Entre deux océans - Tome 2

By evaaans23

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Ravensbrück, Auschwitz, Mauthausen, des noms qui inspirent la terreur. Des noms de la mort. Alors que Blaine... More

Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32

Chapitre 3

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By evaaans23

- Catherine -

J'avais atterrit à 13 heures. Maman ne pouvait pas venir me chercher puisqu'elle donnait cours jusqu'à 14 heures puis, pour les élèves que ça intéressaient, elle dispensait des cours d'irlandais jusqu'à 16 heures.

Grand-père devait éviter les longs trajets en voiture, enfin c'est ce qu'il prétendait, en vrai le médecin lui avait dit qu'il ne pouvait plus conduire. Jamais.

J'aurais pu prendre le car jusqu'à Galway, mais à la place j'ai préféré prendre le train afin de profiter des paysages de mon pays. Je n'avais jamais réalisé à quel point j'aimais l'Irlande avant de vouloir quitter l'Ecosse au plus vite. Pourtant, être chez moi ne me faisait pas me sentir mieux et la lettre de Blaine qui se trouvait dans la poche intérieur de ma veste semblait peser une tonne. J'hésitais à la sortir pour la lire encore une fois quand mon train est arrivé. Le chef de gare m'a aidé à porter ma valise jusqu'à ma place et m'a souhaité un bon voyage avant de vérifier que le train pouvait redémarrer.

Mon père m'avait promis qu'il n'appellerait pas ma mère. J'étais majeure, c'était à moi de décider si je voulais lui dire ou non. Il n'avait pas répondu aux textos que je lui avais envoyés à mon arrivé à Dublin mais je m'en fichais. Tout ce que je voulais c'était rentrer chez moi, retrouver le confort de ma chambre, du jardin de grand-père et des léchouilles de Sam.

J'ai somnolé plusieurs fois tout en admirant le paysage verdoyant avant de m'endormir pour de bon. J'étais en train de rêver d'un lac dans lequel je me baignais. Blaine était là. Ses boucles brunes volaient autour de sa tête tandis qu'il m'observait de ses yeux perçants. Dans mon rêve, il me faisait peur, c'était comme-ci j'ignorais qui il était. Il portait un uniforme militaire comme on en voit dans les vieux films d'époques, avec des écussons que je ne parvenais pas à reconnaître et une casquette au milieu de laquelle se trouvait une tête de mort surmonter d'un aigle aux ailes ouvertes. Je n'osais pas sortir du lac alors que j'en avais très envie, à la place je me contentais de le regarder comme lui le faisait avec moi

- Je te trouve très belle... Beaux Yeux, a-t-il dit en chuchotant.

Je me suis réveillée en sursaut alors que le train venait de brusquement s'arrêter. Une voix a bientôt raisonné dans tout le wagon, nous annonçant qu'un objet encombrait la voie et que nous allions devoir patienter.

- Super, ai-je marmonné en sortant mon téléphone pour prévenir ma mère que j'arriverais plus tard que prévu.

Il faisait chaud dehors et encore plus dans le train. Je regrettais de ne pas avoir acheté une bouteille d'eau avant de quitter l'aéroport. Et aussi de quoi grignoter. J'allais sortir la lettre de Blaine quand un carnet qui dépassait de mon sac à main m'a arrêté. Le journal de Catrina. Le premier des cinq, ou des quatre si on excluait le livre de recettes. Je l'ai rangé plus soigneusement avant d'essayer de me rendormir, en vain. Nous étions arrêtés au beau milieu de nulle part avec pour seul compagnie des moutons marqués d'une tâche bleue qui regardait le train avec un air bête.

Blaine avait les autres journaux de sa grand-mère mais il avait promis de me le faire parvenir quand il les aurait lu. J'espérais qu'il lisait vite et que le service postal australien n'était pas trop lent. Cependant, je pouvais essayer d'imaginer ce qu'elle avait bien pu écrire. La suite me paraissait évidente. J'avais fait plusieurs recherches sur Ravensbrück lorsque j'attendais mon avion à Edimbourg. J'avais ensuite lu des témoignages d'anciennes déportées qui m'ont fait froid dans le dos. J'ai fermé les yeux et je me suis laissée emporter à une autre époque. Je ne pouvais pas être près de Blaine, mais rejoindre Catrina c'était comme parvenir à le retenir un peu auprès de moi.

