À son arrivée, une explosion de sentiments la fit vaciller. Un véritable vacarme l'assourdissait. Toute sa famille s'était regroupée au milieu de la pièce et échangeait avec animation. Son corps perclus de douleurs, Clara crut défaillir.
Elle se rattrapa à une banquette proche, porta la main à sa tempe, où la douleur était la plus violente. À deux pas d'elle, derrière le mur humain qui se dressait autour d'elle, Clara aperçut la longue chevelure noire de Tatiana étalée sur le carrelage.
Empathie, songea-t-elle.
Lorsqu'elle le comprit, la douleur s'avéra moins accaparante. Inquiète, elle approcha de la jeune fille. Avait-elle trop tardé pour reconstituer la défense du bâtiment ? Elle écarta tout de suite cette hypothèse : si un Fossoyeur avait réussi à entrer, c'est un carnage qu'elle aurait trouvé.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Elle s'est effondrée sur le sol en hurlant, répondit Michèle. On ne sait pas ce qu'elle a, on n'arrive pas à la calmer ni à la faire parler...
Quand elle leva les yeux vers sa fille, elle s'inquiéta.
— Clara, tu vas bien ? Tu es d'une pâleur...
Clara comprit : encore l'un des effets indésirables qu'elle avait provoqués. La variable qu'elle avait omis de prendre en compte gisait par terre. Tatiana venait du futur, elle voulait remonter le temps encore... plusieurs couloirs temporels avaient interféré. Dire que ce cuisant échec n'était dû qu'à une stupide erreur de calcul... !
Idiote, idiote, idiote !
En deux pas, elle les rejoignit. La pauvre sanglotait et semblait beaucoup souffrir.
— Tatiana ?
Recroquevillée sur elle-même, elle n'avait apparemment pas remarqué sa présence. Plus que jamais, Clara la comprenait... elle aurait aimé l'aider, mais ses pouvoirs n'avaient pas d'impact sur elle.
« J'en ai terminé. Tu peux me laisser rentrer ? »
La voix de Nicolas. Clara déverrouilla l'accès au bar et il franchit la porte.
— Tu as été rapide.
Il esquissa l'ombre d'un sourire.
— Ils ne faisaient pas le poids. Qu'est-ce qui se passe ?
Il s'arrêta à côté d'elle et constata le spectacle.
— Voilà où je me suis trompée, avoua-t-elle, amère.
Aussitôt, il se pencha sur la jeune fille. Dès qu'il posa la main sur son épaule, elle ouvrit les yeux et se jeta dans ses bras, pleurant cette fois à chaudes larmes. Étonné, Éric les observa un instant puis approcha de Clara.
— Mais qui est cette fille ?
— Pardon ? demanda-t-elle en sortant de sa torpeur.
— Cette fille, qui est-ce ? Elle a un comportement vraiment étrange.
Clara soupira.
— Surtout avec Nicolas, je trouve, ajouta-t-il.
— Ne me pose pas cette question, Éric. Je ne peux pas te répondre. Je ne devrais pas le savoir moi-même.
— Tu exagères, tout le monde se demande ce qu'elle fait là, et...
— Celui qui n'est pas content peut s'en aller. Tatiana restera ici le temps nécessaire.
Il la dévisagea, puis leva un sourcil, surpris par sa véhémence.
— Ne te mets pas en colère, je ne disais pas ça pour...
— Ce n'est pas le moment.
Avec hésitation, elle rejoignit Tatiana et Nicolas. La douleur s'atténuait un peu. Tous ceux qui assistèrent à la scène affichèrent un air curieux ou dérouté ; Tatiana semblait étrangement proche de Nicolas et Clara, trop pour que cela ne suscitât aucune interrogation.
En douceur, Clara posa une main sur le dos de la jeune fille, partageant avec elle, volontairement cette fois, la violente diversité de ses émotions. Elle vacilla et posa un genou au sol.
Blottie dans les bras de Nicolas, étonnamment à l'aise dans le tout nouveau rôle qu'elle lui imposait, Tatiana ouvrit lentement les yeux.
— Je suis navrée, dit Clara. J'ai essayé de me servir de cette pierre... mais je l'ai détruite.
— Dé... Détruite ?...
— Quelque chose a... je ne sais pas comment l'expliquer. Elle est comme entrée en résonance avec autre chose, et s'est détruite. Je pense que cette autre chose, c'est toi.
