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Une espèce de bip lancinant, irritant, me ramène doucement à la conscience. Je me sens nauséeux, épuisé, bon à rien. Qu’est-ce qui peut bien se passer ? Où suis-je ? Je voudrais ouvrir les yeux, mais je n’y arrive pas. Trop fatiguée, même pour ça. Ma gorge me fait mal. Une lumière crue m’agresse malgré mes
paupières closes. J’ai froid… Le bruit de ma respiration, tout à coup, me fait peur et je comprends pourquoi ma gorge me fait mal. Il y a un tuyau à
l’intérieur. Bon sang, je suis à l’hôpital ! Mon cœur s’affole. Le bip aussi. Et
j’entends quelqu’un crier. « Qu’est-ce qui se passe ?! » Des bruits de pas. Une autre « Poussez-vous, mademoiselle, s’il vous plaît. » Une main sur mon front. Une lampe dirigée droit sur mon œil. Je sursaute. « Papa ! hurle Neji .
— Il reprend connaissance », fait la voix. J’entends son soulagement, comme j’ai perçu la panique dans celle de mon fils. Et, d’un coup, tout me revient. Les comprimés. J’ai merdé. Le désespoir me tombe dessus. La culpabilité aussi. Je n’ose pas ouvrir les yeux pour affronter ce qui m’attend. Je voudrais d’abord me ressaisir. Calmer les battements de mon cœur, et par la même occasion le bip du moniteur. Alors je me focalise encore sur ma respiration. Mon ventre qui monte et descend. En faisant abstraction de ce qui se passe dans ma gorge.
Depuis combien de temps est-ce que je suis concentré sur mon diaphragme ? Je n’en sais rien. J’ai l’impression de naviguer dans une sorte de semi-conscience. Et puis, la voix de tout à l’heure se fraie un chemin à l’intérieur de mon crâne. « On y va. » Une douleur fulgurante à la gorge. Un haut-le-cœur qui me secoue tout entière et me force à ouvrir les yeux. On m’a extubée. Aussitôt, je les vois. Tous les trois. Laetitia, Louis et Neji. Ils sont là, debout, le regard fixé sur moi.
L’inquiétude et la fatigue maculent leur visage. Depuis combien de temps est-ce qu’ils sont là, à attendre que je veuille bien les rejoindre ? Qu’est-ce que les
enfants savent exactement ? Instinctivement, j’accroche le regard de Laety.
Mais qu’à t’elle dit aux enfants. Savent-ils que, tentative de suicide réussie ou pas, de toute façon, je vais bientôt les abandonner ? La tête de l’infirmière s’invite dans mon champ de vision. « Nous allons vous garder quelques jours en

observation et puis vous pourrez rentrer chez vous avec votre famille.
D’accord ? » Je hoche la tête pour acquiescer. Un mouvement minimaliste : je me sens incapable de bouger. « Restez calme et n’essayez pas de parler pour le moment. On va vous apporter à boire. » Ma gorge est douloureuse et on
m’interdit de produire le moindre son. C’est mieux comme ça, finalement. Plus simple, en tout cas. J’ai une bonne raison pour ne rien dire.
Dès que l’infirmière s’est éloignée, Laetitia s’approche du lit et s’empare de ma main gauche. Neji et Louis se serrent l’un contre l’autre à ma droite. Je leur souris. « Tu nous as fait peur… bredouille mon loulou.
— Mais tu es là et c’est tout ce qui compte ! » s’exclame Laetitia en serrant ma main plus fort. Et là, je sais. Je sais, en voyant ses yeux tellement pleins de chagrin malgré sa voix enjouée, qu’elle ne leur a rien dit. Que le plus difficile
reste à venir. Et bon sang, comme je lui en veux ! Je serre les mâchoires en déglutissant, et ce n’est pas seulement parce que j’ai mal. Physiquement, je veux dire. Je serre les dents parce que je suis en colère. Mais après tout,
pourquoi ? Je n’ai tout de même pas voulu me suicider juste pour ne pas avoir à dire à mes enfants que j’allais les laisser tomber ! Si ? Peut-être bien, en fait.
Tout à coup, j’ai honte. Honte de ma lâcheté. Je me croyais plus courageux que ça. En même temps que je retrouve ma lucidité, je me fais la promesse de ne plus me défiler. De leur dire la vérité dès que possible. Toute la vérité. Après tout, ce sont mes enfants, certes ce sera difficile à entendre . Ils peuvent
comprendre. Ils ne pourront pas accepter, en tout cas pas tout de suite, mais ils pourront m’écouter. J’ai tellement de choses à leur dire avant de partir.
Comment est-ce que j’ai pu avoir envie de me priver de tout ça ? De LES priver de tout ça ? Une autre infirmière arrive, un verre à pipette dans la main. Elle me soutient la tête pendant que je bois. La sensation est étrange. Désagréable. Il
est bien loin, le thé au thym et au miel! Quand était-ce, d’ailleurs ? Combien de temps ai-je perdu par ma propre faute ? Affolée à l’idée d’avoir gaspillé le peu de temps qu’il me reste, malgré l’interdiction de parler, j’interroge la femme. « Quelle heure est-il ? Quel jour ?
— Il est 10 h, répond-elle en essayant de masquer sa surprise. Nous sommes vendredi matin. » Un soupir de soulagement m’échappe. Ça va, ça aurait pu être pire… « Je laisse le verre. Si vous voulez encore boire.
— Merci. » Ma voix sonne bizarrement, mais je suppose que c’est normal. Nous voilà de nouveau tous les quatre. Laetitia, Louis et Neji se resserrent autour de moi. Je les regarde tour à tour. Laetitia fuit mon regard ; elle est peu ou prou

