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Autour de nous, le silence s’est fait. Je crois que pour tout le monde, c’est un moment suspendu. Un instant d’éternité. Comme ceux que l’on peut expérimenter pendant la méditation. Un moment d’équilibre parfait où on se sent relié à l’univers entier, infime partie d’un tout rayonnant
d’harmonie. « Je t’aime, grand frère. » La voix hésitante de Jenny chuchote à mon oreille et je ressens ses vibrations jusqu’au plus profond de moi. Deux fois en deux jours qu’elle prononce ces mots improbables jusque-là. Je m’écarte un tout petit peu. « Je t’aime aussi, Jenny. Je vous aime tous ici. Ça aura eu du bon, tout ça, finalement, si ça nous permet de nous le dire. »Jenny hoche la tête et tend une main vers Carine. Notre grande sœur s’approche et nous enlace tous les deux. « Je vous aime aussi, dit-elle d’une voix un peu tremblante. Tous les deux, même si toi,
Jenny, tu fais sacrément chier, des fois !
— Ça va changer, répond-elle. Je crois que j’ai compris deux ou trois trucs.
— Comme quoi ?
— Comme : quand ma famille à besoin de moi, que je suis prête à tout lâcher pour être avec vous en cas de besoin. Parce que vous comptez plus que tout. Comme : ce qui est
vraiment important, c’est de dire aux gens qu’on aime qu’on les aime. Comme : tu as le droit de faire ce que tu veux de ta vie et je n’ai pas à m’en mêler… » Carine a les yeux arrondis de surprise. Puis elle émet un long sifflement.
« Mais qui êtes-vous, Madame ? Où est passé notre grande raleuse ? » Je me mets à rire. Jenny aussi.

« Elle est bien là, répond-elle. Mais elle a évolué, comme un pokemon.   Grâce à sa petite famille. C’est dingue, hein ? Comme quoi, même les plus bornés peuvent changer. Même si c’est un peu tard…
— Il n’est jamais trop tard pour ça », dis-je en souriant, heureux de ce  qui se passe.
Jenny plonge ses yeux dans les miens. « Pour toi, si, Clark. Nous, on va pouvoir essayer de s’améliorer. Encore. Mais tu ne seras plus là pour le voir. Et ça, c’est vraiment trop con. » Des larmes roulent sur ses joues et elle ne fait rien pour les cacher. Je trouve ça tellement beau que je me sens tout à coup terriblement chanceux d’être là.
« Je le vois maintenant, fais-je en embrassant sa joue humide, et je te remercie ; c’est un beau cadeau que tu me fais. »
Elle sourit à travers ses larmes et je retrouve la petite sœur espiègle et complice que j’entraînait dans toutes ses bêtises avant que je n’entre au collège. Avant que je m’entoure de ma bande d’amis qui avaient les
mêmes délires que moi. Et oui l’adolescence. Carine s’écarte un peu. Je la sens très émue elle aussi, pour ne pas dire prête à s’effondrer. Alors, comme souvent dans ces cas-là, elle passe à autre chose. « Tu veux bien nous montrer tes derniers textes ?
— Non ! C’est une surprise. Je vais les envoyer a une amie précieuse que je connais depuis peu mais que j’apprécie déjà énormément . Elle les corrigera et vous les lirez quand ils seront publier. Mais je peu vous montrez deux ou trois autres trucs» D’un bond, je me lève. Réalisant tout aussi vite que ce n’était pas une bonne idée. Je me sens vitreux, liquide, en équilibre plus qu’instable. Jenny bondit à son tour sur ses pieds et me maintient debout. «Clark, qu’est-ce qui se passe ?! » L’inquiétude fait
trembler sa voix.
« Rien. C’est juste un vertige. Je me suis levée trop vite. Ça va aller… » Du coin de l’œil, je les vois tous prêts à se jeter sur un téléphone pour
appeler le SAMU ou sur moi pour me ramasser. Leur peur est visible et elle me fait grimacer.
« Désolée… » Laetitia se reprend en premier. « Allez dans le bureau ; je vous appellerai quand le repas sera prêt. » Au fond de moi, je la
remercie. Rien de tel que de parler de bouffe pour ramener tout le monde sur Terre. Et pour alléger l’atmosphère. Jenny garde son bras autour de moi jusqu’à la porte du bureau. Je ne peux pas m’empêcher d’en plaisanter. « Tu peux me lâcher, tu sais. Je ne vais pas m’écrouler ! » Elle me regarde, suspicieuse.

