Les contes de Rosenwald

Por MizuiroKaeru

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Wilhelm, un adolescent réservé et passionné par l'écriture de contes, déménage avec son jumeau et son père da... Mais

Chapitre 1 : Le départ
Chapitre 2 : Hesse-Cassel
Chapitre 3 : Le domaine des Rosenwald
Chapitre 4 : Une semaine d'acclimatation
Chapitre 5 : Charles Perrault
Chapitre 6 : Le bureau de la CPE
Chapitre 7 : Retournement de situation
Chapitre 8 : Le café au lait
Chapitre 9 : Nouvelles connaissances
Chapitre 10 : Un dîner presque parfait
Chapitre 11 : Petits secrets de famille
Chapitre 12 : La femme, le chien et la mendiante
Chapitre 13 : Les fauteurs de troubles
Chapitre 14 : Ophélia Close
Chapitre 15 : Le voile se lève
Chapitre 16 : La véritable apparence d'Hesse-Cassel
Chapitre 17 : Des secrets bien gardés
Chapitre 18 : Le restaurant
Chapitre 19 : Le maudit
Chapitre 20 : La dispute
Chapitre 21 : La visite
Chapitre 22 : Le gardien du cœur de la forêt
Chapitre 23 : Un pas vers la vérité
Chapitre 24 : Malédiction
Chapitre 25 : Enquête
Chapitre 26 : Négociations
Chapitre 27 : La perle
Chapitre 28 : Les indésirables
Chapitre 29 : Le pardon
Chapitre 30 : La princesse de glace, l'enfant et l'archer
Chapitre 31 : La bibliothèque
Chapitre 32 : La demoiselle et le dragon
Chapitre 33 : L'herbe n'est pas plus verte ailleurs
Chapitre 34 : Le cadeau
Chapitre 35 : Joyeux anniversaire
Chapitre 37 : Après l'hiver vient le printemps
Chapitre 38 : Discussion autour d'une table
Chapitre 39 : Une course contre le temps
Chapitre 40 : Le guérisseur
Chapitre 41 : La reprise
Chapitre 42 : Une union compromise
Chapitre 43 : La forêt
Chapitre 44 : Lilia et Pandora
Chapitre 45 : Les conteurs
Chapitre 46 : Le début de la fin
Chapitre 47 : La fuite
Chapitre 48 : Traqué
Chapitre 49 : L'acte final
Chapitre 50 : Le puits sans fond
Chapitre 51 : Les roues de la destinée
Chapitre 52 : Visions du monde
Chapitre 53 : L'émergence
Chapitre 54 : Divinisés
Chapitre 55 : Justice
Chapitre 56 : Il était une fois
Chapitre 57 : La fin de leur ère et le début de la nôtre
Chapitre 58 : Ils vécurent heureux
Le mot de la fin

Chapitre 36 : Une fête mémorable

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Por MizuiroKaeru

La musique pulsait assez fort pour déranger les animaux nocturnes à des kilomètres à la ronde et les amis de Thérance riaient de plus en plus bruyamment à mesure que l'alcool disparaissait. Ils buvaient et mangeaient, surtout Flore qui vidait les plats un à un. Après son premier verre de punch, Ophélia avait déclaré :
- Ce n'est pas si mauvais. On ne sent presque pas l'alcool.
À présent elle en était au quatrième. Ses joues rougissaient de plus en plus et ses yeux verts brillaient comme si elle avait de la fièvre.
- Tu ne trouves pas qu'il fait chaud ? demanda-t-elle.
- Tu devrais faire une pause avec le punch, lui suggéra Wilhelm en réprimant un sourire amusé.
- Ce n'est pas ça qui me donne chaud, il est super frais !
Elle termina son verre en deux gorgées. Elle se redressa en vacillant et demanda :
- Tu veux que je t'en rapporte un ?
- Non merci. Tu bois bien assez pour deux !