Septembre 1941

Les plus faibles n'allaient pas pouvoir tenir le coup. Pas sans eau. Pas avec le peu de nourriture que nous avions et pas avec cette insupportable chaleur. Un regard à Varez m'a donné envie de pleurer. Je ne voulais pas le voir mourir, pas ici, pas comme ça.

- Ca va aller Catrina, m'a-t-il dit comme s'il avait lu dans mes pensées.

J'ai tenté de lui sourire, mais en vain. La paille qui recouvrait le sol grattait mes pieds nus et mes jambes me faisaient atrocement souffrir. Quand j'ai voulu me pencher pour retirer un brin de paille coincé entre mes orteils, je me suis cognée sur les fesses rebondis de la dame qui se trouvait en face de moi. Il s'agissait d'une vieille dame qui ne s'est guère offusquée de ma maladresse. Elle m'a adressé un grand sourire, laissant apparaître une molaire en or, et m'a proposé de les envelopper dans le chemiser qu'elle venait de retirer pour avoir moins chaud.

J'allais accepter quand Varez l'a empêché de déchirer le tissu.

- Surtout ne retirez pas vos vêtements, nous a-t-il dit.

- Pourquoi ? a demandé la vieille dame sans se départir de son sourire.

Je me suis demandée si elle se doutait de ce qui allait nous arriver ou si elle faisait partie de ceux qui croyaient les promesses des allemands. Croyait-elle que nous allions partir travailler pour une usine allemande en échange d'un salaire et de soin ?

- Il va faire de plus en plus chaud, a expliqué Varez. D'ailleurs prenez ma veste Josianne, et toi Catrina n'enlève pas ton pull.

J'avais pourtant bien envie de le faire, je transpirais tellement que j'avais l'impression de n'être que du liquide. Je ne l'avais pas enlevé sur le quai de la gare parce que tout ce qui n'était pas porté était volé dans la minute, mais la chaleur suffocante et le manque de circulation de l'air dans l'habitacle surchargé avait fait perdre sa pudeur à beaucoup d'entre nous. Certaines femmes étaient presque nues.

- A cause de la sudation, a repris Varez. Si vous ne vous couvrez pas, l'évaporation va vous brûler la peau et vous empêcher de vous rafraichir. Et bon sang Josianne prenez ce manteau, s'est-il énervé en lui fourrant de force sa veste dans les bras.

Il avait encore de la fougue et il semblait même reprendre un peu du poil de la bête, si ce n'était cet œil, cet horrible œil que je ne supportais plus de voir hors de son orbite. Un peu plus tôt, un haut gradé allemand avait eu l'amabilité de demander un bout de scotch pour coller l'œil de Varez sur sa joue. « Comme ça il ne te gène plus », lui avait-il dit avec l'air d'un homme qui venait d'accorder une grande faveur.

- Conservez votre chaleur pour conserver votre fraicheur, a-t-il répété plusieurs fois, satisfait de voir Josianne mettre son manteau.

Nous nous sommes regardées toutes les deux sans être certaine d'avoir compris où il voulait en venir, mais étant médecin, il devait savoir de quoi il parlait.

La vieille dame, qui s'est présentée sous le prénom de Gladys, a elle aussi écouté les conseils de Varez et remit son chemisier ainsi que le petit blazer rose vif qui allait avec.

Et puis il n'y a plus eu de cris. Juste la respiration laborieuse de personne suffocant dans leur prison roulante. On entendait parfois un chien aboyer et un ordre en allemand par-ci par-là, mais rien d'autre. Avec Josianne qui avait ouvert la voie et Gladys qui l'avait aidé à repousser l'une ou l'autre personne qui refusait de nous laisser passer d'un coup de fessier bien envoyé, nous sommes parvenus à nous retrouver tous les quatre près de la porte du train et près du baril vide. A côté se trouvait une femme qui ne devait pas avoir plus de vingt ans et dont l'agressivité ne faisait qu'augmenter au fur et à mesure que nous attendions.

Nous avions essayé d'atteindre cet endroit où se trouvait deux plus grandes excavations dans l'espoir d'offrir un peu d'air à Varez qui avait déjà perdu connaissance une fois avant de revenir à lui après que Josianne lui ait assénée une claque qui aurait bien pu faire voler le seul œil qui lui restait hors de sa cavité. De loin, le trou ressemblait à une à une petite fenêtre mais une fois devant, ce n'était plus qu'un petit trou inaccessible.