« Je t’assure, dis-je plus sérieusement. C’est quand je me lève que je dois faire attention. Quand je suis debout, ça va.
— Et qu’est-ce qui te dit que tu ne vas pas… Que ton cœur ne va pas s’arrêter, d’un coup ? » Je reste muet quelques secondes. C’est vrai, ça, pourquoi est-ce que ça ne s’arrêterait pas net ? À vrai dire, je ne me suis pas posé la question jusque-là. Je crois que j’ai imaginé que j’allais
m’éteindre tout doucement. Un peu comme on s’endort. J’avais
tellement peur de savoir le comment ca se passe que je m’étais bloqué a l’idée de « Tu vas juste t’endormir Clark « C’est en tout cas ce que me suggère la fatigue qui m’engourdit de plus en plus. Mais si ce n’était pas le cas ? Si la mort, au lieu de m’emporter dans la ouate, venait me faucher d’un coup d’épée ? Je n’aurais plus le temps de la voir venir. Ce
temps qui m’est devenu si précieux. La peur, glacée, vient se nicher entre mes côtes. Mais je ne veux pas qu’elle m’étouffe. J’ai encore des choses à faire. Des choses à dire. D’un coup de poignet décidé, j’ouvre la porte.
Jenny et Carine entrent avec moi et tombent en arrêt tous les deux
devant mon chevalet. Oui petite surprise j’aime la peinture et je peint. Je vais peut-être même mettre quelque peinture en illustration de ce roman. Bref attention je suis pas un grand peintre je vais pas faire d’exposition. Je le fais pour le plaisir. D’ailleurs ma peinture de carpe a beaucoup fait rire moi qui la voyais comme un chef d’œuvre.
« Quand est-ce que tu as peint ce tableau ? demande ma sœur d’une voix blanche.
— Le mois dernier. Pourquoi ?
— Tu savais déjà ?
— Savoir quoi ?
— Que tu allais mourir.
— Non. » Je leur raconte alors en détail cette dernière journée. Oui, dernière. Parce que tout ce que j’ai vécu depuis n’a plus grand-chose à voir avec ma vie d’avant, tranquille et sereine.
« C’est fou, commence Carine. Tu ne savais encore rien quand tu as peint ça, et pourtant…
— Et pourtant, on dirait que tu as représenté ta mort », conclut Jenny. Je reste bouche bée, comme eux. Pas à cause de ce qu’elles viennent de dire, puisque je l’avais déjà remarqué moi-même quand j’ai décidé de
considérer le tableau comme achevé et d’y apposer ma signature, mais parce que c’est la toute première fois que quelqu’un semble comprendre quelque chose à une de mes peintures. Lui donner une signification. La

première fois que l’une de mes toiles lui parle. Bon après j’en ai fait qu’une dizaine qui n'on aucune valeur. J’ai pas l’orgueil d’être un artiste. Mais au final la saloperie qui va m’effacer de la surface de la Terre fait aussi éclore de belles choses au passage. Quelque part, j’en suis
reconnaissant. Plein de gratitude. L’expression « le cycle de la vie » n’a jamais été aussi porteuse de sens pour moi qu’à cet instant. Je disparais pour que d’autres choses émergent. « Quoi ? demande Jenny, voyant que je la regarde avec un drôle de sourire.
— D’habitude, tu dis que la peinture, ce n’est pas mon truc. Et tu est
plutôt du genre à me chambré. Tu n’as jamais exposer la carpe que je t’ai offerte. Et là, d’un coup…
— C’est comme si tu avais trouvé la clé, pour exprimer ton art continue Jenny. »
Pour le coup, je me dis que c’est comme si une partie de moi avait migré chez elle. Ça n’a sûrement pas de sens, mais ça me fait du
Bien. C’est une graine de plus que j’aurai semée dans ce monde. En attendant la dernière.

Et à la fin?Where stories live. Discover now