Ce fut une seconde journée à ne rien faire du tout, autre qu'endurer Télio. Mais étrangement, ce fut presque facile. Peut-être que l'effort de notre petit voyage lui faisait mal dans la hanche, ce qui coupait ses envies de plaisanter. Peut-être le souvenir de tous ces clones assis en cercle devant nous avait un rôle à jouer. En tout cas, c'était la première fois que je voyais Télio aussi silencieux, et je ne m'en plaignais pas du tout.
Le plus pénible de cette journée fut de supporter mon estomac qui grondait toujours de plus en plus fort. Car, malgré la forêt entourant le sentier, je n'avais trouvé aucun arbre fruitier, et en peu de temps, le désert avait repris sa place... sa très grande place. La seule chose qui m'aidait à oublier la faim était de me dire que Télio n'avait rien mangé depuis bien plus longtemps que moi, et qu'en prime, il avait perdu beaucoup de sang.
Quand la rivière fût enfin en vue devant nous, la soirée était déjà entamée. D'ici, le temps restant pour arriver au village de Télio était trop court pour prendre la peine de le suivre, et j'allai donc continuer vers la Digora, mais Télio m'interpela en premier. C'était ses premiers mots depuis ce matin, avec les autres clones.
— Tu devrais attendre qu'il fasse noir avant d'entrer dans la ville. Tu peux être sûr qu'ils...
Télio fit une pause, cherchant peut-être une façon douce de me dire la chose.
— Ça va, je sais, dis-je. Je peux me débrouiller.
— Dans tous les cas, ne fais rien d'idiot.
— Rien que t'aurais fait.
Télio grimaça un sourire, puis continua son chemin vers la rivière. De mon côté, j'allai vers la droite, en direction de Digora, encore en marchant. J'aurais voulu me transformer et m'envoler, ce qui aurait raccourci ma route de moitié et même plus, mais de toute façon, Télio avait raison. Qui sait, peut-être qu'ils ne garderont aucune charge contre moi. Mais soyons réalistes ; mes chances étaient nulles.
Quand il se mit enfin à faire de plus en plus sombre, j'étais arrivé à la forêt entourant le côté est de Digora. Les chauvesouris étaient déjà réveillées, car j'en remarquai quelques-unes passer près de moi - une se posa sur ma tête, me tirant une mèche de cheveux au passage, avant de repartir. Je pris un moment pour les regarder s'éloigner, puis me transformai. Je n'y tenais plus ; peu importe si quelqu'un me voyait. Je devais manger quelque chose.
En survolant la ville, j'observai nerveusement dans toutes les directions ; j'avais peur qu'un garde sorte de nul part et de me tire dessus. Mais il faut croire qu'il faisait déjà assez sombre pour qu'on ne me voie pas, ou à la limite, qu'on ne puisse distinguer ce que je suis, entre une chauvesouris rousse, une noire comme il y en a des milliers dans la région, ou un quelconque oiseau. Mais rien ni personne ne m'empêcha d'atteindre ma destination ; la serre. Tant pis pour les restos, moi, c'était directement à la source.
En y arrivant, elle était fermée. Bien sûr, tous les gens qui y travaillaient étaient repartis chez eux. Je volai tout autour de l'endroit, à la recherche d'une fenêtre... mais le bâtiment, où le toit et chaque mur étaient faits d'un plastique clair, ne comptait aucune ouverture. Il n'y avait que deux portes, à chaque extrémité. Et toutes les deux étaient fermées.
Sans me laisser décourager, je me posai au sol et, toujours sous ma forme de chauvesouris, fit une petite entaille dans le plastique, juste assez grande pour me permettre d'y entrer. J'atterris dans une rangée de fraises et, sans même prendre la peine de regarder les autres choix qui s'offraient à moi, me mit à manger tout ce que je pouvais. Avec un peu de chance, demain, les travailleurs croiront que c'était une souris. Mais j'avais des doutes.
Une fois rassasié, je sortis de la serre par la même ouverture dans le plastique et m'envolai à nouveau pour aller tout droit chez Debbie. Je savais que, pour faire un peu avancer les choses vers ma cause, Math et son père Tom étaient ceux qu'il me fallait. Mais pour l'instant, Debbie était plus importante. Ça faisait beaucoup trop longtemps que je ne lui avais pas parlé.
Je me posai sur le rebord de la fenêtre de sa chambre comme je l'avais fait si souvent et frappai doucement le verre de ma griffe. Je ne la voyais nulle part dans la pièce, mais je me rendis compte que c'était parce qu'elle était ensevelie sous les couvertures de son lit. Je pensais aussitôt à partir, mais c'était trop tard, car elle en ressortait déjà. Elle m'ouvrit la fenêtre en bâillant, me laissant une belle vue de l'intérieur de sa bouche, et j'entrai en me transformant.
— Salut ! dis-je en souriant. Et désolé, je voulais pas te réveiller... si j'avais remarqué que tu dormais, je serais repassé, heum... demain matin ?
— Ça va, je suis contente que tu sois là, dit-elle en secouant la tête. Et je préfère que tu viennes maintenant que demain matin. Mais je suis étonné que tu ne sois pas venu plus tôt.
— J'étais... occupé, dis-je maladroitement.
— Des rumeurs courent, dit Debbie en perdant son sourire. Dis-moi que c'est faux, s'il te plait.
— Qu'est-ce que t'as entendu ?
— Que Télio et toi, vous avez tué le roi.
Je secouai la tête à mon tour, le moral dans les orteils. J'allai m'assoir sur le lit, glissant mes pieds sous les couvertures. Debbie s'installa en face de moi, les bras enroulés autour de ses jambes.
— C'est Télio qui a tué le roi, je n'y suis pour rien, dis-je platement.
— C'est ce que je pensais, souffla Debbie.
— Mais je l'ai aidé à se sauver. J'aurai pu l'attraper et le livrer au garde ; il était là, à mes pieds. Mais je l'ai poussé vers la fenêtre.
Debbie garda le silence un long moment. Je baisai les yeux, ne pouvant supporter son regard plein de honte à mon égard.
— Je vois, dit-elle enfin. C'est parce que c'est ton jumeau, tu ne pouvais pas accepter l'idée de l'envoyer en prison, malgré tous ces défauts.
— En partie, marmonnai-je. Mais c'est surtout pour ce qu'avait dit le roi, juste avant de... tu vois. Je n'avais pas vraiment compris, mais j'avais des doutes...
Je levai les yeux vers Debbie, me demandant si elle m'aimera toujours après lui avoir avoué ce que je suis. J'avais déjà remarqué que ses sentiments semblaient faiblir légèrement... Après ça, ils auront peut-être faibli énormément. Mais est-ce que je pouvais lui mentir sur un sujet aussi gros ? Même si je voulais, je n'y arriverais pas.
— OK, je te raconte tout... à condition que tu me laisses t'embrasser.
Debbie éclata de rire, avant de cacher sa bouche de ses doigts et de regarder en direction de la porte.
— Tes parents dorment, ils ronflent tous les deux.
Debbie posa sa main sur son cœur en soufflant, l'air exagérément soulagé. Je m'approchai d'elle et passai une main derrière sa tête pour l'attirer à moi. Debbie s'allongea sur le lit et je lâchai sa tête pour qu'elle soit plus confortable sur les couvertures, mais elle partit par en arrière alors que je me retrouvai à embrasser son menton. Debbie éclata à nouveau de rire, si fort que ses parents arrêtèrent de ronfler.
— Debbie ? s'écria sa mère, deux pièces plus loin.
— Ça va ! dit Debbie, peinant à refouler son fou rire. Je suis juste... tombé du lit !
Je me mordis la lèvre pour m'empêcher de rire avec elle, puis reculai pour attraper ses jambes et la tirer plus au centre. Je m'allongeai au-dessus d'elle, lui laissai trois secondes pour reprendre son souffle, puis l'embrassai à nouveau, enroulant mes doigts dans ses cheveux.
J'en aurais oublié tout le merdier de ces deux derniers jours, tellement c'était bon. Ça faisait si longtemps que nous ne nous étions pas embrassées ainsi ; beaucoup trop longtemps à mon gout. Sans même que je m'en rende compte, ma main s'était faufilée sous le teeshirt de Debbie, sur sa hanche, et montait encore. Mais je remarquai parfaitement les siennes qui abaissaient doucement la fermeture éclair de ma combinaison. Je sursautai, détachant mes lèvres de celles de Debbie avec un petit bruit mouillé.
— Miö... murmura-t-elle. Ça va. Je m'en fiche de tes cicatrices.
Sa main continuait de descendre. Je l'attrapai et la plaquai contre ma poitrine.
— Non, c'est pas ça... il faut encore que je t'explique...
— Ça peut attendre.
— Mais j'ai peur que tu ne veuilles plus de moi. Et j'aurais l'impression de te violer si je suis pour le dire après... qu'on fasse ça.
— Miö, dit à nouveau Debbie. Quand bien même que tu aurais toi-même tué le roi, j'ai attendu ce moment trop longtemps pour être convaincante en parlant de viole.
— Depuis... si longtemps que ça ?
— Depuis la toute première fois que je t'ai vu, dit-elle en rougissant. Tu te souviens, quand je m'étais cassé le poignet, l'an dernier ?
— Et que t'es allé voir Jeremy pour qu'il te soigne, continuai-je à sa place. Quand tu étais dans la salle d'attente, j'étais assis en face de toi. On se regardait droit dans les yeux, dans un grand silence, pendant près de vingt minutes avant que Marissa vienne te dire que tu pouvais aller voir Jeremy dans son bureau. J'étais super angoissé, et je n'avais aucune idée pourquoi. Dès que t'es partie, je suis allé me cacher dans ma chambre tout le reste de la journée pour éviter de te croiser à nouveau.
— Sauf que je suis revenu quelques semaines plus tard pour retirer le plâtre et on a pratiquement fait un face à face, dit Debbie avec un sourire. Et boum, l'amitié en est née.
— « L'amitié » n'aura pas duré longtemps ! dis-je avec un clin d'œil.
— Enfin, tout ça pour dire qu'à l'époque, ma petite cervelle stupide avait des manies bien stupides... je les dirais pas toutes, tu vas me prendre pour une cinglée. Mais il y en a une... qui consistait à faire un palmarès des mecs avec qui je voudrais coucher. Tu es, depuis ce jour, le numéro un, dit-elle avec un sourire.
— Ah. Cool. C'est qui, le numéro 2 ? Et 3, et 4... il était long, ce palmarès ?
— C'est sans importance. C'était juste pour dire que... que je parle beaucoup trop.
Debbie m'embrassa, comme pour m'empêcher de répliquer, mais je reculai la tête.
— Sérieux, c'était qui, le numéro 2 ?
— Tait-toi, Miö...
— Je veux savoir.
Debbie m'embrassa à nouveau, puis me mordit férocement la lèvre inférieure. Elle me poussa ensuite de côté, me faisant tomber de dos à côté d'elle sur le lit, puis elle me grimpa dessus à califourchon. Cette fois, je n'y tenais plus. Elle pouvait bien faire tout ce qu'elle voulait de moi, j'étais toute oui !
*
Debbie et moi étions couchés l'un à côté de l'autre dans son lit, elle dans mes bras. Elle avait le visage enfoncé dans mon cou depuis si longtemps que je me demandai bien comment elle faisait pour respirer. Mais tant qu'elle ne se plaignait pas, j'étais trop bien pour bouger. Il était même possible qu'elle se soit endormie.
— Debbie, murmurai-je.
Je passai doucement ma main dans ses cheveux, mais elle dormait comme une buche. Oh, après tout, pourquoi maintenant ? Je parlerais demain matin...