J'essayai sans y parvenir d'aider Josianne à soulever le médecin pour qu'il puisse respirer au moins quelques goulées d'air même si celui-ci était chargé de chaleur quand la petite nerveuse qui devait faire à peu près ma taille m'a poussée, m'envoyant valdinguer contre le baril d'eau qui serait tombé sans l'intervention des deux autres femmes qui le repoussèrent pour ne pas être écrasée. J'allais lui dire ma façon de penser quand je l'ai vu saisir fermement le bras de Varez.

- A trois, a-t-elle dit à Josianne.

Et à trois, elles l'ont soulevé jusqu'à la lucarne. Elles ne purent pas le tenir bien longtemps, mais c'était de toute façon inutile, de l'air il n'y en avait pas.

- Alors voilà comment ils vont nous tuer, marmonna la femme en maintenant Varez qui ne parvenait plus à se tenir debout tout seul.

- On va bien finir par démarrer, ai-je dit.

- Espérons que l'air circulera un peu mieux, a dit Gladys dont les vaisseaux du visage étaient dilatés à l'extrême.

J'ai remarqué que c'était aussi le cas de Josianne et de bons nombres d'autres femmes qui faisaient empirer les symptômes en paniquant et en s'agitant.

Tout d'un coup, les portes se sont ouvertes, provoquant une hystérie générale, vite calmée par un coup de feu tiré en l'air.

- Tous ceux qui essayeront de sortir seront abattus, nous a averti un policier français.

Tenu en joug par les officiers allemands qui nous menaçaient de leurs armes, nous avons attendu avec appréhension la suite.

Un murmure excité s'est emparé de tout le wagon lorsqu'un officier aidé d'un cheminot sont venu remplir le baril d'une eau à la couleur douteuse, mais de l'eau quand même.

J'ai regardé le liquide tombé en soupirant d'aise. Nous allions avoir à boire. Les portes se sont à peine refermées que je me suis retrouvée projetée en avant par la vague humaine qui voulait s'emparer du baril.

- Il n'y en aura pas assez pour tout le monde, a fait remarquer la petite nerveuse qui avait aidé Josianne.

- Il faut absolument rationner l'eau, ai-je dit.

- Ouais, bah dit leur toi-même, a-t-elle rétorquée.

Nous n'avons pas eu besoin de dire quoi que ce soit, ni même eu le temps de profiter de l'eau qu'on venait de nous apporter puisqu'elle se déversait déjà sur le sol paillé. Certaines y trempaient un vêtement qu'elles suçaient ensuite tandis que d'autres étaient à quatre pattes pour lécher le sol. Une jeune fille tordait son chemisier sur le cou d'un homme qui devait être son grand-père. Le vieil homme n'avait pas l'air de savoir ce qu'il faisait là, ni sa petite-fille d'ailleurs.

- Ils ont été les chercher la semaine passée, m'a expliqué la nerveuse qui semblait mieux contenir son agressivité. Ils ont prétexté un soi-disant contrôle de police et les ont arrêtés.

- Les policiers français ont aidés les allemands ? a demandé Josianne en fronçant les sourcils.

- Les policiers français ont procédés aux arrestations sous l'œil de quelques soldats allemands. Des sales pourris ! Au fait, je m'appelle Elisheba, s'est-elle présentée en me tendant la main.

- Catrina, et elle s'est Josianne. Lui c'est le docteur Varez, ai-je rajouté en le désignant de la tête.

- Des infirmières ? a-t-elle demandée.

J'ai fait oui de la tête.

- Où est ta famille ? lui ai-je demandé.

- Chez eux, à l'abri. Du moins je l'espère.

- Ils n'ont pas été contrôlé ? a demandé Josianne.

- Je ne crois pas que notre quartier a fait l'objet d'une rafle. J'étais au mauvais endroit au mauvais moment. Je rentrais du cinéma quand j'ai vu ce qui était en train de se passer. Un soldat allemand m'a vu et m'a demandé mes papiers. Une étoile de David, ça n'a pas raté.

- Tes parents sont au courant ?

- Ils doivent bien sans douter à l'heure qu'il est. Le pire, c'est qu'il m'avait défendu d'aller au cinéma.