— Moi... ? Pourquoi, moi... ?
— J'ai voulu revenir en arrière. Remonter le temps, pour enrayer l'avancée des Fossoyeurs à la base... mais tu viens du futur...
Elle ferma à nouveau les yeux.
— Ça expliquerait aussi pourquoi tu es dans un tel état. Je m'excuse.
Prise d'un élan d'affection, Clara caressa ses cheveux. Pourquoi ne pouvait-elle s'empêcher de s'attacher à Tatiana ? Cette adolescente n'était, au final, qu'une inconnue. Pourtant... Clara comme Nicolas avaient été pris au piège de ses yeux verts et de son sourire enjôleur. Peut-être était-ce dû à sa familiarité envers eux, à moins que Clara ne se raccrochât à cette idée. L'idée qu'elle aurait une fille avec Nicolas, qu'ils partageraient un avenir commun... Elle paraissait si jeune, si fragile...
— J'ai mal à la tête... c'est horrible...
— Je ne peux rien faire, hélas.
Nicolas la porta dans ses bras et se releva.
— Je vais aller l'allonger. Au calme, dans le bureau.
Clara acquiesça et les laissa seuls tous les deux, songeant à la relation que la jeune fille semblait partager avec son futur père. Depuis son arrivée, Clara avait deviné que Tatiana partageait bien plus avec lui qu'avec elle. Au fond d'elle, Clara devinait que la jeune fille connaîtrait bien mieux son père que sa propre mère.
* * *
Tatiana se laissa déposer sur le canapé. Comme Nicolas s'apprêtait à faire demi-tour, elle attrapa sa manche et le retint.
— Le pendentif est... vraiment détruit ?
— Oui.
— Comment ça a pu se produire... C'est impossible de le détruire... Comment l'aurai-je plus tard si... si maman l'a détruit ?...
Il la repoussa doucement sur le canapé.
— Repose-toi, pour le moment. On discutera de ça plus tard.
— Non ! Qu'est-ce qui s'est passé exactement ?
— Elle s'est... effritée quand Clara a voulu l'utiliser.
— Effritée ?...
— Ne lui en veux pas, s'il te plaît. Elle est vraiment... désolée. Elle n'a pas compris non plus.
— Je ne lui en veux pas... je... je suis juste... déçue...
Il y eut un moment de silence. Tatiana gardait la main sur son front, fiévreuse. Cette tentative de retour dans le passé avait sûrement chamboulé l'effet de la machine de Gilles, programmée pour tuer un visiteur qui s'attarderait plus d'une semaine. Il espérait simplement que cette interaction entre les pouvoirs de Clara, de la pierre et Tatiana ne lui coûterait pas la vie. Nicolas attrapa la chaise qui attendait devant le bureau, et l'amena près du sofa où reposait Tatiana. D'un revers de main, elle essuya ses larmes mais son corps hoquetait toujours.
— Tu peux lui faire confiance. Clara n'est pas du genre à se laisser aller. Elle commet des erreurs, comme tout le monde, mais elle ne restera pas sur un échec. Laisse-lui un peu de temps.
— Je pensais sincèrement que cette pierre... l'aiderait...
— Ta présence l'aidera sûrement bien plus.
— C'est à cause de moi que tout ça s'est produit.
— Bon sang... tu es bien la fille de Clara, murmura-t-il.
Et la sienne, même s'il refusait de se l'avouer.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Pour rien. Ne t'en fais pas, enchaîna-t-il. Si tu es là, c'est qu'elle a déjà réussi sans ton concours, non ?
Elle cligna des yeux plusieurs fois puis le fixa en silence.
— Oui, c'est vrai.
— Ça va mieux ?
— Un peu mieux...
— Repose-toi.
Elle acquiesça et tassa le coussin sous sa tête. Nicolas allait sortir, puis se ravisa.
— Tatiana...
— ... Hum ?
— Est-ce que... est-ce que je serai un bon... père, pour toi ?
Tatiana parut surprise de la question, puis réfléchit un instant. Certes, elle ne devait pas divulguer trop d'informations sur le futur, mais peut-être pourrait-elle faire une exception...
— Le meilleur, répondit-elle avec un grand sourire.
En retour, le regard de Nicolas n'en parut que plus sombre. Quel père était-il pour la laisser remonter le temps seule, à une époque aussi dangereuse ?
— Dors bien.
