Le regard vide, Lisa redessine les contours des motifs de la nappe, du bout de l'index. Will et son père discutent joyeusement... « De quoi d'ailleurs ? » Elle ne saurait le dire. Cela fait un moment qu'elle a arrêté de les écouter. La dernière fois qu'elle s'est intéressée à leur conversation, ils parlaient astronomie. Ils ont l'air tellement heureux, remarque-t-elle. Si normaux.
N'importe quelle personne qui passerait la tête par l'une des fenêtres, croirait sans aucun doute possible à cette illusion. Tout ce qu'elle verrait, ce serait une joyeuse et jolie petite famille, célébrant ensemble le réveillon de Noël. Jamais cette personne ne se douterait qu'il s'agît d'une prisonnière partageant la table de ses deux geôliers. De son geôlier, rectifie-t-elle, légèrement amère, en observant James, dont les lèvres remuent vigoureusement, ses mains s'agitant dans l'air pour accompagner ses mots.
Lisa tourne la tête sur la droite, scrutant les grandes fenêtres vitrées, donnant sur la nuit noire et profonde. Personne. Non, personne ne les regarde. Elle est d'ailleurs incapable de voir quoi que ce soit à travers ces fenêtres. Rien d'autre que leur propre reflet. La jeune captive se retourne en soupirant, et laisse son regard se perdre sur le couteau dentelé posé au centre de la table, et une question lui vient. Serait-elle prête à prendre des mesures radicales pour se sortir d'ici ? Ce qu'ils lui font vivre mérite-t-il la mort ?
Elle lève les yeux, d'abord sur le fils, dont le regard pétille de joie. Une joie qu'elle n'y avait jamais vue. En tout cas pas de manière aussi prolongée. Un timide sourire se fraye un chemin sur ses lèvres. Elle en est certaine, elle serait incapable de faire du mal à Will. Il ne fait que suivre les ordres de son père.
« Lui, c'est une autre histoire » se dit-elle, lorsque son regard se pose sur l'homme assis à sa gauche, en bout de table.
Will éclate subitement de rire. Lisa sent son cœur se serrer. Son regard. Ce regard qu'il porte sur son père, on peut y lire toute l'admiration, l'amour et le respect qu'il lui porte. Comment réagirait-il si elle était amenée à se débarrasser de James ? Il serait dévasté sans aucun doute. Elle préfère se détourner de ses deux hôtes, et saisit son verre de vin qu'elle boit d'une traite. Les yeux fermés, elle apprécie la saveur du liquide qui glisse dans sa gorge. Lorsqu'elle repose le verre vide sur la table et rouvre les yeux, le silence l'interpelle. Père et fils l'observent.
— Désolé, on t'ennuie peut-être avec ça, lui dit Will.
Lisa secoue négativement la tête, le visage sans expression. Will se lève de table.
« Où est-ce qu'il va encore celui-là ? » se demande-t-elle.
— Prête pour le dessert ? lance-t-il avant de filer dans la cuisine.
James présente la bouteille de vin et la ressert. Lisa observe le verre, puis fixe le bougre qui est en train de le remplir, en se demandant s'il essaie de la saouler.
Qu'importe... Après tout, être ivre ne pourra que lui donner le courage supplémentaire pour supporter cette mascarade. Lorsque le regard de l'homme rejoint le sien, elle souffle un léger :
— Merci.
Il lui sourit et hoche brièvement la tête. Will revient, portant un plateau, qu'il pose délicatement sur la table.
— Cheese-cake à la banane ! annonce-t-il fièrement.
La vue de ce gâteau fait remonter les souvenirs de Lisa.
Debout face au jeune garçon son bloc-notes dans une main, son stylo dans l'autre, la jeune serveuse du Sunset attend qu'il se décide.
— Je vais prendre un cheeseburger et un soda s'il vous plaît.
— Ce sera tout ? Je te conseille le cheese-cake à la banane, on vient de le rajouter à la carte et c'est une tuerie !
— Euh... OK, je vais prendre ça aussi alors.
— Parfait ! Je t'apporte tout ça !