Je n'osai imaginer l'angoisse que devait ressentir ses pauvres parents. Elisheba n'avait en fait que seize ans même si elle paraissait un peu plus vieille.

- Quelle heure peut-il être ? ai-je demandé à Josianne sans vraiment attendre de réponse.

- Il fait encore jour, a-t-elle dit en se mettant sur la pointe des pieds pour regarder par la lucarne.

J'ai soupiré, désespéré. L'air devenait de plus en plus lourd, l'eau qui était tombée au sol avait déjà séchée et celles et ceux qui avaient pu en profiter transpirait si fort que l'eau se transformait en une vapeur suffocante qui rougissait leur peau et les brulait.

- On sera morte avant même d'être partie, a dit Josianne qui s'assurait que personne ne piétine le docteur Varez qui avait réussi à s'asseoir dans une position plus ou moins confortable.

- C'est peut-être ce qu'ils veulent, ai-je répondu.

- Je ne crois pas, a rétorqué Elisheba.

J'ai levé un regard interrogateur vers elle.

- Tu as vu tous les hommes sur le quai ? Ils ont été arrêtés le même jour que moi. D'après ce que j'ai entendu, ils devaient être envoyés au camp de Drancy. Ils en ont envoyés quelques milliers, mais ils ont gardés ceux qui leur semblaient être en meilleur santé pour travailler dans les carrières d'un camp en Autriche. Je ne me souviens plus du nom... Mausen, Gusen, quelque chose comme ça.

- Pourquoi les font-ils monter avec nous alors ?

Elisheba a haussé les épaules. Elle l'ignorait autant que moi, mais ça n'avait de toute façon plus d'importance maintenant.

Le temps semblait durer une éternité. Cette sensation était amplifiée par le fait que nous n'avions aucun moyen de savoir l'heure qu'il était vraiment.

- Je dirais qu'il est entre 16 et 17 heures, a dit une grande blonde qu'on avait soulevée jusqu'à la lucarne pour qu'elle essaye de voir la grande horloge de la gare.

- Tu as vu l'horloge ? a demandé une autre.

- Non, je l'estime aux ombres du soleil.

Un soupir désabusé fut poussé en chœur par tout le wagon. Soudain, un cri rauque s'est fait entendre au milieu du wagon, suivi d'un autre un peu plus loin. Varez s'est réveillé en sursaut. Son instinct de médecin reprenant le dessus, il a voulut se précipiter vers les malheureuses mais il ne parvint qu'à glisser sur la paille et à tomber sur la personne en face de lui qui l'insulta de tous les noms d'oiseaux qu'elle connaissait.

- Aidez ma mère, a supplié une jeune fille que seule Josianne parvenait à voir.

J'essayais en vain de voir quelque chose en me mettant sur la pointe des pieds, mais je n'eus pas longtemps à attendre pour voir ce qui était en train de se passer.

Une véritable démente se projeta contre la porte fermée du wagon en hurlant des mots incompréhensible. Il s'agissait d'une femme d'un certain âge, pas très épaisse, mais ça ne l'avait pourtant pas empêché d'envoyer valdinguer toutes celles qui étaient sur son passage.

- Calmez-vous, a commencé Josianne en essayant de lui attraper le bras.

Elle s'est tournée vers vous, un masque de folie, une vraie folie de celle qui vous fait oublier jusqu'à votre prénom, s'était emparée d'elle.

Ses yeux roulaient follement dans leur orbite tandis que de la bave lui coulait des lèvres. Elle s'apprêtait à mordre Josianne quand elle fut arrêtée par une crise de convulsion qui la fit tomber par terre.

Sans attendre, nous avons poussé les curieuses pour pouvoir nous occuper de la malheureuse.

- De l'écume lui sort de la bouche, ai-je dit sans comprendre.

Avait-elle la rage ? Bien sûr que non, me suis-je de suite raisonnée, les premiers symptômes se seraient manifestés bien avant.

- C'est la chaleur, a dit Varez. Cette femme a été rendue folle par la chaleur et elle va mourir.

Il ne s'était pas trompé, l'agonie de cette vieille femme ne fut pas longue.

- Sa fille aussi est en train de mourir, a crié quelqu'un.

