Chapitre 7 - Aster

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— Bon, tu avais raison. Elle n'est pas humaine, me dit mon ami en marchant pour dégourdir son corps à nouveau humain. Si on résume ce qu'on a appris sur elle ces deux derniers jours, on sait qu'elle s'appelle Elisaria, que ses cheveux changent de couleur, ce qui est étrange même pour moi. Elle peut faire le vide dans sa tête, si je comprends bien et fabriquer des arcs. Ah et plus important, elle m'appelle Kaspié. Casse-pieds quoi !

— Arrête de te plaindre ça aurait pu être pire, et au moins maintenant on connaît son nom et elle va se laver, je lui réponds avec un sourire en coin.

— Ce n'est pas toi qui as dû supporter son silence, j'ai du mal à croire qu'elle puisse se retenir de parler aussi longtemps, continu-t-il.

Nous sommes à une centaine de mètres du chalet. La forêt est calme et on peut entendre des oisillons appeler leurs parents. Les feuilles des nombreux arbres prennent des teintes orangées et jaunes, certaines ont déjà commencé à tomber et tapissent le sol d'une mer aux airs d'agrume qui contraste avec l'odeur inattendue qui en émane. L'odeur de la mousse et de l'humidité sont de plus en plus enivrantes à mesure que l'on s'enfonce dans la forêt.

Avoir fabriqué un chalet au milieu des bois relève d'une fine stratégie, peu y auraient songé et peu viendraient chercher quelqu'un d'important par ici. Les fenêtres ne montrent rien de l'intérieur et je devine que l'éclairage est, là encore, léger, voire inexistant.

Je suis curieux de connaître l'urgente affaire dont elle doit se débarrasser et pour laquelle elle a risqué les coups de son père. Me tournant vers Naos, je lui désigne la maison d'un coup de tête. Il acquiesce et prend la forme d'un knen. Il faut reconnaître qu'il a fière allure dans toutes les formes qu'il adopte, à l'exception du rhinapi. Nous avançons vers la bâtisse d'où filtrent des bruits de conversation.

Nous transportant dans les ombres à l'intérieur du chalet, nous nous retrouvons dans une pièce à l'allure plutôt confortable. Un canapé, des fauteuils, de gros tapis garnissent un coin de la pièce, près de la cheminée éteinte où trônent des bougies.

Une table en bois et un coin cuisine se situent plus près de nous et un couloir sépare la pièce. Il mène certainement à une chambre et une salle d'eau d'où proviennent des voix féminines.

La pièce dégage une chaleur étonnante, nous avons l'impression d'être chez nous sans n'y avoir jamais mis les pieds. Je sais que Naos partage cette impression, ses yeux et sa bouche grands ouverts n'en sont qu'une simple confirmation.

Nous nous fondons davantage dans les ombres en entendant les voix se rapprocher. Les deux jeunes femmes entrent dans le salon et se dirigent aussitôt sur le canapé pour continuer leur discussion. Elisaria se sèche les cheveux avec une serviette crème et a troqué sa tenue de cuir pour un peignoir bleu-turquoise dont la couleur fait ressortir ses cheveux roux bouclés et dont la coupe descend bas sur sa poitrine.

Elle écoute l'autre personne avec une grande attention, acquiesçant à ce qu'elle dit ou ouvrant la bouche d'un air surpris et impressionné de temps en temps. Elle est plus grande que la plupart des femmes humaines et doit être au début de sa vingtaine, et si ce n'est pour ses cheveux changeants, elle paraîtrait sans nul doute humaine.

Mes yeux se posent sur les mouvements distraits des doigts de la jeune femme sur les pierres de son collier. À première vue, c'est le même que celui que portent tous les croyants.

Assez simpliste, cinq pierres taillées en disque plat représentant les cinq dieux, un cordon de cuir passe en leur centre et se referme par un nœud caché par sa grande chevelure. Les pierres sont belles, propres et alignées.

D'abord vient le disque de calcédoine d'eau représentant Ysu, le dieu de la sagesse, de la protection et de la santé. L'améthyste ensuite représente Leï, la déesse de la chasse, de la forêt et des animaux, elle est suivie du grenat brut d'Anly, la déesse de la guerre, de la haine et de l'amour. Les deux dernières pierres sont l'aigue-marine de Barnar, le dieu du soleil et de la lune, des morts et des vivants, et le saphir brut de Lirn, la divinité régnant sur les dieux et déesses. Lirn ne possède pas de genres, iel est la divinité du milieu, celle qui maintient l'équilibre.

