Assis en tailleur sur des coussins improvisés en sièges, Clara et Samuel se faisaient face.
— Es-tu prête ? demanda-t-il.
— Autant que possible.
Clara avait eu les yeux plus gros que le ventre ; remonter le temps n'était pas la solution. Que le sort eût tourné court avait limité la casse. Samuel avait parfaitement imagé la situation :
« Ce que tu as voulu faire, c'était comme exterminer une souris à coup de dynamite, voire de véritable bombe. Certes, tu as des chances de tuer la souris – sauf si elle est plus maligne que toi – mais tu risques surtout beaucoup de dégâts collatéraux. Manipuler le temps entraîne les mêmes effets pervers. Dans l'espoir de résoudre un problème, tu en génères dix autres. »
Il lui avait fallu du temps pour comprendre, mais désormais, elle n'envisageait plus une telle solution. Le vieux sorcier lui avait d'ailleurs fait remarquer l'importance d'user de ses forces avec mesure.
Désireux de lui venir en aide, il lui avait proposé une autre solution : changer de réalité. Il y avait pensé lors de leur discussion plus tôt dans la journée. Selon lui, la démarche était un peu exagérée, mais pas inintéressante. Certes, elle avait peu de chances de résoudre le problème, mais cet autre monde pourrait au moins lui apporter des éléments de réponse sans risquer de catastrophe à grande échelle.
Par sa présence, le Meilleur aidait Clara à se sentir plus sûre d'elle. Pour la première fois, elle se sentait épaulée, soutenue, secondée par un autre que l'Ange.
« Tu n'es pas aussi seule que tu le penses. »
Elle se mordit la lèvre inférieure. L'idée de se retrouver confrontée à une autre elle-même l'intriguait. À un moment donné, leurs vies avaient pris des chemins différents. Chacune avait évolué à sa manière. Quelle Clara rencontrerait-elle ?
Samuel tendit la paume, face vers le haut. Un petit miroir ovale, légèrement bombé et recouvert de mille facettes y apparut. L'objet attira aussitôt l'attention de Clara, il dégageait un pouvoir diffus, concentré. La magie qui l'avait ensorcelé ne venait pas du Contendere mais lui était très similaire. Que Clara comprît l'encouragea : elle pourrait reproduire le sort. Il empoigna l'artéfact.
— Je l'ai obtenu d'une vieille amie, expliqua-t-il.
Le soin avec lequel il le manipulait sautait aux yeux.
— Elle s'était spécialisée dans ces voyages.
— « était » ? releva Clara.
— Un jour, elle n'est pas revenue.
Il posa le miroir devant lui à même le parquet, puis effleura du doigts les minuscules facettes qui le composaient.
— Il permet d'obtenir un aperçu des réalités, sans que nous ayons à nous y risquer. La réalité que nous cherchons ne doit pas être très éloignée de la nôtre.
— Mais... sans ça, demanda-t-elle en pointant l'objet du doigt, je ne peux pas utiliser ce pouvoir ?
— Si, bien sûr. Mais cela risque de t'exposer à d'autres réalités... hostiles. Ce miroir permet une vue sur ce qui se passe sans t'exposer. Certaines réalités ne sont que des planètes en fusion, il est dangereux de s'en approcher de trop près. Sans parler de celles dépourvues de magie qui compliqueraient ton retour, ou celles où, on contraire, des luttes sorcières mettront ta vie en danger à la seconde près où tu y atterriras... Les possibilités sont infinies. Il faut toujours être très prudent.
Clara se pencha sur l'objet et suivit la progression de Samuel. Comme s'il avait démêlé des fils de laine, il en tirait un, l'examinait, puis le rejetait.
Trop éloigné de notre histoire, sans doute.
En même temps que lui, elle repéra une réalité proche de la leur. Une réalité où le monde avait évolué de manière similaire, mais où les Fossoyeurs n'avaient pas pris le contrôle de Clarme.
Conscient qu'elle était parvenue aux mêmes conclusions que lui, il l'interrogea de ses petits yeux clairs.
— Qu'en dites-vous ?
— Cette réalité me paraît... bien. La magie et l'histoire y sont similaires. L'Ange existe...
Avec concentration, il replongea dans son analyse. Ses doigts coururent à nouveau sur les facettes.
— ... et il a ton visage, ajouta-t-il. Ça me semble plutôt engageant.
Il releva le nez et lui sourit.
— Souhaites-tu trouver une réalité plus proche ?