Nous l'avons approché en jouant des coudes, certaines refusant carrément de nous laisser passer. Ce n'est que grâce à une grande hollandaise, plus jolie que Josianne mais tout aussi impressionnante physiquement que nous avons pu l'atteindre. Il s'agissait d'une jeune adolescente qui se tortillait dans tous les sens.

- Elle n'est pas en train de mourir d'un coup de chaleur, elle fait une crise d'épilepsie, ai-je dit en soutenant sa tête pour ne pas qu'elle se la cogne contre le sol dur.

Josianne a repoussé une femme qui voulait lui mettre une ceinture dans la bouche pour ne pas qu'elle avale sa langue.

- Un épileptique n'avale pas sa langue, l'a-t-elle rabrouée avec un regard menaçant.

- La crise est passée, ai-je signalée.

La jeune fille ne mit pas longtemps à reprendre connaissance. Une petite fille lui a signalé que le docteur venait de lui sauver la vie en me pointant du doigt.

- Merci docteur ! s'est exclamée l'adolescente en me serrant dans ses bras.

- Je ne suis pas...

Je m'apprêtais à la détromper en lui disant que je n'étais qu'une infirmière et que je n'avais pas fait grand-chose mais je fus interrompu par Varez qui était arrivé près de nous Dieu seul sait comment :

- En effet, bravo docteur.

- Quoi, mais... ai-je balbutié.

- Docteur Armitage, a-t-il dit fermement.

Il a levé son oeil valide sur moi, un oeil qui signifiait clairement « fermez-là ».

Je n'ai compris le but de sa manœuvre que lorsque les gens qui m'entouraient se sont mis à me regarder comme si j'étais le messie.

- Docteur, qu'est-ce que nous devons faire ? m'a demandé l'une.

- Docteur, il nous faut de l'air, m'a dit une autre.

- Docteur, mon grand-père suffoque, a rajouté une autre encore.

J'ai jeté un regard paniqué à Varez qui souriait.

- On va mettre un peu d'ordre dans ce wagon, a-t-il dit suffisamment fort pour n'être entendu que de Josianne et de moi.

Varez avait du nez. Un médecin inspirait la confiance aux gens, surtout dans un tel état d'urgence et de panique, mais il lui était difficile de tenir ce rôle avec son corps recouvert d'hématomes et son œil collé contre sa joue.

Je me suis à nouveau réveillée en sursaut quand le train à redémarrer. Un peu de bave coulait sur mon menton que j'ai essuyé du revers de ma manche. Un rapide coup d'œil à mon téléphone m'indiqua que nous avions perdu près de trois quarts d'heures et que je n'arriverais donc pas avant 19h59. Ceci ne sembla pas plaire à mon ventre qui émit un bruit plaintif pour me rappeler que je n'avais pas pris le temps de manger lorsque j'étais arrivée à la gare en début d'après-midi et que j'allais encore devoir attendre pour pouvoir étancher ma soif.

J'ai joué à des jeux de casse bric sur mon téléphone pour oublier que j'avais soif jusqu'à ce que la batterie me lâche. J'ai alors sorti la lettre de Blaine, mais non pas pour la lire, seulement pour m'éventer avec. Il faisait horriblement chaud malgré la nuit qui pointait le bout de son nez. « Nous bénéficions du soleil d'Espagne », avait dit une vieille dame assise un peu plus loin que moi. Cela ne semblait pas la déranger de suer à grosse goutte, mais elle au moins avait de quoi boire.

Hélas, cet air frais que nous avions tant attendu depuis le début de la journée nous fit bientôt grelotter et alors que l'aube n'était pas encore prête à se réveiller, la nuit avait été la témoin de la mort de tous les hommes présents dans le wagon à l'exception d'un seul. Le docteur Varez tenait bon. 

Nous avons essayé de les mettre dans un coin du wagon où ils ne seraient pas une gêne mais aussi où ils avaient le moins de chance de se faire piétiner. Nous n'avions rien pour les recouvrir, l'air frais ayant poussé toutes les femmes à se rhabiller, voir à voler ce qu'elles pouvaient pour se couvrir un peu plus.

Nous nous sommes arrêtés le lendemain dans une gare dont je n'ai pas vu le nom, mais l'ambiance était bien différente de la France. Peut-être étions-nous déjà en Allemagne. Peut-être étions-nous en Suisse. Le train n'allait pas vite et s'arrêtait fréquemment pour en laisser d'autre passer.

