ce chef autoritaire et mystérieux, au verbe rare et aux libéralités toujours chiches. Elle tenait là, plus tôt que prévu, l'occasion de plonger dans le chaudron de Néo Paris et d'y célébrer, en toute discrétion, son retour.

C'est en enfourchant son fly* qu'elle comprit à quel point Néo Paris lui avait manqué, combien elle était heureuse de la retrouver. Un sentiment inusité chez les frères et sœurs de l'Opus, que leur incroyable capacité d'autocontrôle transformait d'ordinaire en monstres froids et calculateurs, dénués d'émotions, sans cœur et sans pitié. Le Pater aurait été fort surpris – et même alarmé – de voir les variables cérébrales et biologiques de Naïa s'affoler alors qu'elle mentalisait son ordre de décollage et poussait son fly à pleine vitesse dans le tunnel de sortie. Une onde de plaisir la traversa quand elle passa la bouche de l'obscur boyau et déboula comme une fusée dans le ciel de Sky City.

Méprisant les procédures standard, elle désactiva l'autopilote et s'attribua les commandes. Son statut de première questeuse la protégeait – jusqu'à un certain point – des foudres du contrôle aérien de Mobi et lui autorisait quelques fantaisies. Elle mit cap à l'est et s'engagea dans un slalom à haute vitesse entre les hypertours claniques, qui hérissaient la Ville Haute des pointes de leurs flèches têtières. Elle se retrouva vite face à la paroi intérieure du dôme et dut amorcer d'urgence un virage serré sur l'aile droite, qui la compressa sur sa machine et l'obligea à ralentir. Mais elle accéléra de plus belle dès qu'elle eut retrouvé une trajectoire parallèle à l'épaisse couche de verracier, frontière de sa relative liberté. À sa droite les hypertours faisaient carrousel autour du Pilier, pivot central de la cité, alors qu'à sa gauche défilait une noria de forêts et de marécages luxuriants, ponctués ici et là de rares vestiges de l'ancienne banlieue parisienne, dont on n'était pas tout à fait venu à bout. La large courbe qu'elle dessinait la mena peu à peu vers le soleil qui plongeait dans l'ouest, irisant la paroi translucide de draperies boréales. Elle ralentit un instant pour profiter du spectacle, puis se concentra sur sa prochaine manœuvre.

Le High Floor, ou Haut Palier, qui séparait Sky City de Néo 3, était une démarcation plus symbolique que physique, une dentelle architecturale faite de plateformes et de passerelles cristallines, qui représentaient un danger mortel pour un aéronef piloté à vue, de surcroit en mode manuel. Mais Naïa, par défi, n'activa ni ses fonctions de vision augmentée ni son assistant de vol. Elle pointa à l'œil nu vers une zone apparemment libre, et fit plonger sa machine. Un shoot d'adrénaline plus tard, elle traversait la frontière évanescente et pénétrait les cieux de Néo 3 à pleine vitesse.

La différence avec Sky City était minime mais déjà notable. Aux hypertours monumentales, qui maintenant la surplombaient, s'ajoutèrent les tours de troisième classe, sièges des familles de moindre importance, vassales des clans, qui culminaient dans les hauteurs de Néo 3 pour ne s'arrêter qu'une cinquantaine de mètres sous le High Floor. Elles multiplièrent les obstacles et les angles morts, obscurcirent l'atmosphère de leurs ombres portées, et Naïa dut s'obliger à un effort de concentration supplémentaire pour maintenir sa vitesse et maîtriser sa trajectoire.

Le contrôle aérien sonna la fin de la récréation quand il lui ordonna de basculer en mode de pilotage assisté sous peine de suspendre son accréditation de vol. Elle y consentit de mauvaise grâce – mais sans délai – et dépassa même l'injonction des contrôleurs : elle n'était pas d'humeur pour un pilotage assisté – un entre-deux sans intérêt – et enclencha le mode automatique, qui aurait au moins l'avantage de lui libérer l'esprit. Son fly ralentit jusqu'à s'immobiliser en vol stationnaire à l'écart des couloirs aériens les plus proches, en attente d'instructions. Naïa mentalisa les coordonnées de sa destination, aussitôt transmises à Mobi. En réponse, le centre de sa vision se flouta légèrement pour afficher sur un plan 3D un itinéraire multimodal optimisé, qu'elle valida sans même regarder. Son fly prit un nouveau cap, accéléra et commença sa descente vers une large trouée du Floor 3, qui séparait les espaces aériens des deuxième et troisième tranches de la ville.