La nuit tombait peu à peu. Si elle ne voulait pas y passer la nuit ou perdre encore une journée, elle se contenterait de celle-ci.
— Non, allons-y.
— Tu peux puiser en moi si ta propre magie se tarit.
Clara ignorait comment faire ni même ce qu'impliquait une telle proposition. L'Ange lui en fit comprendre aussitôt la valeur. Le Meilleur possédait les plus puissants pouvoirs après les siens... une telle aide doublait presque ses capacités. Il eut d'ailleurs un élan d'affection pour le vieux sorcier.
— Merci.
Ses moustaches frémirent et il serra dans ses mains celles de Clara.
— Concentre-toi. Rappelle-toi d'où tu viens, de chaque détail qui compose ton monde, et tu sauras revenir. En ton absence, je ferai de mon mieux pour protéger les gens qui te sont chers.
Comme frappée par la foudre, Clara réalisa qu'elle lui abandonnait sa famille et ses amis. Si Samuel n'avait pas été là elle aurait sans doute réfléchi à la question... mais à jouer les mentors, il commençait à endormir ses réflexes. Il venait d'arriver et déjà, elle se reposait trop sur lui. Elle admit à contrecœur qu'elle attendait encore quelqu'un pour la sauver de sa situation, la tenir par la main. Le vieil homme possédait le profil adéquat.
« On ne se défait pas de ses vieilles habitudes si facilement. Même si c'est dur, tu ne dois pas fuir tes responsabilités comme tu l'as fait par le passé. Cette fois, tu t'en rends compte à temps... à toi d'y remédier. »
Elle contempla gravement le sorcier puis lui adressa un sourire hésitant.
— J'ai une dette envers vous.
Il acquiesça simplement. Dans ses yeux d'un bleu limpide, elle ne débusqua aucune malice. Il ne recherchait aucun bénéfice secondaire, simplement lui apporter son aide pour une cause qui lui semblait juste. Sa peur se dissipa tandis que son corps se contractait. Le moment était venu.
Clara inspira profondément et ferma les yeux. Elle appela à elle le pouvoir de l'Ange et le lia à celui du miroir. De ce point de départ, elle se laissa guider vers une réalité proche de la leur, où les Fossoyeurs n'étaient plus. Tel le fil d'Ariane, il la menait droit vers sa destination, sans encombre.
La sensation fut étrange. Elle changeait de lieu, tout en restant à la même place. Un simple détail et tout prenait une tournure différente ; des fenêtres, autour d'elle, lui permettaient d'à peine entrevoir d'autres réalités. Du doigt, elle aurait presque pu les toucher, s'y rendre et les visiter... elle s'obstina toutefois à suivre son fil directeur. Nul besoin de se perdre dans ce véritable dédale, et de rajouter un problème à ceux qui s'accumulaient déjà !
Elle reprit conscience au milieu du bureau du bar. Malgré la porte fermée, l'écho de voix et de rires certifiait la présence de clients. Pas de destruction, pas de malheur autour d'elle. Simplement des hommes et des femmes venus boire un verre, discuter, passer le temps, jouer aux cartes... Tout était tel qu'elle l'avait connu, à son arrivée au bar. Les vieux papiers sur le bureau, le tapis sur le sol... elle fut prise d'une bouffée de nostalgie.
Avant de se perdre en lamentations inutiles, elle se secoua mentalement et rechercha son double. Seule l'autre Clara pourrait comprendre et accepter sa venue. Elle débusqua sa présence assez loin de là et la rejoignit.
Un certain standing se dégageait de la pièce où elle avait atterri... une salle de bain. Les carrelages blancs aux discrets motifs saumon, qui muraient l'ensemble de la pièce, brillaient avec éclat. Deux larges vasques de porcelaine intégrées à un petit meuble aux poignées dorées étincelaient de blancheur. Contre le mur de gauche, un imposant jacuzzi avait été installé et deux grands draps de bain, parfaitement pliés, reposaient sur le sèche-serviette.
Des voix s'élevèrent de la pièce voisine, suivies de rires. Alors qu'elle cherchait une manière correcte de s'annoncer, la porte s'ouvrit. Clara ouvrit la porte. Une autre Clara. Elle s'arrêta net.
— Que... !
Même si elle s'y attendait, se retrouver face à elle-même la troubla. Aucune d'elles ne bougea pendant une longue phase d'observation. Elles se dévisagèrent, jouèrent au jeu des sept erreurs, mais en dehors de leur coupe de cheveux et des vêtements qu'elles portaient, rien ne les différenciait. Pris dans le même échange, les deux Anges se confrontèrent, s'explorèrent. Leur rencontre suscita autant d'interrogations que chez leurs hôtes.