Ici, le ciel était gris et l'humidité se faisait sentir par le froid saisissant qui a contrasté tout de suite avec la chaleur étouffante de la France.

On n'a eu droit à une nouvelle rasade d'eau et les morts ont été retirés du wagon sans ménagement. L'air lugubre de la gare était renforcé par les nombreux soldats en uniforme allemand qui menaçait de leurs armes tous les wagons ouverts. Ça n'a pourtant pas dissuadé une femme d'essayer de s'enfuir avec son fils, un petit garçon qui ne devait pas avoir plus de quatre ou cinq ans. Elle avait réussi à se cacher sous le wagon avec l'enfant, mais a finalement été repérée quand elle avait essayé de partir, le petit dans ses bras. Elle a été tuée d'une balle dans la nuque, puis un soldat est allé chercher le petit garçon qui hurlait debout devant le corps de sa mère et l'a amené devant nous. Sans sourciller, il a mis le canon de son revolver sur la tête de l'enfant et avant même que nous comprenions ce qu'il allait faire, il gisait à terre noyé dans son sang.

En guise de représailles pour ne pas avoir empêché leur camarade de s'enfuir, vingt personnes furent choisies au hasard et abattus à leur tour. Ils ont ensuite refermé les portes de nos wagons, ne laissant comme image dans nos yeux noyés de terreurs que les corps sans vies d'innocents sans défenses.

Il y a eu d'autres morts ce jour-là, mais de froid cette fois. La soif se faisait moins pressante et nous n'avons pas eu trop de mal à rationner l'eau, mais la faim a vite commencé à nous tenailler. Ceux qui avaient vu leurs camarades être malade avec le saucisson avarié l'avait jeté, ne gardant que le morceau de pain rassit. C'était mon cas. J'en prenais une toute petite bouchée une fois de temps en temps que je savourais en la faisant durer plusieurs minute quand j'aurais pu l'avaler en une seule fois.

J'imaginais que ce tout petit morceau de pain était enduit de la bonne confiture de ma grand-mère et que je le trempais dans un bol de chocolat chaud que ma mère venait de préparer. J'imaginais que ce petit morceau était une grande miche de pain d'au moins cinq cents gramme et que j'allais être calée jusqu'à notre arrivé. J'imaginais aussi les délicieux éclairs au chocolat que préparait parfois le père de Jon en copiant une recette qu'il avait apprise en France.

Il y eut un nouvel arrêt au beau milieu de la nuit. La lune était haute dans le ciel et pleine. Ça m'a rappelé l'histoire de la bête du Gévaudan et je me suis imaginée être la prisonnière d'un terrible loup-garou et de sa meute. Sauf que ce n'était pas des loups, seulement des hommes.

A cet arrêt, ils nous ont tous fait sortir et je dois bien admettre que malgré le froid et la pluie, ça m'a fait un bien fou de pouvoir me dégourdir les jambes. Mon genou avait toujours une teinte noirâtre, mais il ne semblait pas avoir trop gonflé. Des infirmières de la Croix Rouge ont été autorisées à nous donner du pain et du fromage et un médecin a fourni discrètement quelques médicaments aux médecins et infirmières qu'ils croisaient. J'ai caché le flacon d'anti-inflammatoire tout en écoutant ce que le médecin disait à Varez au sujet de son œil.

- Je ne vois pas encore de trace d'infection, mais il ne faut pas le laisser comme ça, a-t-il dit.

- Pas la peine de vous inquiéter pour moi, je serai mort avant d'être arrivé, a répondu Varez avec un rire sans joie.

On nous a fait remonter dans les wagons à grand renfort de cris et de morsures de chien. Par chance, avant que la porte du wagon ne se referme, une infirmière m'a tendu une paire de chaussures que j'ai eu le temps d'attraper sans qu'elles ne me soient confisquées.

Elles étaient un peu trop petites pour moi, mais elles ont eu le mérite de garder au chaud mes pieds gelés. On essayait de se tenir chaud comme on pouvait, mais plus le train s'enfonçait en Allemagne, du moins le supposions-nous, plus le froid se faisait sentir.

- Le gèle annonce une journée ensoleillé, essaya de nous convaincre Elisheba dont les lèvres avaient pris une couleur bleuâtre.

- Dire qu'il y a plusieurs heures de ça nous priions pour ne plus suffoquer sous le soleil de France, a grogné Josianne.

