Manipulation

By StrawberryDark

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Dans le jeu de la séduction, il n'y a qu'une seule règle : ne jamais tomber amoureux. Reyna vit à Athéa, un p... More

[RÉÉCRITURE POSTÉE]
PROLOGUE
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 4 BIS
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12 | PARTIE 1
CHAPITRE 12 | PARTIE 2
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17 | PARTIE 1
CHAPITRE 17 | PARTIE 2
CHAPITRE 18 | PARTIE 1
CHAPITRE 18 | PARTIE 2
CHAPITRE 19 | PARTIE 1
CHAPITRE 19 | PARTIE 2
CHAPITRE 19 BIS
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
CHAPITRE 23
CHAPITRE 24
CHAPITRE 25
CHAPITRE 26
CHAPITRE 27 | PARTIE 1
CHAPITRE 27 | PARTIE 2
CHAPITRE 28
CHAPITRE 29
CHAPITRE 30 | PARTIE 1
CHAPITRE 30 | PARTIE 2
CHAPITRE 31
CHAPITRE 32
CHAPITRE 34 | PARTIE 1
CHAPITRE 34 | PARTIE 2
CHAPITRE 35
Remerciements
Info Tome 2
Come back 🔥
Instagram

CHAPITRE 33

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By StrawberryDark

REYNA





La trahison possède un goût acide, proche de la remontée gastrique. Une pourriture âcre qui envahit votre bouche. Un déchet qui obstrue votre gorge.

C'est un dégueulis de souvenirs mensongers qui salit votre identité et putréfie votre existence. Elle gangrène vos organes, contamine vos tissus pour ne laisser qu'un liquide rance dans une enveloppe charnelle avariée.

Rien qu'un cadavre évidé comme met de choix pour les charognards.

Je n'avais plus lâché une larme depuis Newton Park. Il a suffi de quelques phrases. Quelques mots bien choisis comme d'habitude, pour m'anéantir.

En me réveillant seule dans le complexe, la tête bourdonnante et la vision floue, j'ai compris que l'on m'avait droguée. Je ne conserve d'ailleurs que très peu d'images distordues de cette période. Seuls me reviennent la haine, l'aveuglement de ma colère tandis que je menaçais Shade avec mon arme.

En réalité, je suivais docilement les ordres de ma mère. Les révélations de Shade ont agi comme un électrochoc. J'aurais dû douter de lui. Le sérum aurait dû m'empêcher de le croire. Mais quand il a mentionné Newton Park, une vague de douleur a explosé sous mon crâne.

Je ne comprends encore pas bien ce qu'il s'est produit à ce moment-là. J'avais l'impression d'avoir deux cerveaux, deux voix combattant pour des camps opposés. Sans savoir laquelle je devais croire. Je suppose que la confusion a remporté la victoire.

Les Sénatrices sont responsables de la catastrophe de Newton Park.

Je ne sais pas comment il a fait, je n'avais pas pris la Résistante au sérieux une seule seconde lorsqu'elle avait évoqué ces rumeurs lors des commémorations le 15 mars dernier. Mais il n'avait pas menti pour la Solution Finale, et désormais, un instinct douloureux, inscrit jusque dans ma chair innervée, tout contre mes axones brûlés me convainc que c'est la vérité.

La triste, l'abominable, la cruelle vérité.

Depuis la découverte du laboratoire, et ce qu'il s'est passé après —la captivité, la torture, la drogue — je peux les imaginer capables de tout. Mais il me faut des explications. J'ai besoin d'entendre Zelda avouer ses crimes.

Mes doigts tapotent les accoudoirs du fauteuil capitonné de ma mère en rythme. À peine un bruit sourd, absorbé par le faux cuir. Dans l'obscurité de son bureau, les animations de sa plateforme de travail semi-circulaire m'éblouissent.

Je fixe la porte, attendant patiemment depuis quatre heures que sa silhouette svelte la franchisse. Son bureau m'a toujours été interdit. Aujourd'hui, il m'appartient. En détournant le protocole de Mika, il m'a suffi d'exploiter les failles de la sécurité pour forcer l'entrée.

Désormais, assise à sa place pour la première fois, je ne me sens pas différente. Je me glisse dans la peau de Zelda, m'imprègne de son pouvoir autoritaire. Mais la rancœur me consume. Je réalise un peu tard que je ne peux pas lui ressembler. Je n'ai jamais pu.

Je reste moi, quoi qu'elle fasse.

La voix de Mika me parvient de façon étouffée. Zelda Call pénètre dans la maison, ses talons claquant d'assurance. Je l'entends remonter le couloir et s'immobiliser devant la porte déverrouillée.