Elle éclata de rire et s'en alla d'une démarche incertaine. Demain ils seraient tous dans un piteux état. En dehors de Wilhelm, celui qui se portait le mieux n'était autre que Philibert. Il grignotait des rillettes en bavardant avec Séraphin. Thérance servait Ophélia avec un sourire jusqu'aux deux oreilles. Quant à Flore...Où était passée Flore ?
Il sursauta quand elle s'assit à côté de lui, ou plutôt lorsqu'elle se laissa tomber sur le banc de tout son poids en arrachant un gémissement au bois. S'il se fiait à son attitude, elle non plus n'en était pas à son premier verre. Elle tenait une bière dans une main et un saladier de chips dans l'autre. Elle l'observa du coin de l'œil et Wilhelm attendit qu'elle s'exprime la première tandis qu'ils s'examinaient en chien de faïence.
- Tu es proche de Blaise, non ? finit-elle par dire.
Tiens, tiens, mademoiselle voulait donc lui toucher deux mots à propos de son ami ! Comme c'était étonnant. Sa vision lui revint malgré lui et il se demanda si elle ressentait déjà de l'attirance pour le dragon. Il joua le jeu et répondit :
- Oui pourquoi ?
- Il faut que je lui parle.
- Ce n'est pas à moi qu'il faut que tu t'adresses. Va voir Blaise : je ne joue pas les émissaires.
- C'est impossible, gémit-elle. Il refuse de m'adresser un mot. Il me déteste, ça se voit. Il a ses raisons et je refuse de le forcer mais c'est important : je n'ai pas envie que nous restions en froid.
Pour l'instant, se dit-il avec ironie. Flore expira bruyamment avant d'enfourner une pleine poignée de chips. Elle mâcha une longue minute avant de poursuivre son interrogatoire :
- Est-ce qu'il parle de moi parfois ?
- Hein ? Euh, non. Pas vraiment.
La jeune femme sembla déçue. Elle laissa tomber sa tête contre l'épaule de Wilhelm qui jugea ce contact embarrassant.
- Dis-lui qu'il faut qu'on se parle seul à seul, murmura-t-elle sur un ton alerte. Dis-lui de me rejoindre au pied de son chêne préféré, il comprendra. Il faut que je lui explique, que je m'excuse...Tu feras ça pour moi ? C'est capital Wilhelm.
Elle paraissait si plaintive et fragile en prononçant ces mots, comment lui refuser ce service ? Ça ne lui coûtait rien d'essayer. Son intervention pourrait même contribuer à rapprocher Flore et Blaise. Il n'aimait pas jouer les entremetteurs mais il estimait que son ami méritait le bonheur et qu'un petit coup de pouce serait le bienvenu pour le guider dans la bonne direction.
Flore n'avait pas l'air d'une mauvaise fille. Il ne la voyait plus comme une enfant gâtée geignarde et égoïste comme il le pensait autrefois lorsqu'il lisait son conte. Un peu à la manière de Blaise, elle avait été entraînée par la force des événements et ce n'était pas elle la responsable de l'état du dragon.
- Très bien. Je lui en toucherais deux mots mais je ne te garantis rien : Blaise sait se montrer très borné.
- Tu es un chic type, déclara-t-elle en lui tapotant la joue. Ça doit être pour ça que Blaise est ami avec toi : vous vous ressemblez un peu. Vous possédez le même cœur altruiste.
Elle siffla sa bière en quelques gorgées et termina le saladier de chips en un temps record. Elle tangua quand elle se releva mais s'en alla d'une démarche toute princière. Ophélia la remplaça presque aussitôt, un nouveau verre plein de liquide orangé entre les mains.
- Flore a l'air d'avoir un petit coup dans le nez, rit son amie.
- Je suis d'avis qu'elle n'est pas la seule, ajouta Wilhelm d'un ton lourd de sens.
- C'est sûr ! Tu as vu ton frère ? Il est à deux doigts de danser avec la bouteille de vodka !