Clara voulut s'exprimer, lui expliquer ce qu'elle faisait là, mais son double posa aussitôt un index sur ses lèvres.
— J'arrive, dit-elle à une tierce personne.
Elle referma la porte derrière elle et se tourna à nouveau face à sa visiteuse, incrédule.
— Est-ce que... je deviens folle ?
Clara ne put s'empêcher de rire devant la mine perplexe de son double.
— Non. Je viens d'une autre réalité. J'ai besoin... de réponses.
À défaut de réponses, elle avait tout un tas de nouvelles questions à poser à... elle-même. Son regard venait de se poser sur le ventre légèrement arrondi de sa jumelle. Elle était enceinte. Suivant son regard, l'autre Clara posa dessus une main protectrice.
— D'une autre réalité, hein ?
Elle acquiesça, toujours abasourdie par cette grossesse.
— Tu es... tu es enceinte ?
— Ça se voit, non ?
Elle afficha un large sourire, puis dévisagea Clara. D'un geste, elle attacha ses longs cheveux.
— Je devrais peut-être me couper les cheveux...
Clara se mit à rire. Elle songeait justement à se les laisser de nouveau pousser, comme son double... Comme elle était, trois ans plus tôt.
— Je suis désolée de te faire rester ici, mais t'en faire sortir causerait trop de problèmes...
— Je comprends. C'est chez... toi ?
Elle acquiesça, et sursauta. Une voix d'homme l'appelait depuis la pièce voisine.
— Dépêche-toi, on va être en retard !
— Ne rentre pas !
Cheveux-longs se redressa illico et entrouvrit la porte de façon à ne laisser voir que son visage. Toutefois, Clara n'avait pas besoin de voir l'homme qui se cachait derrière pour le reconnaître : Marc Ridge.
— S'il y en a un qui râle, tu lui rappelleras que ta femme est enceinte.
Estomaquée, Clara se rattrapa au bord du jacuzzi.
Mariée... et enceinte de Marc Ridge ? Samuel, vieux singe ! Cette réalité n'a rien à voir avec la nôtre !
— Je sais. Mais n'en joue pas non plus !
— Rabat-joie.
Elle referma la porte au nez de Marc et revint prendre place auprès de sa jumelle.
— Alors, que...
— Tu es mariée avec Marc Ridge ?
Cheveux-longs acquiesça, puis inclina la tête.
— Pas toi ?
Elle secoua la tête. Les Fossoyeurs furent relégués au second plan : quels évènements s'étaient produits pour qu'ils en arrivent à cette conclusion ? Clara devait savoir. Elle s'approcha.
— Que s'est-il passé, ici, pour toi ?
— Pour moi ? Toute ma vie, tu veux dire...
— Oui.
Elle prit un air à la fois ennuyé et douloureux.
— J'ai été... abandonnée par mes parents...
— Abandonnée ? releva Clara.
— Pas toi ?
— J'ai eu un accident qui m'a séparée d'eux. Rien n'était intentionnel.
— En disant abandonnée, j'y vais peut-être un peu fort, c'est vrai... Alors toi aussi... la rivière, la petite fille...
— La petite fille ?
Les deux Clara s'observèrent mutuellement, chacune fouillant dans sa mémoire la trace de souvenirs communs.
— De quelle... petite fille parles-tu ?
— De celle pour qui j'ai sauté. Tu ne te rappelles pas ? Peut-être était-ce différent...
Des bribes d'images revinrent à la mémoire de Clara, des souvenirs oubliés depuis plus de dix-sept ans...
* * *
Un bras autour de l'écorce rugueuse de l'arbre, elle souffla en voyant qu'elle avait pu s'arrêter à temps. Curieuse, elle jeta un œil en contrebas, où s'écoulait un ruisseau au tumultueux courant. L'eau recouvrait avec rage cailloux et galets ; son écume blanche et rose rebondissait sur les rives en petites vagues.
Rose ?
Au milieu des vaguelettes, elle aperçut le tissu rose d'une robe. Une petite fille de son âge se débattait, emportée sans ménagement par la fureur du ruisseau, retenue loin de la rive par les branchages qui déchiraient ses vêtements. Malgré le bruit assourdissant du torrent qui se déversait à quelques mètres de ses pieds, des cris étranglés parvinrent à ses oreilles. Sans réfléchir, Clara sauta pour tenter de la sauver.