Nous nous arrêtâmes une fois encore au crépuscule. Une fois encore, on nous fit sortir. Nous étions tous groggys et frigorifiés. Une petite fille qui portait des sandalettes avaient les orteils entièrement bleus et tout le monde essayait de s'emmitoufler le mieux possible sous les vêtements qu'ils avaient. J'ai vu un panneau sur lequel était indiqué Weimar, mais je n'avais aucune idée d'où se trouvait Weimar.

Le soleil n'allait pas tarder à se lever et les premiers rayons qui essayaient de percer la fin de la nuit donnaient une couleur mauve mélangé à un rouge de feu au ciel. J'ai contempler ce ciel en ignorant les cris et les aboiements. Cela m'a permis d'ignorer les coups de cravaches et les coups de revolver qui dispensaient la mort tout autour de moi.

Il n'y eut pas de nourriture, d'eau ou de médicament cette fois. Seulement de nombreux officiers allemands qui prenaient un malin plaisir à séparer les hommes des femmes, enfants y compris, à grand renfort de coup de bâton ou de ce qu'ils avaient sous la main afin de les faire se ranger cinq par cinq.

Ce fut bientôt le tour de Varez d'être séparé de nous. Tout le temps où nous sommes restés à quai jusqu'au moment où les portes de notre prison ce sont refermés sur nous, Varez ne m'a pas lâché du regard. La dernière vision que j'ai emportée du vieux médecin corse fut un sourire sincère et la chaleur que diffusait son unique œil, l'autre commençant à pourrir sur sa joue.

- Ils vont aller dans un camp pour homme, m'a dit Elisheba.

- Où ? ai-je demandé.

Elle m'a répondu par un haussement d'épaule. J'ai supposé que nous n'allions pas tarder à atteindre notre destination nous aussi. Erreur. 

Notre voyage a duré encore deux longs et pénibles jours durant lesquels nous fûmes de plus en plus rationnées en eau et en nourriture. Deux jours où il fit chaud en journée et glacial la nuit. Deux jours où les plus vieilles moururent, parfois dans une agonie terrible. Ce fut le cas de Gladys qui fut victime d'hallucinations qui la rendirent folle au point de se taper la tête contre les parois du wagon. Nous avons réussi à la maitriser en nous y mettant à plusieurs mais la folie lui a fait arracher les cheveux de l'une d'entre nous qu'elle parvint ensuite à mordre au cou jusqu'au sang. C'est finalement dans des convulsions d'une violence inouïe qu'elle est morte. Certaines se sont empressées de lui voler ses bijoux tandis que les autres, moi y compris, se sont contentées de détourner le regard face à ce spectacle désolant.

Durant cette nuit-là, nous avons aussi failli perdre Elisheba qui tremblait et était confuse. Le froid venait de la faire rentrer dans un état d'hypothermie qui n'allait pas tarder à la tuer. Nous l'avons couverte des pieds à la tête et gardée contre nous toute la nuit Josianne et moi. Le lendemain, elle avait retrouvé son sale caractère et ses airs supérieurs à notre grand soulagement.

C'est au bout de cinq jours que nous sommes enfin arrivées à notre destination finale. Il faisait nuit et il gelait. Je pouvais sentir le froid pénétrer toutes les parties de mon corps pour s'insinuer tout à l'intérieur de moi. On nous a fait sortir et ranger cinq par cinq toujours sous les coups, les ordres criés en allemands et les aboiements, voire parfois les morsures, des chiens.

Malgré l'air froid qui brûlait mes poumons, j'étais contente d'enfin pouvoir respirer autre chose que les odeurs de vomi et de merde qui nous avaient toutes faits suffoquer dès le premier jour. Il n'y avait plus un homme maintenant. Seulement des femmes et des soldats.

Tandis que la plupart s'est occupé de nous faire aligner à grand renfort de cri dont le seul que j'ai retenu est « shnell », d'autres sortaient les bagages. Tous les bagages, y compris ceux des hommes. Une dame fluette mais élégante a demandé dans un allemand impeccable à l'un des soldats si la valise de son mari allait lui être livrée. Il lui a flanqué un coup de cravache avant de répondre qu'évidemment, les valises des hommes allaient leurs être livrées et qu'en attendant il pouvait bénéficier des dons que l'on faisait au camp où ils avaient été envoyés.

