Chapitre 1

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Le dôme de Néo Paris baignait dans un épais brouillard. Depuis l'hélicoptère hermétique qui la ramenait vers la ville-État, Naïa ne voyait émerger de la mer blanche que le sommet de la bulle de verracier qui protégeait les vingt millions de néo-parisiens.

Dans la distance elle devina le Pilier, point d'appui central du dôme, siège de tous les pouvoirs. Cécil y attendait son rapport, au 241ème étage. Et le Pater Iter Itineris ne voulait entendre qu'une chose : que tout allait pour le mieux dans la meilleure des centrales, qu'aucun danger, si minime qu'il fût, ne menaçait le réacteur de l'Ouest, cœur distant de la cité.

Là-bas, Naïa avait plongé dans les logs(1) de chacun puis creusé dans la masse immense de leurs données. Elle avait tout sondé, criblé et disséqué, parcourant d'arbre en arbre la forêt exponentielle des possibles, puis s'était syntonisée à tous ceux qui auraient pu présenter la moindre faiblesse. Elle avait vu à travers leurs yeux, entendu à travers leurs oreilles, et capté les données qui transitaient en continu par leurs implants.

Elle y avait mis tous ses moyens intellectuels et bio-informatiques, démultipliés par la quartzine qu'elle se pompait à doses constantes. Elle avait en une semaine abattu le travail d'un mois, immobile et silencieuse, dans un état second, quasi halluciné. Et rien n'avait filtré, ou presque : quelques flags insignifiants, une poignée d'alertes mineures, mais aucun indice réel qui mènerait, même par des chemins très détournés, à Low Tech. Elle revenait sereine, porteuse de bonne nouvelles.

À peine le Pilier dessiné, elle aperçut la forêt des flèches têtières qui pointaient sous le dôme. Une flèche par hypertour, une hypertour par clan, cent fiefs au total, qui se partageaient les hommes et les richesses de la ville. Deux se détachaient de la masse et attirèrent son attention. Au sud du Pilier, la tour Pycke, dont les rondeurs organiques abritaient nTech, joyau nanotechnologique de Néo Paris, créateur de l'implant bionet et de son réseau, épicentre mondial de la révolution bio-informatique. Au nord, profilée comme une lame, l'hypertour Kaän, siège du conglomérat protéiforme K-Industries, qui avait prolongé et amplifié cette révolution avec la mise au point de la quartzine, ou quartz, ou Q, le booster neuronal qui démultiplie les pouvoirs du cerveau.

La guerre que s'étaient menées ces deux-là résumait à elle seule toute l'histoire politique de Néo Paris. Elle semblait terminée – du moins provisoirement. Balthazar Pycke, pionnier du bionet, fondateur et premier primat de la République Tech Net de Néo Paris, avait quitté la vie publique vaincu, éteint, vidé. On l'avait retrouvé mort dans ses quartiers, assassiné ou suicidé, on ne sut jamais... Après sa victoire, Cécil Kaän, son éternel rival, inventeur de la quartzine, avait préféré le pouvoir de l'ombre aux ors de son fief. Coupant tout lien du sang, renonçant à tout intérêt politico-économique, il rompit avec son clan et fonda l'Opus, l'ordre scientifique indépendant qui gère la base et les ports du bionet, dont il devint le premier Père Aiguilleur, ou Pater Iter Itineris, ou Pater, ou Pii.

Naïa, née des cuves porteuses de l'Opus, se voyait comme le produit de leur génie combiné. Génétiquement optimisée, multi-implantée et grande avaleuse de quartz, elle était l'un des prototypes les plus aboutis de la transhumanité d'avant-garde, taillée sur mesure pour la réalité hyper-augmentée, devenue Nouvelle Réalité.

Arrivée à l'héliport qui coiffait le sommet du Pilier, elle s'attarda dans la zone de décontamination. Elle aimait l'agressivité du processus, la morsure des pulsations laser à haute fréquence qui décapaient l'épiderme et vaporisaient toute pilosité, la douche haute pression qui suivait, puis le séchage en soufflerie. Pour faire durer le plaisir, elle retarda la connexion de ses implants au réseau néo-parisien, pourtant de nouveau accessible.

Pendant sa semaine à la centrale, coupée de bionet – le réacteur et ses dépendances en étaient isolés, pour d'évidentes raisons de sécurité –, elle avait profité de ses rares pauses pour se déconnecter complètement. Un luxe – sans doute l'ultime luxe – dans l'hyper-réalité saturée d'aujourd'hui, aussi enivrante qu'abrutissante. Forcée à l'ascèse, elle avait fini par prendre goût au calme, au sentiment de paix et de sérénité que lui apportait le silence des ondes. Elle comprenait mieux tous ceux qui revendiquaient leur droit au temps off, pacifié, intime et privé... Les zillions de flashs, pushs, pokes, nudges, mails, rapports et autres demandes qui l'attendaient pourraient bien encore un peu patienter.

Quelquechose toutefois s'insinua jusqu'à elle. Un flash, porté par un ver informatiquede dernière génération, força son chemin par voie d'ondes courtes jusqu'à sonimplant primaire – le seul, chasse gardée de l'Opus, dont elle n'avait pas lecontrôle absolu. Un modus operanditypiquement opusien, intrusif et brutal, qui peignit sur ses lèvres un souriredésabusé. Inutile de résister : elle ferma les yeux et accepta le flash.Le visage de Cécil s'afficha sur l'écran noir de ses rétines et la voix du Piirésonna à ses tympans : « Sois la bienvenue, Première Questeuse. J'attendston rapport dès ton arrivée ». Elle quitta sa cabine presque à contrecœur,enfila sa tunique, son surtout de bure sombre, et se pressa vers le pipe*(2) qui plongeait directement vers l'Opus, au cœur du Pilier.


(1) Log : fichier informatique retraçant l'historique de l'activité d'une personne ou d'un processus

(2) Les mots en italique suivis d'un astérisque se prononcent à l'anglaise. Ils ne sont ainsi marqués qu'à leur première occurrence dans le texte.

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