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Laetitia a quitté la maison depuis longtemps, mais je suis toujours assis dans la cuisine, devant mon assiette vide. D’un geste quasi automatique, je vais me
faire un café, Avant je buvait beaucoup trop de cette potion magique. Je prend le temps de sentir mon mug, pour laisser la chaude odeur de café m’envahir les sinus. Pourquoi une l’image me vient-elle tout à coup à l’esprit ? Celle de ma tasse seigneur des anneaux, du petit carré de sucre de canne poser a côté, deux petits chocolats non loin de ma cuillère et ma petite cafetière italienne rouge.
Je sais exactement quel est cette scène de ma vie. Je retiens une larme, et je porte le mug a mes lèvres. La première gorgée est toujours particulière. Les papilles se jettent à l’assaut des saveurs. Je m’efforce de me concentrer sur mes sensations. L’histoire de la pleine conscience, vous vous souvenez ? Être dans
l’instant présent. Uniquement dans l’instant présent. Ne surtout pas penser à ce qui va arriver après. Quand Laetitia va rentrer. Parce qu’elle va rentrer, c’est obligé. Mais dans quel état ? J’ai beau tenter de rassembler toute la force de ma volonté pour ne penser à rien d’autre qu’à ce café qui m’emplit la bouche, puis glisse le long de mon œsophage avant de se répandre dans mon estomac, provocant une sensation de chaleur, la panique m’envahit. Je la sens, traîtresse, se glisser dans le moindre recoin, coloniser mes cellules. Je ne sais déjà pas comment gérer mes émotions ; l’idée de devoir affronter celles des autres me paralyse. Je sais, je devrais penser à moi plutôt que de m’inquiéter pour les autres. Mais que voulez-vous, c’est comme ça. Je n’ai jamais pu être autrement.
Prendre soin des autres, c’est une seconde nature chez moi. Anticiper leurs besoins, être là pour eux, m’inquiéter de leur bien-être chaque seconde. Du bien-être de tous. Sauf du mien. J’en ai lu, des trucs, pourtant. Du

développement personnel. Sur la théorie, je suis incollable. Ou presque. Mais pour la pratique, il n’y a plus personne. Et comme je le disais à Eden, la semaine dernière, au point où j’en suis… Bon sang, oui, c’est vrai, ce n’était que la
semaine dernière … J’ai l’impression que c’était il y a des années ! Ma
perception du temps est devenue n’importe quoi. Comme si ce mois dont déjà deux semaines c’était enfuis devait coûte que coûte durer pour moi une quarantaine d’années. Le temps qu’il devrait me rester à vivre. Trente-neuf ans, même, si on s’en réfère aux chiffres officiels de l’espérance de vie chez un homme en France qui est de 79 ans et quatres mois. Dans Trente-neuf ans , Louis et Neji seront plus vieux que moi aujourd’hui. S’ils ne rencontrent pas eux aussi une saloperie comme celle qui m’est tombée dessus. Je ne sais pas pourquoi, mais l’idée que mes propres enfants puissent vivre plus longtemps que moi finit de me terrasser. Le nectar brun , dans mon mug me nargue. Je le vide d’un trait. Une envie de mettre fin à mes jours, violente, me saisit.
Pourquoi m’en priver, après tout ? Et si, pour une fois dans ma vie, bien trop courte, je pensais à moi ? Rien qu’à moi. Si je meurs maintenant, ça ne changera rien. Ou pas grand-chose. En tout cas, moi, ça ne m’enlèvera rien. Et ça m’évitera de devoir affronter le retour de Laetitia. L’annonce aux enfants.
Oui, c’est lâche. Enfin, je crois. J’ai jamais compris le suicide, pourtant cela fais deux fois que j’y pense sérieusement. Etre lâche. Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre, franchement ? Qu’est-ce que ça peut faire qu’on me trouve lâche ? Ça ne va pas changer la face du monde. Ça ne va rien changer à ce qui reste de ma vie non plus. D’un bond, je me lève. Un éclat de lumière, sur la lame du couteau santoku qui trône sur la planche à découper, me frappe la rétine. L’image du sang, s’invite dans mon cerveau. Je pourrais m’ouvrir les veines. Dans la
baignoire, pour éviter qu’il y en ait partout. Toujours cette manie d’anticiper. De prévoir. Éviter de salir, c’est toujours moins fatigant que de nettoyer après coup. Cela me rappelle cette histoire de Sarah, qui avait tranquillement mis fin à ses jours en plein mois de janvier, dans l’indifférence la plus totale. Elle avais
disparu, puis si vite oublier, d’après l’histoires de Eden. Si ce n’est pas désespérant, je ne sais pas ce que c’est… Sans y avoir pensé, sans l’avoir
vraiment voulu, je me retrouve dans la salle de bains en train de fouiller dans
les boîtes de médicaments. La baignoire est derrière moi. J’évite de la regarder. Finalement, l’idée du sang n’était pas terrible. D’abord, j’ai moyennement envie de me taillader les bras. Et puis, j’imagine le tableau : un corps (le mien) inerte au fond d’une baignoire rougie par le sang… Franchement, c’est à gerber. Les médicaments, c’est mieux. C’est propre. L’année dernière, Laetitia eu une
période d’insomnies sévères. Le Dr Boduin lui avait prescrit des trucs, mais elle

