Rumeurs de mariage de Melle Candice Neige André avec monsieur Capwell. En voyage de noces à Venise. Veuillez confirmer.
Journaliste du New-York Post en enquête.
Terrence Grandchester au courant et disparu depuis.

Signé
Comte Contarini, via l'Arsenal de Venise, Italie »

Sous le coup de l'émotion, la main d'Albert se mit à trembler. Il adressa un regard exorbité mêlé d'incrédulité à l'officier, qui lui dit :

- J'ai pour mission de vous aider à répondre...

Sur ce, il l'entraina dans la cour, protégée de l'obscurité par une rangée de lampadaires disposés tout autour. Il lui indiqua discrètement de la tête une camionnette garée derrière lui, dont les portes arrière entrouvertes laissaient percevoir un soldat équipé d'écouteurs devant une machine à télégraphier.

- Je... Je ne comprends pas ! - bredouilla Albert - Pourquoi l'armée ???
- Parce-que visiblement, la personne qui cherche à vous contacter a d'excellentes relations, et ne veut pas perdre de temps. Via notre réseau de transmissions, nous pouvons échanger des télégrammes d'un côté à l'autre de l'océan, et ceci en quelques heures, alors que cela prendrait des jours avec le réseau civil.
- Dans ce cas - répondit Albert qui avait repris ses esprits. Sa voix laissait deviner une colère qu'il avait du mal à contrôler - Vous allez dire à ce monsieur que ceci n'est qu'une vaste SUPERCHERIE !!!

Déjà le radiotélégraphiste cliquait sur sa petite machine qui répondait par des petits bruits métalliques. Albert poursuivit, autoritaire.

- Vous ajouterez que ma fille est effectivement en voyage à Venise mais avec son amie, mademoiselle Patricia O'Brien ! Dites-lui aussi de tout faire pour retrouver monsieur Grandchester !!! Pour le reste, je vais appeler mon assistant et vous confier à lui, car j'ai une affaire urgente à régler.
- Co... Comment ? Mais où partez-vous ? - gémit l'officier qui voyait sa mission prendre une tournure imprévue.

Albert avait déjà posé un pied sur le perron, et sans se retourner, il s'écria d'un ton amer empreint d'ironie :

- Rencontrer un certain journaliste du New-York Post !...

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Une demi-heure plus tard, Albert s'installait dans sa voiture de sport, une petite merveille française, une Panhard et Levasson monoplace de 35 chevaux. Il n'était pas mécontent de son acquisition qu'il avait considérée comme une fantaisie sur le moment mais qui lui rendait bien service aujourd'hui. Avec une vitesse de pointe de 220 km/h, il espérait pouvoir arriver à New-York avant la fin de la journée. Il mit en marche le moteur de son petit bolide et l'entendit vrombir sauvagement sous le capot. Il laissa échapper un cri d'admiration devant la vigueur de la mécanique et appuya plusieurs fois sur l'accélérateur. En quelques secondes, le garage se trouva enveloppé d'un nuage de gaz malodorant. Il ajusta alors ses lunettes de protection et disparut bruyamment dans l'allée sombre. La route serait longue mais il aurait tout le loisir de réfléchir au traitement qu'il allait infliger au faiseur de ragots qui se cachait derrière une carte de journaliste, ainsi qu'à son informatrice... Il n'était pas dupe et ne pouvait ignorer que cette ignominie portait la signature d'une âme perfide qu'il connaissait que trop bien : sa chère nièce, Elisa... L'heure du purgatoire avait sonné et elle allait en éprouver les tourments !

Tout à l'excitation de ses réflexions, il posa un pied rageur et déterminé sur l'accélérateur, traversant les quartiers encore endormis de la ville à une vitesse folle.

Finalement, j'arriverai peut-être à New-York plus tôt prévu, se dit-il, en jouissant de l'accélération.

Dans la matinée, le postier remettait entre les mains de Georges, le télégramme de Candy en provenance de Vérone...

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Le train arriva en gare de Vérone en milieu de matinée. Toute la troupe de théâtre descendit sur le quai en chahutant. Elle était en grande partie composée de jeunes comédiens, lesquels, par leur impétuosité liée à la fraîcheur de leur âge, s'agitaient très facilement. Cela rendait nerveux leur directeur qui avait la colère rapide mais ils ne s'en formalisaient point, ayant pris l'habitude de ses accès d'humeur, et s'amusaient même parfois à les provoquer, riant sous cape de sa réaction. C'était devenu un jeu auquel il aimait participer lui aussi, sans aucune naïveté. Ils étaient « ses gosses » et il leur était très attaché. Ils avaient été pour la plupart des jeunes désabusés auxquels il avait su démontrer qu'il existait autre vie, exaltante, qui vous grisait l'âme, celle du théâtre. Quand un nouveau membre intégrait la troupe, c'était toujours pour lui une grande émotion de voir s'opérer en lui la transformation : ce passage de la désillusion à l'enchantement, de la lassitude à l'enthousiasme, qui changeait sa triste mine en soleil. C'était sa récompense, une richesse irremplaçable, celle de partager la même passion pour ce qui faisait d'eux des êtres de lumière pendant quelques heures...

Il reconnaissait que Terry était de cette trempe. Il regrettait néanmoins que les années n'aient pu balayer ces ombres qui l'habitaient, celles qu'il avait décelées déjà quand il avait fait sa connaissance à la compagnie Stratford, et qui le poursuivaient encore aujourd'hui. Il s'interrogea sur l'origine de cette souffrance intime qui laissait son ami égaré dans ses pensées, isolé du monde qui l'entourait. Il en soupçonnait la cause pour avoir subi lui-même la violence de cette attaque dévastatrice qui vous plongeait dans une affliction profonde et qui vous rongeait le cœur comme une lèpre intérieure. Cela s'appelait l'amour... Et un profond sentiment d'impuissance l'envahit...

Lettres à JulietteWhere stories live. Discover now