Depuis l'autre côté de la porte, Clara attendait sa sortie. Elle ne voulait pas les troubler. Tatiana semblait toujours plus encline à discuter avec lui qu'avec elle. Lorsqu'il referma la porte derrière lui, elle s'inquiéta de le trouver si soucieux.
— Ça ne va pas mieux ?
— D'après elle, ça s'améliore.
— Pourquoi fais-tu cette tête, alors ?
— Pour rien.
— Nicolas...
Elle attrapa sa main et reçut une violente décharge électrique.
* * *
Assis sur un grand tapis aux couleurs chatoyantes, un garçon joue. Pas plus de trois ou quatre ans, estime Clara. Les petites voitures sont parsemées tout autour de lui, certaines sur leurs roues, d'autres sur le toit. L'une d'elles dans chaque main, il les force à se percuter de plein fouet, le visage caché derrière ses cheveux d'ébène.
— Qu'y a-t-il, Nicolas ? Que s'est-il passé ?...
Le petit garçon ne répond pas. Sa mère s'assoit à côté de lui, repousse avec douceur les mèches qui tombent sur son front et dont il se sert pour dissimuler son expression. Son regard s'attarde un moment sur le ventre arrondi de sa mère, puis les voitures s'entrechoquent à nouveau.
— Mon chéri... il faut que tu sois sage quand papa rentre du travail. Tu sais bien qu'il est fatigué, et...
Les voitures cessent leur manège, les mains du garçonnet se mettent à trembler.
— Je suis... sage. Pourquoi il m'aime pas, maman ?
Il lève vers sa mère un visage ruisselant de larmes. Elle le prend dans ses bras et le serre contre son cœur.
* * *
La vision foudroyante lui avait ôté toute conscience du présent. Son bref moment d'absence avait transformé tous ses muscles en coton. Nicolas la rattrapa de justesse.
— Clara !
Elle s'accrocha à ses épaules et obligea ses jambes à lui répondre. Que venait-il de se passer ? Comment leur contact avait-il pu provoquer cette... vision ? Ce souvenir... ? Encore émue de la détresse qu'il éprouvait à un si jeune âge, elle plongea son regard dans celui de Nicolas.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? demanda-t-il.
Après un moment de stupeur, elle acquiesça.
— Un peu de fatigue, je pense. Oui... de la fatigue...
« Tu ne devrais pas encore réveiller ce pouvoir.
— Je ne l'ai pas réveillé !
— Si. Tu veux utiliser le temps, la prémonition, le voyage. Il est encore trop tôt pour toi, tu n'es pas prête à supporter ce que tu peux apprendre par ce biais. Mon intention n'est pas de te laisser ronger par mes pouvoirs.
— Que lui est-il arrivé ?
— Souhaites-tu réellement que je te l'apprenne ? »
Elle hésita, tentée par le besoin de savoir ce que jamais il n'avait voulu lui dévoiler, rebutée par le sentiment de violer un secret qu'il conservait jalousement. Il ne tolèrerait pas qu'elle mît son nez dans son passé. Elle savait pourtant qu'il s'agissait du moyen le plus rapide pour trouver les réponses au mystère dont il s'entourait... mais elle ne pouvait s'y résoudre.
« Non. Je ne veux pas l'apprendre de cette manière. »
Intérieurement, l'Ange approuva sa décision.
« Et ce n'est pas le moment. Je dois plutôt concentrer mes efforts sur le moyen de rendre Jérôme inoffensif. Qu'a fait Aimé ?
— Tu ne dois pas faire ça. Tu en mourras.
— Je dois le faire. Ce ne sera peut-être pas définitif, mais ce sera déjà un bon début. Et puis...
— J'ignore comment tu peux toujours être en vie, Clara, mais je ne parierais pas sur cette possibilité. Trois fois, Clara. Trois fois, tu es morte ou plutôt, tu aurais dû mourir. C'est trop pour n'être qu'une coïncidence, et rien ne t'assure que tu reviendras une nouvelle fois à la vie.
— Je ne peux pas rester à rien faire.
— Et que feras-tu ensuite ? Si tu meurs, Justin aura tôt fait de le retrouver et de reprendre les choses où elles en sont restées. Si tu revis, il te faudra le protéger toute sa vie pour éviter cela. Te sens-tu prête à ça ?
— Comment ça, le protéger ?