J'imagine la surprise sur son visage lisse. Ou ce qui se rapproche le plus de la surprise dans son indifférence calculée. Un sourcil haussé peut-être ?

Le battant se rétracte enfin. Ma mère apparaît, absolument majestueuse dans sa combinaison d'ivoire. Son serre-tête athénien maintient ses cheveux roux en place. Toujours parfaitement dosée. Parfaite. Comme d'habitude, sa prestance m'écrase, mais pour une fois, je ne me laisse pas impressionner.

Un rictus sévère étire ses lèvres quand elle m'aperçoit. À sa place.

—   Que fais-tu ici, Reyna ?

Son ton calme me surprend. Peut-être pense-t-elle que je suis toujours sous l'influence du triRégimol ? Elle dépose ses affaires sur la surface interactive, sans m'adresser un regard, me confinant dans mon insignifiance.

Mes doigts cessent tous mouvements.

—   Je vous attendais.

—   Tu aurais pu m'attendre dans le salon, réplique-t-elle avec ennui. Comment es-tu entrée ?

—   Il semblerait que je ne sois pas aussi stupide que vous le prétendez, Mère.

La Sénatrice stoppe finalement ses mouvements et deux billes froides se jettent sur moi avec la précision d'un sniper. Un violent coup d'œil comme avertissement silencieux.

—   Que t'ai-je déjà dit à propos du sarcasme ?

Un sinistre ricanement s'élève dans la pièce. Je ne reconnais pas ce gargouillement sec contre mes cordes vocales. Ni ma voix glaciale.

—   Asseyez-vous, Mère. Nous devons discuter.

Ses pupilles s'enflamment et m'entaillent doucement la peau. Elle reste debout.

—   Ton impertinence n'a rien d'amusant, se moque-t-elle sans me prendre au sérieux. Maintenant, sors d'ici. J'ai encore énormément d'affaires à régler.

—   Vous ne comprenez pas... (Mes doigts actionnent le bouton dissimulé sous son accoudoir droit. La porte se verrouille dans un claquement sourd.) Vous n'êtes pas en position de négocier. Maintenant, je vous en prie, asseyez-vous.

Mon ton n'a plus rien de sarcastique, de courtois ou de simplement naïf. Il est froid, sévère. Il ordonne sans laisser de place à la négociation.

Après d'interminables secondes, Zelda s'installe finalement sur l'un des fauteuils de velours vert devant le bureau. Ses yeux pénétrants ne quittent jamais les miens. Elle ne digère pas l'affront, pourtant elle s'exécute.

—   Ta plaisanterie aura des conséquences, Reyna, me menace-t-elle. Mais soit ! Parle donc, puisque tu m'obliges à t'écouter.

J'avise sa mâchoire imperceptiblement contractée. Un rictus carnassier affleure sur mes lèvres. Je prends la parole :

—   En réalité, il serait plus juste que les rôles soient inversés. Après tout, c'est vous qui avez des crimes à avouer.

—   De quelles inepties parles-tu encore ? Tu me fais perdre mon temps.

—   Vous avez aidé à camoufler un attentat fomenté par le Sénat et vous le savez, lâché-je avec un aplomb terrifiant.

—   Tes accusations sont complètement déplacées.

—   Elles sont fondées.

—   Dois-je te rappeler à qui tu t'adresses ? s'agace-t-elle. Je suis Sénatrice d'Athéa, Gardienne de l'Ordre, Meneuse de la nation et Progressiste par nature. Et je suis également ta Matriarche, bien que tu sembles l'avoir oublié. Par conséquent, je te demanderai maintenant de bien vouloir m'expliquer ce que signifie cette mise en scène.

Deux minutes. C'est le temps durant lequel le contrôle lui a échappé. Le temps qu'il lui a fallu pour faire valoir son autorité et me le réclamer. Zelda Call ne supporte pas de m'observer en possession du pouvoir. De son pouvoir. Comme Shade.

Leur ressemblance me frappe soudain avec une violence inédite. Je contrattaque.

—   Si vous n'aimez pas ma mise en scène alors arrêtez de faire semblant, pointé-je en la dévisageant de haut en bas d'un œil mauvais. Vous avez peut-être plus de pouvoir que moi, aux yeux du Sénat et du pays tout entier, mais vous me devez des explications et vous le savez. Vous devez des explications à votre fille, et vous seulement. Je ne devrais pas avoir à me justifier de vous les demander.

—   Quoi que tu penses savoir, ma fille, tu te trompes.

—   Vraiment ? Donc, vous ne m'avez pas droguée au triRégimol pour m'encourager à éliminer Shade Harper ? De même, vous ne lui avez pas rendu une petite visite surprise il y a dix jours, pour négocier ma victoire ?