Lisa se sent comme prise de vertiges. Elle ne sait si ce sont les trois verres de vin, plus le lait de poule et la coupe de champagne qui commencent à agir, ou si c'est ce souvenir auquel la renvoie cette scène qui la perturbe. Ce soir-là. C'est là que tout a commencé. Du moins, c'est ce qu'elle pense. Ce soir où elle voyait Will pour la première fois. Est-ce à ce moment-là qu'il l'a choisie ? Ou bien James et lui l'avaient-ils déjà repérée et l'avaient suivie sur son lieu de travail ? Elle aimerait pouvoir leur poser la question.
— Alors je te sers ? lui demande Will.
— Non merci.
En voyant le visage du garçon se refermer, elle réalise que son ton était beaucoup trop abrupt. Elle boit une longue gorgée de vin pour se ressaisir, puis lui sourit et ajoute d'une voix plus douce :
— Il a l'air délicieux, vraiment ! Mais, je n'ai plus faim. Peut-être plus tard.
— Et toi papa ?
— Pareil pour moi, répond celui-ci. Je ne peux plus rien avaler.
— Très bien.
Will semble un peu déçu. Ses lèvres se retroussant dans une moue légèrement boudeuse, pendant que des sons familiers de carillons s'échappent de la chaîne Hi Fi.
Lisa voit les yeux de Will s'éclairer et les commissures de ses lèvres s'étirer en un large sourire éclatant. Il part en courant et augmente le volume de l'appareil, au moment où la voix sublime de Mariah Carey s'élève. L'adolescent se retourne en mimant les paroles de All I want for Christamas is you, puis revient à la table et tend la main à Lisa, qui fait non de la tête.
— Allez, vient danser avec moi !
Il a l'air tellement heureux. C'est si rare de le voir ainsi. De plus, il s'est donné tant de mal pour organiser cette soirée pour lui faire plaisir, qu'elle lui doit bien cela. Lisa termine son verre et saisit la main de Will qui l'entraîne au milieu de la pièce. Se laissant gagner par l'euphorie de l'adolescent, elle se laisse aller à sautiller et à s'agiter en rythme avec lui. Ils chantent tout deux à tue-tête sous le regarde amusé et quelque peu nostalgique de James, qui les observe longuement, avant de se lever pour desservir. Une fois la table entièrement débarrassée, il revient s'asseoir à sa place.
Lisa fait fi du regard de James et tente de profiter de ce moment de défoulement en compagnie de Will, qui semble s'amuser comme jamais. Elle sent les mains du garçon reprendre délicatement les siennes et il se rapproche pour lui chuchoter à l'oreille :
— Tu devrais danser avec papa maintenant.
La proposition la surprend à peine, et probablement aidée de l'alcool, elle se surprend à envisager la chose. Après tout, c'était l'objectif de cette soirée : passer au niveau supérieur dans le but de gagner peu à peu la confiance de James. Mais de là à partager une danse avec lui. Est-elle prête pour un rapprochement aussi extrême ? Surtout que s'il est comme son fils, ses réactions peuvent être totalement imprévisibles, se dit-elle. « Et si un geste de ma part, une odeur ou ne serait-ce qu'un simple battement de cœur lui rappelle l'une de celles qui m'ont précédées et le rend complètement fou ? »
— Est-ce que ça va ? lui demande Will, la soustrayant au flot de pensées se bousculant dans son esprit.
Lisa réalise qu'elle s'est arrêté de danser et s'est figée, les mains crispées sur celles du garçon.
— T'es pas obligée, tu sais.
La jeune femme laisse échapper un rire incrédule « encore heureux » pense-t-elle. Elle se retourne pour dévisager James.
Une danse.
Impossible. C'est plus fort qu'elle, elle ne peut se résoudre à accepter une telle proximité avec cet homme.
James se lève et avance dans leur direction. Elle sent son cœur s'emballer, et retient son souffle. Elle ne sait pas comment elle réagira lorsqu'il sera tout près, et qu'il l'invitera à partager une danse avec lui. A mesure que ses pas réduisent la distance qui les sépare, Lisa sent la tête lui tourner. Lorsqu'elle voit l'homme prendre la direction d'un des canapés, elle expire dans un long et discret soupir de soulagement.
— Vous venez, dit-il en les invitant à le rejoindre.