Mais à y regarder de plus près, je remarque que l'ordre de ses pierres est inhabituel. Le saphir brut de Lirn est toujours placé au centre des autres pierres, car il représente une figure d'autorité sur les autres dieux. Mais sur son collier, c'est le grenat d'Anly qui le remplace, renvoyant Lirn à l'extrémité de la chaîne.

J'entends distraitement la jeune femme poser une question à Elisaria qui semble chercher ses mots et hésiter avant de parler, ce qui me sort de l'observation de son collier. Elisaria garde ses yeux fixés sur une bougie en répondant.

— Beaucoup sont tombés cette nuit-là, presque la moitié des nôtres sont morts. Jasmina et moi en avons abattu une quarantaine, mais l'un des leurs nous a repérées.

Elle s'arrête pour reprendre le contrôle de sa voix, et j'essaie à nouveau d'entrer dans son esprit. Je suis surpris de ressentir de la tristesse, une grande peine et quelque chose qui ressemble à de la résolution. Il m'est toujours impossible d'accéder à ses pensées, mais je peux maintenant accéder à ses émotions de surface. Elle reprend d'une voix posée, plus grave aussi.

— Je crois que c'était leur chef, il a tué Jasmina d'un seul geste. Je pensais l'avoir atteint aux côtes, mais ce n'était pas suffisant, il a disparu dans les ombres de la colline.

Son amie lui attrape le poignet et le caresse doucement lorsqu'elle voit des larmes se former dans les yeux d'Elisaria. Je ne suis pas totalement indifférent à sa peine, mais je ne regrette pas d'avoir tué sa partenaire. Elle avait neutralisé trop des nôtres.

— Mon père en a profité pour en faire une affaire publique, je ne crois pas qu'il se soit senti concerné par la fuite de leur chef, mais plutôt qu'il jubilait parce que je n'avais pas réussi à le supprimer et qu'il pouvait me punir. Il aime ce genre de démonstration, en particulier quand je suis celle à qui il s'en prend.

— J'aurais aimé être là, je ne sais pas ce que j'aurais pu faire, mais j'aurais pu au moins soigner tes blessures, lui dit gentiment la jeune fille.

— Tu sais que j'aurais été distraite, j'avais besoin de te savoir en sécurité, je n'aurais pas été concentrée autrement. Et puis c'est à moi de te protéger, pas l'inverse. Pour ce qui est de mes blessures, elles ont disparu en un clin d'œil comme tu peux le voir, lui répond-elle en serrant la main posée sur son poignet et avec un léger sourire.

— Que vas-tu faire maintenant ?

Son inquiétude est palpable, inutile d'entrer dans son esprit pour savoir ce qu'elle ressent, la jeune blonde porte ses émotions sur son visage.

— Partir. Je dois le tuer. Premièrement parce qu'il a tué Jasmina, mais aussi parce qu'il a l'air d'être à leur tête et si cela peut permettre de déstabiliser ses troupes ou même de les faire reculer, je dois le faire. Il sera le dernier que je tuerai. Je n'aime pas cette vie, et je sais ce que je risque en démissionnant. C'est pourquoi après avoir vengé Jasmina, j'irai certainement vivre dans les montagnes d'Hioplea ou dans le désert en Syktevi, j'irai peut-être même prendre la mer vers l'île Völi qui sait ? conclut-elle avec un sourire sans joie.

— Je comprends. Tu étais ma première protectrice, je savais que je ne te garderais pas à vie, mais tu vas me manquer, répond la jeune fille avec un sourire contrit. Est-ce qu'on va m'attribuer un nouveau protecteur ?

— Oui, si tu acceptes de me léguer un des chevaux, j'enverrai une notification au centre des protecteurs à Aallund, pour qu'ils viennent te chercher. Je reprendrai la route demain matin.

Après un court silence où son interlocutrice hoche la tête, Elisaria se lève et se dirige vers nous. Pendant un instant nos regards se croisent et je retiens ma respiration un moment avant de me souvenir que nous sommes invisibles.

Elle s'avance jusqu'au coin cuisine et commence à préparer à manger. L'odeur de la préparation est alléchante, elle cuisine une sorte de soupe aux légumes avec quelques épices de la région et des champignons que la jeune blonde a dû ramasser.

Elles mangent en silence, un de ces silences pleins de regrets et de peines. Après leur repas, Elisaria envoie Mia se coucher tout en débarrassant leurs assiettes dans le coin cuisine.

À peine la porte de la chambre fermée, Elisaria se tourne vers nous en nous menaçant d'un poignard qui a atterri dans sa main comme par magie.

— Qui êtes-vous ?

Ivos 1 - Feuille d'if parmi les sapinsWhere stories live. Discover now