—   Ce ne sont que des affabulations sans queue ni tête, me coupe-t-elle sans considération.

—   Je n'ai pas fini, articulé-je sèchement m'attirant ses foudres. (Je laisse le silence m'aider à rassembler mes forces.)Vous pouvez continuer de prétendre que ce ne sont que des inventions idiotes montées de toute pièce par mon esprit, mais pouvez-vous me regarder en face, Mère, et m'affirmer que vous n'avez aucun lien avec la catastrophe de Newton Park ?

Son masque de perfection ne faiblit pas. Mère m'affronte avec calme et sérénité. Aucun tressaillement ne vient la perturber. Pas une micro expression pouvant la trahir alors que je sais que la colère trace son chemin le long de ses veines.

—   C'est lui qui t'a mis cela dans le crâne, n'est-ce pas ? crache-t-elle, avec une grimace de dégoût. Combien de fois devrais-je te répéter de ne...

Mon ricanement amer interrompt sa vaine tentative d'intimidation. Sa bouche se referme. Elle tiendrait son rôle jusque devant les Équitas. Combien de discours similaires a-t-elle en stock ? Combien de temps encore peut-elle nier avant de se retrouver à court de belles tirades moralisatrices pour faire oublier de ce dont on l'accuse ?

Je n'ai pas d'énergie pour cela.

—   Épargnez-vous la peine de me manipuler, Mère. Vous valez mieux que cela. Je mérite d'enfin connaître la vérité, vous ne croyez pas ? Sauvez le peu d'honneur que vous avez et admettez-le. Cela nous fera gagner du temps à toutes les deux.

Mon cœur bat contre mes tempes, sous ma langue et jusque dans mes mots. Zelda demeure silencieuse. Silencieuse et sereine. Je ne l'impressionne pas.

Une étincelle sournoise tremblote dans ses pupilles. Ses lèvres s'incurvent en un sourire carnassier dévoilant sa dentition parfaite, tel un prédateur.

—   Il t'a bien dressée, constate-t-elle en laissant paraître son mépris.

Je hausse les épaules.

—   Il s'est contenté d'appliquer vos méthodes.

Elle ne répond pas à la provocation et enchaîne directement.

—   Ma pauvre petite fille, ronronne-t-elle avec cruauté. Si faible. Si... fragile. Bien, puisque tu me le demandes, je vais te répondre. (Elle prononce ces mots comme si elle me faisait une faveur.) Oui, les Sénatrices sont à l'origine de l'attentat de Newton Park.

Le maigre espoir qui subsistait encore en moi s'évapore. Un étau chauffé à blanc enserre douloureusement ma poitrine et m'empêche de respirer. Mes côtes appuient sur mes poumons, un alliage de tissus et d'os qui cherche à briser les lois de la physiologie. La vérité dans sa bouche est un phénomène si rare qu'il aspire l'oxygène de la pièce.

Le doute n'existe plus.

Mes ongles griffent les accoudoirs pour ralentir ma chute. Je tente de garder la tête haute tout en rassemblant ce qu'il reste de fonctionnel dans ma carcasse béante de mensonges. Toutes mes forces se conjuguent pour maintenir un calme froid sur mon visage. Ce n'est que le début du combat.

J'inspire profondément pour ne pas lui offrir ma détresse de visu. Cela ne la ferait que jubiler.

—   Comment est-ce possible ?

Ma mère soupire d'ennui. Son cynisme me met hors de moi.

—   Un fâcheux accident, explique-t-elle. Nous voulions simplement faire croire à un vol pour récupérer des informations dans le Cœur Informatique de l'école. Mais comme tu le sais fort bien, la bombe EM que nous avons utilisée présentait un défaut de transmission. Et l'opération a dégénéré.

—   Pourquoi aviez-vous besoin de ces informations ?

Elle pince les lèvres, réticente à continuer. Mes yeux la dissuadent de rester muette.

—   Très bien, accepte-t-elle à contrecœur. Comme tu voudras. (Elle croise les jambes et entrelace ses doigts autour de son genou.) Ces informations étaient vitales pour déjouer une organisation terroriste. Cette année-là, nous soupçonnions plusieurs femmes influentes, des Élites notamment, de financer des sous-réseaux de Clandestins en lien avec la Résistance. Nous craignions une attaque imminente envers le Sénat.

« Au début, nous avons missionné des Silencieuses pour les espionner. Pendant quelques semaines, cela a plutôt bien fonctionné. Nous savions désormais avec certitude quelles femmes étaient impliquées, quelles sommes étaient versées et à quelle fréquence. Mais cela était insuffisant. Nous avions besoin de preuves plus concrètes. Des noms, des lieux de rendez-vous, des entrepôts de stockage. Nous voulions tout savoir pour démanteler le réseau de l'intérieur et trouver la planque des Clandestins.

Ma mère relate cette tragédie aussi simplement qu'un conte pour enfants et je me retrouve à vouloir la faire taire. Définitivement. L'écouter est une torture.

—   Mais ces femmes savaient parfaitement comment se protéger. Aucune donnée n'était laissée au hasard. Tout était crypté, sécurisé ou simplement effacé. Des Torpilleurs les escortaient en permanence et le plus petit de leur appareil électronique possédait un Bouclier de Force V, équivalent à celui du Sénat.

« Au bout de plusieurs mois sans avancées majeures, nous étions prêtes à renoncer, quand une de nos Silencieuses a mentionné que trois des Élites étaient mères de petites filles. La solution nous a alors sauté aux yeux. Nous avons enquêté sur leurs enfants : toutes trois étaient âgées entre six et dix ans et toutes étaient scolarisées à l'école élémentaire de Newton Park. L'école la plus réputée de la ville où nombre d'enfants d'Élites et de politiciennes étaient admises, comme tu le sais. Rapidement, nous avons décidé d'utiliser Newton Park comme intermédiaire.

La mention de Newton Park me tétanise. Les souvenirs affluent et s'entassent contre les parois de mon crâne. Les cendres se coincent à nouveau dans ma gorge, m'étouffent. J'inspire douloureusement entre mes dents, l'air soudain brûlant contre ma langue.

—   Le but principal était de faire croire à un vol de données. Nous voulions que les Élites pensent que leurs informations personnelles avaient été compromises ou que leurs filles étaient en danger, ce qui les aurait poussées à agir dans la précipitation et à se dévoiler. Par conséquent, nous avons payé une professeure de l'école pour qu'elle désactive la sécurité du Cœur Informatique. Une équipe de maintenance avait fait une vérification la veille, assurant ainsi une couverture à notre alliée. Ensuite, il fallait que l'on croie à une attaque, donc une bombe EM a été subtilisée de l'arsenal de défense d'Athéa. Elle devait enfermer tout le monde dans les classes de sorte à ce que les Silencieuses puissent agir en toute discrétion, récupérer les données, puis sortir avant que les secours n'interviennent. Personne ne devait être blessé. Les informations issues des gamines auraient dû nous aider à percer leur Bouclier, à les menacer, ou simplement à nous donner un peu plus de renseignements. Mais cela n'a pas fonctionné comme prévu.

Je retiens férocement mes larmes. Je ne pleurerai pas. Pas devant elle. Pas par sa faute.

—   Il y a eu une seconde explosion et l'opération est partie en vrille. Désormais, il y avait des centaines de morts. Des centaines d'enfants. Nous ne pouvions pas révéler l'implication du Sénat, cela aurait déclenché une seconde Mater Révolution. Ou pire : une guerre civile. Nous ne voulions pas cela pour Athéa.

« Alors nous avons fait ce que tout bon gouvernement aurait fait pour protéger son peuple : nous avons retourné cette catastrophe à notre avantage. L'accident est devenu un attentat. Soudain, les Clandestins étaient responsables. La Résistance était responsable. La prise d'otage le jour même par les Filles d'Artémis dans une banque au nord de la ville nous a facilité la tâche. La mascarade gagnait en crédibilité.

« Les jours qui ont suivi, nous avons joué notre rôle. Nous avons inventé de fausses preuves, de faux rapports, de fausses images. Nous avons exécuté de nombreux suspects et le pays tout entier nous soutenait. Cette tragédie a renforcé l'unité nationale. La population était complètement dédiée aux directives du Sénat en matière de séparation genrée. Les Sénatrices étaient adulées pour leurs efforts. Au final, personne n'était au courant et nous étions gagnantes sur tous les plans. Le Sénat triomphait. Il triomphe toujours.

C'est donc ça, le pouvoir. Le vrai. Mentir, tricher, manipuler. Mais toujours s'attirer amour et admiration de la part des propres victimes de ses manœuvres perfides. Devenir innocent aux yeux de tous.

Shade a réussi le même tour de force.

Je reste pétrifiée, mais à l'intérieur, mes organes forment une masse visqueuse collant contre les flammes de ma colère. Les démons s'échappent de leur ancre, je ne les tiens plus en laisse.

—   Sache que j'ai toujours menti pour te protéger. Tu n'aurais pas supporté de connaître la vérité.

Zelda demeure calme, sa nonchalance m'agresse. Tout d'un coup je me relève, comme piquée à vif par ses mots. Transcendée par cette rage qui me consume depuis huit ans. Je pose mes mains à plat sur la plateforme interactive qui nous sépare.

—   C'est faux, répliqué-je. Vous n'avez toujours servi que vos intérêts, Mère. Vous avez attisé ma haine contre la gent masculine grâce à Newton Park. Vous m'avez utilisée comme un instrument politique, me faisant parader devant vos opposantes pour les rallier à la cause anti-masculinisme que vous défendiez. Vous avez livré vos batailles médiatiques à travers moi. Vous avez détourné ma tragédie pour en faire un argument politique, exposant mes cicatrices comme preuves de vos propos. Si vous avez menti, c'est uniquement pour vous. Ces cent soixante-deux morts vous ont bien arrangés finalement.

Elle m'observe, presque ennuyée. Je voudrais qu'elle s'énerve, qu'elle perde le contrôle, qu'elle me frappe. Tout plutôt que son arrogante désinvolture.

—   Cela suffit, Reyna. Tes reproches n'ont pas lieu d'être. J'ai payé mon dû dans cette affaire, tu étais présente à Newton Park ce jour-là. Tu as été mon dommage collatéral.

—   Ne faites pas comme si vous aviez été attristée par ce que j'ai subi. Vous n'avez jamais eu autant de pouvoir et d'influence que depuis que je porte ces cicatrices.

—   Pense ce que tu veux ma fille, cela m'est égal. Tu as eu ce que tu voulais, non ? Je t'ai dit la vérité. Fais-en ce que tu voudras.

Je frappe mon poing contre son bureau, frustrée. Zelda ne fait aucun commentaire. Elle sait qu'en restant passive elle conservera l'ascendant sur moi. Le silence me semble soudain cruellement pervers. Il assagit la pièce, mais n'efface pas les paroles.

Ma mère rouvre la bouche :

—   Il va sans dire que dès demain je ferai voter une missive pour que Shade Harper croupisse dans les Limbes.

—   Évidemment. Vous avez peur qu'il ébruite votre foutu mensonge.

Ses pupilles se rétrécissent. Mon abandon de la bienséance l'agace plus qu'elle ne le montre.

—   Profite de votre dernière session pour lui faire tes adieux, me provoque-t-elle de sa voix piquante. Les Équitas voteront certainement pour qu'il soit exécuté.

J'aimerais que ces mots ne m'ébranlent pas, mais rien n'est plus faux. Je ne me rappelle pas grand-chose de ce qu'il s'est passé quand j'étais droguée, mais je me souviens de sa révélation et vaguement de ce qu'il a fait après.

«Regarde-moi, mon cœur.»

Je me souviens de ses mots. De ses doigts sur mes larmes et de ses lèvres contre mon front, caressant mon agonie. De ses bras autour de moi et de ses initiales sous mon pouce. De son souffle inquiet et du dernier regard qu'il m'a lancé.

Sa bouche ment, mais ses gestes se teintent toujours d'une sincérité désarmante. Je souffre par bêtise. C'est de ma faute. Je l'ai laissé approcher trop près de mon cœur et il en a forcé l'entrée.

Je tremble de frustration et d'autre chose. Je carre la mâchoire pour retenir une flopée d'injures. Je préfère de loin l'amertume.

—   Voilà ce qu'on récolte pour son honnêteté. La mort. Quelle belle leçon de vie, Mère ! Moi aussi je risque la Perforation si jamais je parle ?

—   Ta vie ne vaut pas la sienne. Tu le sais. En outre, je suis absolument certaine que tu tiendras ta langue. Comme tu l'as fait pour la Solution Finale.

—   Oui, parce que vous m'avez droguée.

Ma mère contracte sa mâchoire une fraction de seconde.

—   Je le referai si tu deviens une menace.

Un ricanement sarcastique prend racine dans les tréfonds de mes entrailles. Le soubresaut est si rugueux qu'il racle mes muqueuses internes à en forcer le sang sur ma langue. Je me noie dans mon abondance d'hémoglobine amère pendant que l'ironie s'échappe d'entre mes lèvres.

Lentement, je prononce comme une sentence :

—   Senatus et populus curae. Je vois que les devises aussi ont leur lot d'hypocrisie.

Pas un seul regret ne vient perturber son visage lisse. J'exècre sa patience, sa naturelle supériorité. Elle ne s'excusera pas. Jamais. Comme Shade.

Le parallèle est un énième coup porté aux fragments de mon espérance.

—   Tu avais besoin d'autre chose, ma fille ?

Son audace m'arrache un rictus amer.

—   Cet ignoble secret serait-il la cause des visites impromptues de la Sénatrice Baross dans notre maison ?

Ma question la prend au dépourvu. Elle délie ses jambes et se redresse.

—   La Sénatrice Baross possède des informations sur mon passé et tente de me faire chanter pour que j'appuie son recours à la Solution Finale pour mettre fin à la crise.

—   Tiens donc. Encore des mensonges. Je suis surprise que vous n'ayez pas déjà accepté. Que représentent pour vous quelques millions de vies anéanties ?

La Matriarche me fixe intensément. Sa langue humidifie ses lèvres alors que ses mains réarrangent sa coiffure impeccable. Une étincelle de nervosité pointe dans ses pupilles vertes. Je plisse les yeux, soudain intriguée.

—   Une seule m'importe, avoue-t-elle dans un souffle. Et c'est la raison pour laquelle Baross peut me menacer. Un seul petit être masculin m'intéresse. Un seul mérite d'être sauvé. Mais si je dois épargner tous les autres pour cela, alors je le ferai.

Sa révélation me déroute. Je ne comprends pas. Zelda détourne le regard pour la première fois depuis son entrée dans le bureau. Je me rassois sous le choc. Athéna, serait-ce un voile de tristesse perturbant son masque de perfection?

—   Qui est-ce ?

—   Mon fils, souffle-t-elle. Ton frère aîné.

Je ris. Je ne peux faire que ça à ce stade.

—   Bon sang, quelle ironie ! Vous qui m'avez toujours conditionnée à haïr la gent masculine, au point de désirer leur mort. Vous, férocement opposée à toute Réintégration. Vous, vous avez eu un fils. Un autre être que vous-même, d'un sexe différent et pourtant, que vous semblez aimer. Vous qui n'aimez personne d'autre que vous-même.

Ses doigts s'effleurent, distraitement. Zelda s'amuse avec la bague enfilée à son majeur, un anneau argenté surmonté de la chouette d'Athéna. Du plus loin que je me souvienne, elle l'a toujours portée. Ce bijou vient soudainement d'acquérir une toute nouvelle symbolique.

Mon rire se tarit et le désir de quitter cette maison s'enracine férocement dans mon estomac. Je n'ai pas ma place ici. Sans que je ne lui aie rien demandé, ma mère commence à me raconter son histoire, les yeux dans le vague.

—   J'étais jeune. C'était mon premier enfant. Je ne voulais pas avorter, comme me l'avait pourtant conseillé ma mère. Je pensais que l'abandonner ne me ferait rien, que cela m'endurcirait. J'avais l'ambition de montrer l'exemple en m'en séparant sans regret. Mais quand je l'ai tenu dans mes bras, tout a changé. Un bonheur immense a déferlé sur moi et il était alors impensable de le laisser. Je me suis battue pour le garder et des médiCorps ont dû intervenir pour me l'arracher des bras.

J'écoute sans ressentir une once de pitié pour cette femme. L'amour qu'elle porte à ce premier enfant ne m'intéresse guère. Elle ne mérite plus rien de ma part.

—   J'étais anéantie. Ma mère étant Sénatrice, elle a tout fait pour étouffer l'affaire et éviter un scandale à notre famille. Nous avons payé les médiCorps pour qu'elles gardent le silence et nous avons dit que le bébé était mort-né. Puis j'ai fait bonne figure. Je suis retombée enceinte une seconde fois, trois ans plus tard et tu es née.

—   Quel est son nom ?

—   Ezra, prononce-t-elle avec une douceur inédite. (Ses yeux se posent sur moi.) Tu lui ressembles beaucoup.

Zelda darde sur mon visage un regard teinté de nostalgie. De tendresse camouflée. Elle tourne méticuleusement sa bague autour de son doigt et soudain, c'en est trop. Ma rancœur explose. Un sifflement aigu, semblable au moniteur décelant un arrêt cardiaque, inonde mes tympans de ma souffrance.

Le bruit d'une réalité qui se brise. Le bruit de ma peine. Tandis que je survis à une nouvelle petite mort.

Je dois m'en aller.

Rapidement, je déverrouille la porte et me relève. L'indifférence remplace la haine quand je croise le regard de ma mère une dernière fois. Je me détourne sans mot, rassemble ce qui me reste de fonctionnel et fonce vers la porte. Je passe à côté de la femme en qui j'avais le plus confiance, tête haute, menton relevé, puis m'extirpe de cet Enfer.

Le couloir me paraît interminable. Zelda ne me retient pas.

Je sors. Remonte l'allée. Tourne dans la rue. Seule, je commence à courir. Je cours loin. Je cours vite. J'accélère.