— Jérôme était redevenu humain. Si tu utilises le même stratagème qu'Aimé, tu ne feras que lui rendre la vie. Et pour éviter que Justin ne la lui subtilise à nouveau, il te faudra le surveiller toute ta vie.
— Aimé y est bien parvenu...
— Et Jérôme est revenu.
— Alors je trouverai le moyen de le détruire.
— Personne ne sait comment faire. Seule Tatiana est parvenue à détruire deux Fossoyeurs, mais elle avait la Pierre Triple et... même elle ignore comment elle a fait. De toute évidence, je n'ai pas ses ressources en magie. En plus, nous parlons là de Jérôme, et il n'est pas un banal Fossoyeur. Comment comptes-tu t'y prendre, là où tous ont échoué ?
— Je peux apprendre de Nicolas. Apprendre de mes erreurs. Il y a cette dague qui l'a blessé... »
Nicolas posa une main sur son front, la ramenant à la réalité.
— Clara, tu es avec moi ?
— Oui... Pardon, je réfléchissais.
À son froncement de sourcils, elle se redressa et abandonna ses bras. Il fallait lui prouver qu'elle se portait bien, même s'il n'était que huit heures du matin et qu'elle avait l'impression d'avoir vécu trois ou quatre journées sans dormir.
— Et... tu as abouti à quelque chose ?
— Pas vraiment. Nicolas...
— Oui ?
Le questionner sur ce qu'elle avait aperçu par le biais de ses pouvoirs la démangeait, mais elle se rappelait avec appréhension les dernières fois où elle avait mis sur le tapis le sujet de ses parents ; chaque fois, la conversation avait tourné court et Nicolas, après l'une de ses froides colères, s'était un peu plus renfermé sur lui-même.
— ... De quoi avez-vous parlé, avec Tatiana ?
Il plissa les yeux, comme s'il avait deviné qu'il ne s'agissait pas de sa question initiale, mais sans pour autant la deviner. Méfiant, il se renfrogna davantage.
— De rien, vraiment. Elle était épuisée.
Il la mesura du regard un instant, puis ajouta.
— Donc, toujours pas de solution pour Jérôme.
— Peut-être pourrais-je vous aider, dit une voix dans leur dos.
Tous deux se retournèrent et virent un vieil homme dans le couloir qui menait à la salle. Enveloppé dans une longue cape d'un vert sombre aux broderies fines, il arborait une barbe blanche aussi longue que ses cheveux. Ses petits yeux bleus, vifs dans son visage ridé, ajoutaient une touche facétieuse à son portrait. Clara eut brusquement l'impression d'avoir changé d'univers. D'où sortait ce stéréotype de sorcier ?
Son visage l'interpella. Elle le connaissait... l'Ange l'aida à faire les derniers liens : Samuel, le Meilleur. Le membre le plus puissant, juste après elle.
Égal à lui-même et à l'image qu'elle avait conservée de lui, il avança d'un pas mesuré et discret, jusqu'à ce que Nicolas se dressât entre eux tel un rempart.
— Qui êtes-vous ?
Clara posa une main sur son épaule et lui fit signe de ne pas s'inquiéter de sa présence.
— C'est Samuel. Un Être du Bien, tu n'as rien à craindre de lui.
Nicolas les observa tour à tour, suspicieux.
— Est-ce que tu veux bien... nous laisser ?
Samuel ne cacha pas son intérêt pour Nicolas, qui finit par en prendre ombrage. Il fourra les mains dans ses poches et carra les épaules.
— Tu es sûre ?
— Oui. Ne t'en fais pas. Il ne me fera rien.
— Bien.
Clara l'observa partir, inquiète. Elle ne comprenait pas son accablement. Soit, il n'était plus réellement humain, mais à le voir, cela devenait de plus en plus flagrant que la vie ne l'habitait plus.
— Un bien dangereux ami que vous avez là, dit Samuel en le suivant des yeux jusqu'à ce qu'il fût hors de vue. Enveloppé dans le Chaos...
— Oui, c'est un Fossoyeur. Mais je ne vous apprends rien.
Il plissa davantage les yeux, puis effectua un nouveau pas en direction de Clara.
— Je ne me déplace que rarement, surtout pour l'Ange Suprême qui n'a normalement pas besoin de moi. Mais... j'ai cru comprendre que la situation dans laquelle vous vous trouvez pourrait nécessiter mon aide.