Le commentaire ne concernait pas son jumeau mais Wilhelm devait admettre que Thérance et sa bouteille formaient un beau couple. Au lieu d'emmener sa conquête de verre sur la piste de danse, une autre idée lumineuse traversa l'esprit de son jumeau :
- Tous au lac pour un bain de minuit ! Le dernier arrivé est une poule mouillée !
Il s'élança, aussitôt talonné par Séraphin, Philibert et Flore. Seule Ophélia ne démarra pas au quart de tour, en train de siroter son punch avec une expression un peu absente.
- Tu ne vas pas avec eux ? demanda Wilhelm à Ophélia.
- L'eau doit être gelée. Je préfère rester ici.
Elle déposa son verre sur le banc et lui tendit la main.
- Tu m'accordes cette danse ?
- Je ne sais pas danser, répondit-il en toute franchise.
- Moi non plus. Profitons-en, les autres ne sont pas là. Personne ne se moquera.
Il céda et saisit les doigts de la jeune femme. Si au départ il était raide comme un manche à balai, il arriva à se détendre au fur et à mesure. Il imitait surtout Ophélia qui se déhanchait sur les musiques rythmées bien mieux que lui. Et elle prétendait ne pas savoir danser ? Ses cheveux roux volaient autour d'elle comme des flammes et ses yeux verts étincelaient d'amusement. Elle passait tantôt à droite de Wilhelm, tantôt à gauche. Il la suivait du regard avec un sourire qu'il peinait à maîtriser. Les chansons défilèrent et ils ne se lassèrent pas de danser, de plus en plus proches.
C'est alors qu'arriva le slow. Wilhelm envisagea de s'esquiver mais Ophélia passait déjà les bras autour de sa taille. Son cœur manqua un battement, sous le choc de ce contact imprévu. Il l'étreignit en retour. Elle posa sa tête contre son épaule et se plaqua tout contre lui. Elle dégageait un mélange de parfum et de sueur. Wilhelm se sentit soudain léger. Peut-être était-il heureux et un brin euphorique. Il laissa son front toucher celui de la jeune femme et ferma les yeux pour profiter des sensations. Il entendait la respiration sereine d'Ophélia, sa chaleur qui se mêlait à la sienne, la lenteur de leurs mouvements.
Les dernières notes du slow se perdaient dans l'air quand deux lèvres brûlantes happèrent les siennes. Elles avaient le goût du punch et une tendresse qui le fit chavirer. Il n'essaya pas de se dégager, il ne le désirait pas. Ophélia remonta les doigts le long de son cou et emprisonna sa nuque au creux de sa paume. Puis, comme si elle avait peur d'être allée trop loin, elle s'éloigna. Ils s'observèrent en silence, la respiration courte. Pour une fois Wilhelm ne savait pas quoi dire, son esprit tournait à vide. Il dévisagea la jeune femme en se demandant s'il pouvait de nouveau l'embrasser. Avant qu'il puisse prendre une décision, elle pâlit et dit :
- Je ne me sens pas bien.
Elle s'éloigna en courant et rendit le contenu de son estomac dans l'herbe. Wilhelm hésita entre éclater de rire et se sentir effroyablement vexé. C'était donc l'effet que lui faisait leur baiser ? Au lieu de se moquer ou d'être blessé, il s'approcha d'elle et lui releva les cheveux pendant qu'elle vomissait. Il lui frictionna le dos et attendit qu'elle n'ait plus rien à régurgiter. Il l'aida ensuite à s'asseoir et lui tendit une serviette avec laquelle elle s'essuya la bouche.
- Ça va mieux ? s'enquit-il.
- Je suis trop nulle, pleurnicha-t-elle avec les yeux pleins de larmes. On passait un bon moment et j'ai tout gâché. Je n'aurais pas dû boire autant...En fait je n'aurais pas dû boire tout court !
Il prit ses mains entre les siennes et les pressa doucement.
- Ce n'est pas ta faute. Mon faciès irrésistible fait cet effet-là à beaucoup de monde.
Ophélia rit et il dit :
- Reste là, je vais te chercher un verre d'eau pour te rincer la bouche.
Il osa l'embrasser sur le front en se redressant. Seul dans la cuisine, il s'adossa à un plan de travail, l'esprit retourné. Il sentait encore les lèvres d'Ophélia contre les siennes et sa main impérieuse posée sur sa nuque. Il se fit la réflexion que ça ne le gênerait pas de recommencer de manière plus approfondie.
Il remplit un verre d'eau et en profita pour s'asperger le visage. Ça n'allait pas. Il ne pouvait pas embrasser Ophélia pour la simple et bonne raison qu'elle était ivre. Elle ne se rendait pas compte mais lui si. Et il était hors de question qu'il profite de la situation. Wilhelm prit une grande inspiration qui s'étouffa dans sa gorge quand deux mains se posèrent sur ses épaules.
- Petit malin va ! s'écria son frère.
- Thérance ! Tu veux ma mort ? Préviens quand tu es là !
Son jumeau l'écouta à peine et se colla à lui en riant. Il était en pantalon et trempé par l'eau du lac qui ruisselait sur le carrelage. Wilhelm espéra que les naïades n'avaient rien entraperçu de trop choquant.
- Je rentre chercher une serviette et qu'est-ce que je vois ? Monsieur et Ophélia qui se bécotent !
Le sang afflua dans les joues de Wilhelm. Il jura en son for intérieur. Lui qui pensait qu'ils étaient seuls ! Thérance chantonna :
- Wilhelm est amoureux, Wilhelm est amoureux !
- Au moins Wilhelm n'a pas quatre ans d'âge mental.
Son frère lui passa un bras autour du cou et s'exclama :
- Détends toi un peu ! Tu sais que c'est parce que tu tires toujours la gueule que les gens pensent que tu es le plus vieux ?
Wilhelm s'apprêtait à lui envoyer une pique bien placée quand son jumeau alluma le robinet et lui envoya un jet d'eau en pleine figure. Thérance éclata de rire devant son visage décomposé. Wilhelm renonça à sa maturité et répliqua en l'aspergeant en retour. Ils se coururent après autour de la table et firent des dérapages sur le carrelage en riant. Leur petit jeu s'arrêta quand les amis de Thérance revinrent pour réclamer des serviettes, trempés de la tête aux pieds et grelottants. Son jumeau se chargea d'eux et Wilhelm retourna vers Ophélia avec le verre d'eau promis.
Pour finir, ils mangèrent le gâteau et ouvrirent les cadeaux aux alentours de trois heures du matin. Après cela, ils dansèrent un peu avant d'aller se coucher d'un commun accord à quatre heures. Wilhelm était exténué. Il s'enferma dans sa chambre avec bonheur. Ce soir les amis de son jumeau occuperaient les nombreuses chambres d'amis du deuxième étage, dont Ophélia. Il espéra qu'elle ne se lèverait pas avec la gueule de bois.
Est-ce qu'elle se remémorerait leur baiser ou ce souvenir se perdrait-il dans un trou noir causé par l'alcool ? Il souhaitait les deux à la fois. Il ne trouva pas la force de prendre une douche, troqua ses vêtements poisseux contre un pyjama et se glissa sous ses draps.
Il voguait dans un monde sans rêves quand un grincement à la lisière de sa conscience le tira des bras de Morphée. Il ouvrit les yeux dans le noir et sut aussitôt qu'il n'était plus seul dans sa chambre. Au début, il songea qu'un des invités ou Thérance avait besoin de quelque chose. Il envisagea même qu'Ophélia veuille se glisser dans son lit pour dormir avec lui. Après tout, l'alcool faisait des ravages.
Il réalisa vite que cette respiration lourde n'appartenait pas à une femme. Il se redressa et alluma sa lampe de chevet, un peu crispé. Séraphin se tenait à deux pas de lui avec le visage même du désespoir. Wilhelm le dévisagea, impassible tandis que son instinct lui hurlait de le mettre à la porte. L'ami de son frère piétina d'un pied sur l'autre avec une expression torturée, un comportement qui ne lui ressemblait pas.
- Tu t'es trompé de chambre, lui dit Wilhelm avec un calme surhumain. Celle de mon frère est plus proche des escaliers.
- Je...je ne cherchais pas ton frère, confessa Séraphin.
Mais qu'est-ce qu'ils avaient tous ce soir à vouloir le prendre à part ?! D'abord Flore, ensuite Ophélia et maintenant Séraphin ! Il n'aimait pas le ton hésitant et trop doux du jeune homme, plus suspect que s'il s'infiltrait dans la pièce pour l'étrangler dans son sommeil.
- Alors parle au lieu de me regarder bêtement, soupira Wilhelm.
- Il faut que tu m'aides, dit le jeune homme de but en blanc.
- T'aider ? À quoi ? s'étonna-t-il.
- À le chasser !
- Qui ça ?
- L'autre ! s'écria Séraphin.
L'autre ? Quel autre ? Wilhelm examina les pupilles du blondinet. Elles ne paraissaient pas dilatées, aucun signe de prise de stupéfiants. Alors qu'est-ce qu'il lui chantait ? Il déraillait à cause de l'alcool ? Ou la raison était plus profonde et presque rationnelle ?
- Qui est l'autre ? le questionna Wilhelm.
Séraphin se tapota le crâne du bout du doigt. Wilhelm songea que l'alcool avait effectivement grillé les derniers neurones qu'il possédait. Il demanda néanmoins :
- Il est dans ta tête ?
Séraphin opina vivement du chef, l'air soulagé qu'il comprenne. À la lumière de la lampe de chevet, son œil bleu étincelait. Wilhelm s'apprêtait à s'enquérir sur le moyen de chasser cet autre qui vivait dans la tête de Séraphin quand l'ami de son frère s'attrapa le crâne entre les mains en gémissant de douleur. Il tituba et s'appuya sur un mur, les traits déformés par la souffrance. Wilhelm recula instinctivement au fond de son lit. Qu'est-ce qui se passait encore ? Et surtout : pourquoi est-ce que ça tombait sur lui ?
- Est-ce que je dois aller chercher Thérance ? s'enquit Wilhelm en se levant, désemparé.
Séraphin grogna une réponse à mi-chemin entre le oui et le non. Puis il releva la tête et cracha d'un ton haineux :
- Si tu préviens qui que ce soit je me ferais un plaisir de t'étouffer avec ton propre oreiller !
Le changement d'attitude du jeune homme désarçonna Wilhelm. Le bon vieux Séraphin refaisait surface. Le jeune homme aux yeux vairons se releva et le foudroya du regard.
- Tu as intérêt à ne pas parler de notre petite rencontre nocturne.
Wilhelm se planta face à lui, la tête haute.
- Sinon quoi ? Avec quoi est-ce que tu m'étoufferas si je le fais ? Ma propre langue ? Tes menaces n'ont aucun effet sur moi Séraphin alors remballe tes piques. Si c'est tout ce que tu as à me dire alors sors de cette chambre : tu n'es pas le bienvenu.
Celui-ci lui offrit un sourire qui tenait de la grimace et tourna les talons. Wilhelm referma la porte derrière lui, à clé cette fois-ci, confus à propos de ce qui venait de se dérouler. Tout d'abord Séraphin avait été presque timide, à l'opposé de sa personnalité habituelle. Et après son mal de crâne il avait retrouvé son sale caractère. Une idée effleura sa fibre artistique, ce qui n'était sans doute pas anodin dans son cas. Une piste pour son conte Le maudit germait dans un recoin de sa tête.