dans le même état que moi le soir ou j’ai appris la nouvelle. Je serre sa main pour essayer de lui donner du courage, même si je me doute bien que ce n’est pas très efficace. Neji m’observe de ce regard aigu et insondable qui
n’appartient qu’à lui. Je suis sûre qu’il saura soutenir sa mère et son frère. Louis a l’air dévastée. Pour lui aussi, les jours qui viennent vont être difficiles. Je lui
tends ma main droite et serre la sienne tout autant que celle de sa mère. Puis, c’est dans le regard de Louis que je puise la force nécessaire pour prendre la parole. « Je suis désolée d’avoir essayé de vous quitter encore plus tôt que
prévu... — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demande aussitôt Neji, les sourcils froncés.
— Je veux dire que de toute façon, je vais mourir bientôt. » L’incompréhension se répand sur le visage de mes enfants. « Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’affole Louis. T’es encore jeune. T’as même pas cinquante ans !
— Et je ne les aurai jamais, mon Loulou. Je suis peut-être encore jeune, comme tu dis, mais ça n’empêche pas de tomber malade. — Comment ça, malade ?
Qu’est-ce que t’as ? Vous nous avez caché quelque chose, c’est ça ? »
L’affolement grandit dans sa voix. Je voudrais l’interrompre, mais je n’en ai pas la force. C’est son frère qui s’en charge. « Laisse-le parler. Tu vois bien qu’il a du mal. » Aussitôt, Louis se tait. Se contente de me dévorer du regard. « Alors ?
C’est quoi, cette
Histoire ? demande Neji.
— Cette fatigue…
— Tu t’es décidée à consulter ?
— Oui.
— Et ?
— Et je vous l’ai dit : je vais mourir bientôt. D’un cancer du sang. » Ma main gauche s’agrippe à celle de Laetitia, de la même façon que les regards de Neji et Louis s’agrippent au mien. Je ne sais pas lequel (ou lesquels) de nous quatre
permet aux autres de ne pas s’écrouler, mais le résultat est là : vaille que vaille, nous tenons bon. Comme moi chez le médecin, comme Laetitia dans sa cuisine, les enfants finissent par poser LA question. « Ça veut dire quoi, exactement,
bientôt ? » Je serre les dents. Nous y voilà donc…
Prenant une grande inspiration, j’essaie d’abord de faire passer tout l’amour que j’éprouve pour eux dans mes yeux. Je leur souris avec tendresse. Je

voudrais tellement… « Ça veut dire quelques jours. » Un silence de mort
accueille mes paroles. C’est de circonstance, évidemment, mais je m’attendais à plus de démonstrations. Comme quoi, on ne connaît jamais vraiment les siens. Instinctivement, Neji s’est rapprochée de son frère. Louis passe un bras autour de lui et je vois sa main se crisper sur l’épaule de son frère. Ils vont tenir. L’un avec l’autre. L’un pour l’autre. Sans moi.

Et à la fin?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant