J'avais couru entre le village de Télio et ma cité, ce qui m'avait pris près d'une heure et demie. Enfin arrivé aux portes, j'étais épuisé, tenant à peine sur mes jambes. Mais heureusement, les deux gardes me permirent d'entrer. Ce qui était un peu étrange, était donné que c'était les mêmes qui m'avaient enfermé dehors quelques jours plus tôt. Mais je préférais me la fermer là-dessus.
J'allai ensuite à l'appartement, puis directement sous la douche. Autant me faire présentable pour le roi.
J'optai pour un jean noir et une chemise bleue, remis la clé USB et le papier dans ma poche, ma combinaison dans le panier de linge sale et sorti en ville pour aller manger. J'étais affamé.
Enfin, je me rendis chez le roi, saluant les connaissances sur mon chemin. Il m'avait fallu une vingtaine de minutes de marche pour arriver à destination. Les grilles de la propriété étaient ouvertes, mais deux gardes surveillaient la place. C'était les deux mêmes gardes qui m'avaient conduit jusqu'ici la première fois ; Tom, le père de Math, et l'autre, Peter.
— Salut, Miö ! dit Tom avec un grand sourire. Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Achever ma mission. Il faut que je rende ceci au roi.
Je sortis la clé USB de ma poche pour la lui montrer.
— Oh, encore cette histoire de voleur ? Pourquoi t'es pas venu plus tôt ? s'étonna-t-il.
— Eh bien, marmonnai-je dans un haussement d'épaules, ce n'est que dernièrement que j'ai trouvé la USB. Et que maintenant que j'ai l'occasion de le lui rendre.
— Et tu devais pas aussi ramener le voleur ? Pas seulement ce qu'il a pris.
— Désolé...
J'étais le premier à dire que Télio devait payer pour ses crimes, mais je ne sais pas pourquoi, je n'arrivais pas à envisager l'idée de le mettre dans une prison. Malgré tous ses défauts, il m'avait sauvé du vieux, et je lui devais ça.
— Bah, tu t'expliqueras au roi, dit Tom en tournant la tête vers son acolyte. Je vais l'accompagner à l'intérieur. Tu veux que je t'envoie quelqu'un pour me remplacer ?
— Pas la peine, je peux gérer dix minutes seul, dit Peter dans un rire.
Tom lui répondit d'un sourire, puis me fit signe de le suivre. Nous traversâmes le jardin, comme la dernière fois, et l'un des nombreux cockers du roi me fonça dessus pour sentir mes jambes. Je pensai aussitôt à Bernadette, me demandant où elle était. Si elle avait retrouvé sa famille, si elle s'était trouvé un coin sombre dans la ville pour dormir, ou si elle était présentement en train de me chercher. J'eus envie de siffler pour lui signaler où j'étais, si c'était le cas, mais je me retins de justesse ; il vaudrait peut-être mieux le faire ailleurs que chez le roi Floriant.
Tom me fit entrer dans une pièce spacieuse, ne contenant qu'un long couloir et des décorations, ainsi que des chaises. Je m'assis sur l'une d'entre elles pendant que Tom allait prévenir le roi. En attendant, je sortis le papier bourré de l'écriture de Samy et le dépliai pour le lire. Une liste d'animaux incluant chauvesouris et hibou, c'était une drôle de coïncidence, selon moi. Espion, voleur et soldat. Télio était un excellent voleur, ça, il l'avait déjà prouvé. Et moi, classé sous la rangée « espion », j'entendais tout. Il fallait avouer que nous étions bien classés...
Au cours de ma lecture, je remarquai, un peu plus bas de ma colonne d'espion, le mot « chat ». Comme celui qui était dans la cave ? Et plus loin, avec les soldats, le cheval. Pour sa vitesse et sa puissance. Encore un animal que j'avais vu chez le vieux.
Je repliai le papier et le mis dans ma poche, quêtant le retour de Tom, essayant de trouver quelque chose de logique là-dedans. Mais mes pensées dévièrent sur Télio ; lui, il avait entendu ce que le vieux avait à dire. Et lui, il avait craqué. La dernière fois que je l'avais vu, il pleurait.
Je fermai les yeux en soupirant, m'appuyant la tête contre le mur derrière moi. J'en étais sûr, Télio m'avait menti quelque part. Il m'avait menti en m'assurant que ce n'était pas le cas.
Il est irrécupérable...
J'ouvris les yeux en entendant les pas s'approcher de moi. Une dizaine de secondes plus tard, Tom arriva dans la pièce.
— Tu peux venir, Miö.
Je me levai et le suivis encore une fois dans les couloirs. Je connaissais les lieux pour y avoir squatté pendant trois jours, mais je laissai tout de même le plaisir à Tom de me guider.
— Ça m'embête un peu de te demander ça, dit Tom après un moment de silence, mais mon rôle de père m'en oblige. J'aimerais bien avoir ta version des faits.
— Quel fait ? m'étonnai-je.
Tom s'arrêta de marcher pour me lancer un regard noir.
— Oh... dis-je en comprenant où il voulait en venir. Ça. Heum... écoutez, Math et moi, c'était juste un petit... ou plutôt, un gros malentendu. Mais on s'est expliqué et tout va bien, maintenant. Math est mon meilleur ami et ce n'est pas sur le point de changer.
Tom continua la marche, toujours aussi sérieux. Je m'empressai de le suivre, mal à l'aise.
— Il m'a dit plus ou moins la même chose, dit-il. Mais j'aimerais avoir quelques précisions. Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ?
Je haussai les épaules dans un soupir.
— Même si je voulais vous expliquer, ça me prendrait la soirée.
Tom secoua la tête, découragé. Nous arrivâmes à une porte en or - j'osai espérer que ce n'était qu'une couleur. Tom frappa quelques coups contre le battant avant de l'ouvrir. Je le suivis à l'intérieur pour y découvrir le roi Floriant assis derrière un bureau courbé. Tout un tas de paperasse était éparpillé devant lui.
— Monsieur, dit Tom en posant une main lourde sur mon épaule. Miö Powell.
Je grimaçai en entendant le nom de famille. Ce n'était pas le mien, seulement celui de Cynthia, mais ça faisait partie du mensonge. Avant de me faire adopter par elle, je n'avais que mon prénom. Dans le pire des cas, s'il me fallait absolument un nom de famille, je disais que je m'appelais « Miö Miö ». Les autres riaient, croyant que ce n'était qu'une blague, sans insister.
C'était ce que j'avais dit à Debbie, la première fois que je l'avais rencontrée. Je m'en étais voulu pour tout le reste de la semaine à savoir que je lui avais menti... J'avais fini par en parler à Jeremy ; il me faut un nom de famille. Il m'avait suggéré de prendre Powell. Je n'avais pas demandé pourquoi. J'aurais dû.
— Merci, Tom ! dit le roi avec un sourire chaleureux. Et bien le bonjour à toi, Miö !
— Bonjour, répétai-je, nerveux.
— Je serais de l'autre côté de la porte, dit Tom.
Le roi et moi ne fîmes pas attention à lui pendant qu'il s'éloignait. Je pris une grande inspiration pour un peu de courage, puis m'avançai et sortie la clé USB et les papiers de ma poche.
— J'ai retrouvé votre USB, monsieur, dis-je en la posant sur le bureau devant lui.
— Merci, je savais que je pouvais compter sur toi. Quoique j'aurais préféré que tu n'attendes pas trois longues semaines avant de me la rendre.
Je baissai les yeux, sentant le rouge me monter aux joues.
— Je suis désolé, monsieur. J'ai eu quelques imprévus.
— Raconte-moi.
Je me mordis les lèvres, nerveux.
— Tout ?
— Absolument tout, dit le roi en s'installant confortablement sur sa chaise. Tien, assied-toi dans ce fauteuil, derrière toi, et parle. N'omet aucun détail, je te pris.
Je hochai lentement la tête, puis allai m'assoir sur le fauteuil qu'il m'avait indiqué. Je passai ma langue sur mes lèvres, me demandant ce que je pouvais dire et ce que je ne pouvais pas. Dès le début de l'histoire, ça devenait périlleux pour le secret de Jeremy.
— Ça vous embête si je commence par la fin ? dis-je après un petit moment de silence.
Le roi secoua doucement la tête, et je me relevai de mon fauteuil pour sortir le papier et le poser devant lui, sur son bureau.
— Une amie à moi... bah, disons plutôt une connaissance, a eu l'incroyable chance de trouver un ordinateur portable avec encore un peu de batterie dedans. Et elle a recopié ce qu'elle a pu sur la clé USB.
Le roi garda le silence pendant qu'il lisait les papiers, et je retournai m'assoir sur le fauteuil.
— C'est clairement une liste, dit-il avec un haussement d'épaules. Une liste de toute sorte d'animaux, classés par leurs capacités. Tiens, ajouta-t-il dans un rire, les chauvesouris ferraient de bons espions, tu crois ?
— Certainement, avouai-je platement.
— Il t'arrive d'espionner les gens, Miö ?
— Non, dis-je aussitôt en secouant la tête. C'est juste que... j'entends tout, j'y peux rien...
Le roi m'envoya un petit sourire bienveillant, mais je me sentais toujours mal à l'aise.
— Mais je suis bien curieux de savoir pourquoi ce genre de liste vous appartient, dis-je en relevant les yeux vers lui.
— Héritage, répondit-il aussitôt. Elle était à mon père, et j'ai hérité de tout ce qu'il avait à sa mort ; j'étais son unique fils. Je t'assure que je n'avais aucune idée de ce qu'elle contenait.