Elle n'a plus osé rien dire, la joue striée d'une longue ligne de sang, mais je voyais bien qu'elle ne s'était pas laissée dupée comme d'autres à ses côtés qui elles avaient parus soulagées. Non, elle avait compris que quelque chose de louche se tramait. Comment pouvait-on renvoyer leur valise aux hommes quand elles ne portaient aucuns noms ? Quand certains avaient partagé celle de leur femme ?

Nous étions toutes un peu hagardes, affaiblis par l'épuisement après un tel voyage, affamées et assoiffées. Du moins c'était mon cas, je ne cessais de penser aux tartines de confitures de ma grand-mère. Josianne, elle peinait à garder les yeux ouverts. Nous avons tenus notre rôles jusqu'au bout, à savoir garder un maximum de personnes en vie en gérant la distribution de l'eau et en venant en aide à celles qui allaient le plus mal. Nous n'avons eu à déplorer que deux autres mortes, deux vieilles femmes qui ont succombées paisiblement, du moins je l'espère, en s'endormant silencieusement lorsque ce fut leur tour de prendre place au sol. Elles sont arrivées avec nous et ont été jetées dans un coin par les soldats où s'entassait déjà d'autres corps.

Tout à coup, ce qui devait être une femme mais qui ressemblait plus à un taureau avec des cheveux a fait son apparition. A vrai dire, si elle n'avait pas eu une si longue chevelure d'un blond presque blanc, je l'aurais prise pour un homme.

Vêtue d'une lourde jupe et d'une cape noire, cravache en main, elle s'est mise à parler en allemand. Cela nous était adressé, mais quasi aucunes d'entre nous n'a compris ce qu'elle a dit. Par chance, une juive d'origine allemande qui était venu vivre en France pour y enseigner la musique se trouvait près de moi aussi puis-je entendre la traduction qu'elle fit tout bas à Elisheba.

- Si vous essayez de fuir, vous serez fusillées. Vous récupérerez vos bagages une fois installées au camp. Vous êtes ici pour servir la Grande Allemagne en fournissant de la main-d'œuvre au Reich.

L'allemande s'est arrêtée de parler, à regarder ses collègues masculins avec un sourire mauvais avant de jeter un regard de dégout sur les milliers de femmes apeurées qui se tenaient devant elle avant de reprendre avec un rictus mauvais :

- Vous êtes ici pour mourir. Bienvenues à Ravensbrück.

Bienvenue ma Catherine ! m'a accueilli grand-père à la gare.

J'ai soulevé un sourcil interrogateur tout en faisant tomber bruyamment ma valise sur le quai.

- Je croyais que maman allait venir, ai-je dit en soupçonneuse.

- Si tu n'es pas contente, rentre à pied, a répondu grand-père en haussant les épaules.

- Et je croyais que tu ne pouvais plus conduire...

- Sur de longues distances seulement ! Je ne suis pas totalement sénile contrairement à ce que tout le monde semble croire, je peux encore me déplacer d'un point A à un point B sans tuer personne !

- D'accord, d'accord, ai-je capitulé.

Ma mère avait été retenu à l'école après ses heures et c'est joyeusement que grand-père c'était proposé pour venir me récupérer. La vérité, c'est que personne n'avait à coeur de le priver de sa voiture et de son indépendance mais c'était plus fort que moi, il fallait que je m'inquiète. Que je pense trop comme dirait... non ! Il fallait que je fasse des efforts pour cesser de me le souvenir.

- Mais si j'avais su l'accueil que tu allais me réserver..., a-t-il rajouté en reniflant faussement.

- Oh, je t'en prie ! Arrête un peu de faire le vieux râleur, bien sûr que je suis contente que tu sois venu à la gare... je n'avais plus de liquide pour payer le taxi, ai-je rajouté avec un sourire en coin.

Il a marmonné quelque chose que je n'ai pas compris en emportant ma valise. Je l'ai suivi jusqu'à la voiture où un silence inconfortable m'a serré la poitrine. Grand-père tenait fermement le volant, tendu. Pas parce qu'il avait peur de conduire mais parce qu'il savait.; Grand-père savait toujours et là, il savait que quelque chose s'était passé. Mais parce qu'il ne se montre jamais indiscret et qu'il estime que nous avons tous le droit d'avoir nos secrets, il n'a rien demandé. 

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