Will se précipite, sa main toujours dans la sienne, il l'entraîne et se jette dans le canapé le plus proche. Lisa l'imite et s'assoit, aussi gracieusement que le lui permet son état de stress. James se penche et récupère deux sacs en papier, au pied du sapin. Il se retourne, se rapproche et tend le premier à son fils.
— Mais, il n'est pas minuit, fait remarquer Will en prenant le paquet.
— Tant pis, réplique James en haussant les épaules.
Le garçon se lève tout sourire, et prend son père dans ses bras. Lisa est émue malgré elle devant cette scène. Quelque chose ne colle pas dans ce tableau. James semble empreint d'une telle bienveillance envers Will, qu'elle ne comprend pas comment il peut, à côté de cela l'impliquer dans un enlèvement. Elle sent les larmes lui monter aux yeux et lutte pour les retenir. Elle baisse la tête et lorsqu'elle la relève James lui tend le second sac.
— Mais... balbutie-t-elle.
— Prend, insiste l'homme.
Lisa s'exécute et saisit le paquet qu'il lui tend. Will, qui a complètement abandonné son propre sac, attend, lui aussi impatiemment qu'elle ouvre ce paquet.
— Je... je n'ai pas de cadeaux pour vous.
— T'avoir ici avec nous vaut déjà tous les cadeaux.
La jeune femme préfère baisser les yeux sur le sac, pour ne pas avoir à réagir à ces paroles de James.
— Allez, ouvre-le ! s'impatiente Will.
Glissant une main dans le paquet, Lisa en extrait le petit écrin noir, rectangulaire qu'il contient. Après une seconde d'hésitation, elle soulève le couvercle pour découvrir un collier en or blanc, orné d'une pierre ovale, bleu clair.
— C'est une topaze, précise James.
— Il te plaît ? demande avidement Will.
La jeune femme garde la tête baissée et observe le bijou. Elle y voit l'occasion d'opérer enfin un rapprochement. Un rapprochement beaucoup plus dans ses cordes qu'une danse.
— Oui, beaucoup, répond-elle. Merci.
Elle se lève pour faire face à James, qu'elle regarde droit dans les yeux et lui tend l'écrin qu'il saisit. Lisa est satisfaite de le voir plisser les yeux d'incompréhension. Elle se retourne, penche légèrement la tête sur la droite et d'une main, soulève ses cheveux. La respiration saccadée, elle attend. James finit par enlever le bijou de sa boîte, qu'il pose sur la table basse, puis se rapproche. Lisa sent son rythme cardiaque s'accélérer, lorsqu'il lui passe le collier autour du cou. L'odeur boisée de son parfum s'infiltre dans ses narines, lui rappelant le jour de la sortie dans la neige, où elle avait pu découvrir son visage pour la première fois. Elle frissonne brièvement lorsque les doigts de James effleurent sa nuque, tandis qu'il attache le fermoir. Une fois que c'est fait, elle s'écarte, peut-être un peu trop rapidement et se retourne.
— Il me va bien ? demande-elle.
De ses deux mains, elle balance ses cheveux par-dessus ses épaules. James répond affirmativement à sa question en hochant lentement la tête.
— Oui, c'est parfait ! s'exclame Will, le sourire radieux.
L'adolescent se rapproche d'elle, lui prend les mains et la fixe d'un air satisfait.
— Merci, murmure-t-il.
— Pour quoi ?
— Pour avoir eu cette idée. Je passe vraiment une bonne soirée. C'est de loin mon plus beau Noël.
Il lui semble sincère et ça lui fend le cœur de savoir que ce gamin considère cette comédie, comme son plus beau Noël. Elle ne peut résister à l'envie de le prendre dans ses bras.
— T'es vraiment la meilleure, lui souffle-t-il à l'oreille.
« La meilleure ». Ces mots résonnent en elle. Meilleure par rapport à qui ? Aux autres mères ? Lisa sent le collier autour de son cou et elle se demande si ces autres femmes ont, elles aussi eu droit à un tel cadeau. Peut-être que celui-là même qu'elle porte actuellement se passe de mère en mère, pense-t-elle avec horreur, pendant qu'une larme coule le long de sa joue.