— Ah... je suis désolé.
Mais j'étais surtout déçu.
— Maintenant, raconte-moi tout, en commençant du début.
Je hochai la tête, soupirai, puis me lançai dans mon récit. Je fis de mon mieux pour cacher le fait que Télio était mon jumeau et qu'il savait se transformer en hibou, mais je n'avais pas son talent de mythomane et j'avais peur de me faire coincer par le roi en lui mentant à la figure. Toute la vérité avait fini par sortir contre ma volonté. J'avais passé l'intégralité de mon récit à fixer le tapis et à me tordre les doigts, parlant à peine assez fort pour qu'il m'entende malgré mon impression de crier.
J'avais tout raconté en seulement cinq minutes, et aussitôt terminé, comme un besoin constant de me servir de ma bouche, je me mis à ronger l'ongle de mon pouce droit.
— Lève les yeux, Miö.
J'obéis, malade de nervosité. Je sentais mon cœur battre à pleine vitesse dans ma poitrine.
— Il y a un truc que j'ai pas compris... Comment peux-tu affirmer qu'il est ton jumeau ?
— Je suis pas fils unique, marmonnai-je en haussant les épaules.
— Ah non ?
Une étrange lueur brillait dans ses yeux. Je baissai les miens avant de continuer :
— Cynthia n'est pas ma mère. Elle m'a adopté, en quelque sorte... (Je pris une grande inspiration, avant de me lancer dans une partie plus délicate, celle touchant directement mon secret.) J'ai été trouvé en dehors de la cité quand j'avais cinq ans. On m'a laissé entrer par pitié... parce que j'avais que cinq ans, justement. Cynthia a été choisie pour jouer le rôle de ma mère parce qu'elle me ressemble, c'est tout. (Je fis une pause, puis ajoutai :) C'est pourquoi Jeremy m'a gardé toutes ces années à l'hôpital ; pour s'assurer que j'étais en parfaite santé et un risque pour personne dans la cité.
— Ce n'est pas la version que je connais, dit le roi d'un ton soudain beaucoup plus sévère.
Je fermai les yeux, le cœur au bord des dents. Merde, tout ce que je voulais, c'était lui rendre sa putain de clé USB !
— C'était surtout en rapport avec mon don, me rectifiai-je - je venais seulement de me rappeler que c'était ça, la version officielle.
Le roi se leva de son fauteuil, énorme masse de gras débordant de tout côté, et s'appuya de ses poings sur le bureau pour me lancer son regard le plus menaçant. Je me sentis ridiculement petit, et je me surpris à scruter la pièce à la recherche de fenêtre ouverte pour m'envoler loin d'ici.
— Ce que je sais, dit lentement le roi, c'est que tu nous aidais à faire avancer nos connaissances en médecine.
Je figeai, n'étant pas certain d'avoir bien entendu. Avancer nos connaissances en médecine...
— Vous voulez dire...
- Oui, Miö, acheva le roi avec un sourire hypocrite. Tu ne croyais tout de même pas que le gentil petit Jeremy aurait fait des expériences de son plein gré sur un gamin ? C'est moi qui lui ai demandé de se procurer un cobaye - un orphelin, de préférence. Je lui avais même recommandé de te prendre. Il t'avait bien averti de ne le dire à personne, je ne savais pas qu'il avait oublié de préciser que les ordres venaient de moi. Je ne m'en suis rendu compte qu'il y a trois semaines. J'avais trouvé ça amusant.
— Il m'a dit que c'était de lui, murmurai-je.
J'avais chaud, incroyablement chaud. J'avais de plus en plus de difficulté à respirer. Et je savais parfaitement ce que ça voulait dire ; crise de panique.
Je me levai d'un bond de mon fauteuil, bredouillai quelques excuses, puis me précipitai vers la sortie. Je ne pouvais plus contrôler les larmes qui coulaient de mes yeux quand j'ouvris la porte et tombai nez à nez avec Tom, et à la façon dont il me regardait, il était clair qu'il avait tout entendu.
Je le contournai et courus dans le couloir en direction de l'entrée, mais je n'avais pas fait trente mètres que je n'avais plus la force d'avancer. Je m'effondrai à quatre pattes, une main sur la poitrine et essayant de respirer, mais je n'y parvenais plus. Ce n'était que des saccades, comme si un mur bloquait le chemin entre ma gorge et mes poumons, comme si une masse me compressait le cœur.
Une seule phrase tournait en boucle dans ma tête ; c'était le roi. Depuis le début, tout était sa faute. Ce n'était pas Jeremy, il n'avait fait qu'obéir pendant tout ce temps. C'était le roi...
Je n'arrivai plus à respirer depuis trop longtemps. Sans m'en rendre compte, je tombai évanoui sur le sol de tapis. À la merci de l'homme qui avait ordonné qu'on me torture durant toutes ces années...