n’en a pris qu’un comprimé : elle a décrété que le remède était pire que le mal. Une boîte entière doit donc traîner quelque part. Personnellement, je n’ai jamais eu besoin de somnifères pour dormir. Je suis plutôt du genre marmotte, qui ronfle en plus. Enfin, j’étais. Voilà que je me mets à parler de moi au passé…
Bon sang, Clark, arrête les conneries, tu n’es pas encore mort!
« Ouais, c’est quand même tout comme, non ? » Bon sang, voilà que je me mets à me répondre à voix haute, aussi. Mais où sont passés ces putain de somnifères ? « Ah, voilà ! » Triomphalement, je brandis la boîte de comprimés. Effectivement, elle est pleine. Après un crochet par la cuisine, pour récupérer mon verre je me dirige vers le salon. Dépose mon butin sur la table basse.
Prends une feuille blanche dans le rack de l’imprimante et mon stylo-plume en bambou sur le bureau. J’ai toujours aimer écrire au stylo plume. Peut-être est- ce parce que c’était le moyen d’écrire quand j’étais écoliers et ce jusqu’à la fin de mes études, la force de l’habitude on y revient. Je m’installe sûr le canapé, j’emplis mon verre d’eau . Sors les plaquettes de comprimés de leur boîte. En extrais méticuleusement tous les cachets, un à un. Cela me rappelle ces petites boîtes de Smarties dont les enfants raffole . Ils les vident entièrement pour
classer les bonbons par couleur avant de les manger. Là, c’est pareil. Sauf que tous les bonbons sont de la même couleur. La gorge vaguement sèche, je bois une première gorgée. Une deuxième. Une troisième… Je sais ce qui me
préoccupe : les quelques mots que je vais (que je dois) écrire sur le papier qui est devant moi. Les écrits, c’est pire que les paroles. Ça reste. Comment faire
pour… Stop ! De toute façon, tu ne peux pas leur éviter de souffrir. Dis juste que tu les aimes, ça suffira. Ils comprendront. Un jour. Sans réfléchir plus, je
débouche mon stylo. En une heure j’ai écrit trois lettres. Une pour Laetitia, une pour mes enfants, et la dernière pour Lise qui symboliquement fait trois pages. Elle comprendra. D’une main décidée, je ramasse les comprimés et les avale par paquets de deux ou trois. Tandis que je savoure le tout dernier moment de mon passage sur Terre, l’image de Eden m’envahit. Je lui ai dit que je la tiendrais au courant. Je n’aime pas ne pas tenir parole, alors je prends mon téléphone et tape un message. Bien rentrée à Terrasson. Je lui ai dit. J’appuie sur « envoi ».
Hésite un peu. Est-ce que je lui dis au revoir ? Un sentiment de honte m’envahit.
Non, je ne peux pas faire ça. Pas à elle. Elle croit en moi. Nous nous sommes quittés de façon tellement positive. Elle ne pourra pas comprendre. Malgré moi, pourtant, mes doigts s’activent sur l’écran. Encore merci pour tout.
Affectueusement. Clark. Puis, pris d’une soudaine panique à l’idée de ce qu’elle

pourrait répondre, j’éteins mon téléphone et me laisse aller, yeux fermés, contre le dossier du canapé.

Et à la fin?Where stories live. Discover now