J'ai mal. Je crie. Cela n'a pas d'importance.

Pour l'instant, je dois juste m'éloigner.


*


Newton Park.

La nuit, le parc qui a remplacé les ruines s'illumine. Les Géantes s'animent de rouge, de jaune, de vert. Les arbres bioniques chantent, le glougloutement de l'eau de leurs troncs ressemblant à celui d'une fontaine.

La stèle devient macabre dans l'obscurité, projetant une ombre sournoise sur les noms des victimes. Je m'assois sur le banc face à elle, éreintée. Ma course m'a emmenée jusqu'ici. Cela ne me surprend pas tellement.

Athéna, qu'aurais-je donné pour manquer l'école ce jour-là ? Tout aurait été différent. Plus simple. Et alors, peut-être que ma vie aurait encore un sens ce soir.

Je pose les yeux sur les cicatrices de mon avant-bras, presque brillantes sous le faisceau jaunâtre du lampadaire à mes côtés. Mon index trace doucement les sillons innervés, la bile au bord des lèvres. Cela n'a rien de comparable à ce que j'éprouve quand ce sont ses doigts à lui. Je réprime un frisson de dégoût avant de laisser tomber.

Je suis une victime du Sénat. Du gouvernement que je soutiens. Des femmes que j'admire.

Je ferme les yeux un instant et me frotte le visage. Un lourd soupire vide mes poumons. Je suis tellement fatiguée. Je cale mes mains sur mes joues et pose mes pieds sur le banc pour remonter mes jambes contre ma poitrine. Un tintement métallique m'interpelle dans la manœuvre. Je pose mes bras sur mes genoux et fronce les sourcils. J'inspecte le banc, le sol, avant de bouger une nouvelle fois.

Je comprends que le bruit provient de la poche de mon treillis. J'y glisse doucement ma main et en extirpe un bracelet noir dont les interstices entre les maillons scintillent d'une lumière bleue. Un bracelet à nanoparticules.

Ma bouche s'entrouvre une seconde, quand un crachotement bourdonne sous mon crâne. Comme une radio mal réglée. Je remets le bracelet à sa place et vérifie les alentours avec méfiance. Un mal de tête me saisit soudain, m'arrachant une grimace.

Je me prends la tête dans les mains tandis que les sons se rapprochent et se précisent. Je panique en me tenant le front, les dents serrées. Je relève mon regard pour constater qu'il n'y a toujours personne dans les parages. Quand soudain, une voix se fait entendre. À l'intérieur de ma tête.

—   Reyna Call ?... Vous m'entendez ?

—   Sortez de ma tête !

Je crie brusquement. J'avais presque oublié le Répétiteur des Silencieuses.

—   Reyna Call ? répète la voix.

—   Qui êtes-vous ? marmonné-je, le cœur battant contre mes tempes.

—   C'est la Résistance qui vous parle. (Je bondis sur mes pieds précipitamment.) Calmez-vous, Reyna. Nous ne vous ferons aucun mal.

—   Comment avez-vous piraté l'implant ? Et avant ça... comment saviez-vous que je possédais un Répétiteur crânien ?

—   Sachez que nous avons infiltré de nombreuses institutions et réuni une quantité impressionnante de spécialistes douées dans divers domaines. Mais là n'est pas la question.

—   Ah non ?

Ma voix tremble, mes respirations se raccourcissent. Mes poumons sont une nouvelle fois mis à rude épreuve.

La Résistante semble plus âgée. Elle parle posément, avec précaution. Elle ne possède aucun accent distinctif, son ton reste monocorde et efficace. Elle doit appartenir à l'organisation depuis longtemps.

—   Artémis a une proposition à vous faire.

—   Je refuse, dis-je immédiatement.

—   Écoutez au moins ce que j'ai à vous dire.

—   Ce n'est pas comme si vous me laissiez le choix...

Un long soupir caresse les parois internes de mon crâne. Elle sait que je ne peux l'empêcher de parler.

—   Reyna, nous savons toutes les révélations auxquelles vous avez été confrontées aujourd'hui...

—   Et vous profitez du fait que je me sente trahie pour vous introduire sous mon crâne, la coupé-je avec amertume.

—   Nous pensons simplement que c'est le bon moment pour vous contacter. Artémis vous surveille depuis longtemps, Reyna. Elle a de grands projets. Elle pense que vous seriez une recrue parfaite.

—   Parce que je suis la fille de Zelda Call.

—   Parce que vous savez reconnaître ce qui est juste. Et que vous agissez en conséquence. (Elle s'interrompt un instant.) Ce que vous avez accompli avec Shade Harper l'a beaucoup impressionnée.

Son nom me pétrifie. Je ne suis pas encore prête à faire face à tout ce qu'il agite chez moi. Pas maintenant, pas aujourd'hui. Sans compter qu'il partage avec ma mère la responsabilité de ma souffrance, et ce en dépit de son honnêteté temporaire.

Il voulait surtout sauver sa peau. Et qu'ai-je accompli sinon lui offrir une victoire facile ? Il n'y a rien d'impressionnant là-dedans.

—   Je ne vous rejoindrai pas, martelé-je. Vous essayez de détruire le monde que je connais et que j'aime.

—   Un monde qui vous ment et vous manipule, Reyna.

—   Peu importe. Je n'apprécie pas vos méthodes. Vous voulez plonger Athéa dans le chaos en pensant qu'il est la solution au Sénat. C'est faux. Ça ne fera qu'aggraver les choses.

—   Voilà pourquoi vous devez nous rejoindre. Votre avis nous intéresse beaucoup.

Je renifle dédaigneusement.

—   Dites-moi pourquoi je ferais confiance à une organisation qui tente de tuer ma famille depuis ma naissance ? Qui exécute des politiciennes ? Qui me surveille à mon insu ? Est-ce également vous qui êtes à l'origine du bracelet dans ma poche ?

Je resserre mon poing autour du métal froid dans ma poche. J'ai l'impression de me disputer avec la lune. Je suis seule et pourtant je crie pour me faire entendre.

—   Ce « cadeau » n'est pas de notre ressort, m'apprend-elle confirmant du même temps mes doutes. En ce qui concerne vos réticences, sachez que toutes les politiciennes que nous avons exécutées étaient coupables de différents crimes. Nous avons fait d'elles des exemples, nous ne cherchons pas nécessairement l'anarchie. Quant à la surveillance accrue dont vous avez fait l'objet, c'était aussi un moyen de vous protéger.

—   De me protéger ? De quoi ?

—   De votre mère. Du Sénat. De possibles tentatives d'assassinat à cause de votre nom. (Elle marque une pause comme si elle hésitait à continuer.) L'une de vos amies les plus proches a magnifiquement assuré ce rôle depuis deux ans maintenant.

Je fronce les sourcils. Non. C'est impossible.

—   Seven fait partie de la Résistance ? murmuré-je complètement perdue.

—   Depuis ses quinze ans. Sa relation avec vous a été l'un des facteurs de son recrutement. Artémis approuve son influence sur vous.

Cela explique son absence depuis le retour médiatique d'Artémis. Mais cela n'excuse rien.

—   Elle fait semblant depuis tout ce temps... (Je ris, au bord de la crise de nerfs.) Toute ma vie n'est qu'un putain de mensonge... Pourquoi personne ici n'est capable d'être foutrement honnête, hum ? Dites-moi. Tout cela n'est qu'une vaste blague...

Des larmes coulent sur mes joues. Encore. Je les essuie rageusement. Cette fois, je hurle :

—   Alors quoi ? Depuis qu'elle me connaît, Seven fait semblant de défendre mes idées, alors qu'en réalité elle a toujours soutenu la Réintégration masculine ? C'est impossible. Impossible...

Le silence me déchaine. Je frappe le banc avec mon pied. Furieusement. Frénétiquement. Puis mes poings ravagent le dossier en bois synthétique. Je hurle. Crache. Jure. Pleure. Je chute encore un peu.

La Résistante essaye de reprendre la main.

—   Écoutez, Reyna, je comprends...

—   Non, vous ne comprenez rien ! Laissez-moi tranquille, d'accord ? Sortez de ma tête ! Sortez !

Je cogne contre mon crâne dans l'espoir d'endommager le Répétiteur. Je deviens folle. Les coups m'assomment, me font tituber.

—   Réfléchissez-y, conclut-elle. Artémis saura vous convaincre. Demandez-lui n'importe quoi et elle le fera. Elle sait se montrer généreuse avec les Filles qu'elle choisit personnellement.

—   Sortez !

La communication se coupe nette. Je suis en nage, le visage couvert de larmes brûlantes et de bave. Ma colère s'évapore aussi vite qu'elle est arrivée et je m'écroule au sol.

Mes bras emprisonnent mes jambes contre ma poitrine et je laisse tomber ma tête sur mes genoux. Le bracelet gît toujours, lourd contre ma cuisse. Je pleure sans pouvoir m'arrêter. Je repense aux mots de Shade, à sa tendresse, au bracelet laissé dans ma poche. Je n'aime pas ce que cela signifie.

«Regarde-moi, mon cœur.»

Bon sang, Shade, qu'as-tu fait?

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