Les éléments s'enchaînèrent dans son esprit qui carburait à présent à plein régime. Si une piste d'écriture s'imposait à lui après son entrevue avec Séraphin, c'est que le jeune homme était sans conteste le personnage principal de ce conte. S'il était le personnage central, c'est qu'il n'était pas aussi pétri de bonnes intentions que tout le monde le pensait.
Wilhelm s'installa derrière son bureau plutôt que dans son lit, pour des raisons de confort, et commença à écrire :

Il était une fois, un chevalier qui vivait avec sa femme dans un bonheur doux qui n'appartient qu'à ceux qui n'ont jamais connu le malheur. Ils possédaient de nombreuses richesses, une demeure splendide et la réputation du valeureux chevalier dépassait les frontières. Une bonne nouvelle vint s'ajouter à leur vie déjà parfaite : la femme du chevalier, une dame de noble naissance et d'une rare beauté, était enceinte.
La joie du couple s'évanouit quand une voyante de grand renom leur annonça qu'il s'agissait de jumeaux et que l'un d'eux deviendrait mauvais.
Paniquée, la femme du chevalier chercha de l'aide auprès de ses proches. Ils lui conseillèrent de rendre visite à un vieux magicien capable de miracles. On racontait en effet qu'il était en mesure de changer le fer en or et de rendre magnifique le plus laid des hommes. Au comble du désespoir, elle se résigna à lui rendre visite malgré sa crainte des mages et autres porteurs de magie.
l habitait un château à moitié en ruine, au bord d'une falaise. Il recevait peu de visiteurs mais accueillit cette grande dame avec tous les honneurs. Il l'installa dans son bureau, la seule pièce encore vivable du château, et la somma de lui expliquer son problème. La future mère expliqua tout et le vieil homme passa une main dans ses cheveux de plus en plus rares.
« - Ma noble dame, que voulez-vous que je fasse ? Je suis capable de changer l'apparence des gens mais en aucun cas leur essence !
- Si vous êtes incapable de le rendre meilleur alors pourquoi ne pas l'empêcher de voir le jour ? Ce sera mieux pour cet enfant et pour nous. »
Horrifié par ce qu'elle sous-entendait, il la chassa de chez lui. La femme du chevalier ne renonça pas. Elle refusait que la vie qui grandissait en elle puisse un jour provoquer des désastres et porter préjudice à leur lignée. Elle fit le tour du royaume et demanda de l'aide à chaque magicien. Ils refusèrent tous et, poussée dans ses derniers retranchements, elle se résigna à rencontrer une sorcière.
Elle choisit la plus vieille et la plus puissante du royaume. Elle vivait dans un palais d'or et d'argent à la frontière de la ville, à côté d'une rivière. De nombreux seigneurs et grandes dames venaient la voir pour résoudre des problèmes comme celui de la femme du chevalier. La sorcière se montra bien plus aimable que le sorcier.
Elle n'était pas comme les autres femmes de son métier. La vieillesse creusait ses traits mais elle se tenait droite et les vestiges de sa beauté se voyaient encore. Elle portait une ample robe de velours violet. Pas l'ombre d'un balai, d'un grimoire ou d'un chapeau pointu dans l'élégant salon où elle reçut son invitée pour le thé.
Elle écouta la femme du chevalier et ne s'indigna pas de sa demande. Après tout son commerce se basait sur des actions bien plus viles que celle-ci. Elle tendit une potion de couleur bleue à sa cliente et lui fit cette recommandation :
« - Pour tuer le mal il ne faudra pas plus de trois gouttes. Si vous en ingérez plus, vous tuerez l'autre enfant. »
La femme du chevalier prit bonne note et la paya grassement. Elle retourna dans son palais avec sa précieuse fiole et s'empressa de prendre la potion. Elle respecta scrupuleusement les recommandations de la sorcière. Sans doute un peu trop scrupuleusement. Trop effrayée à l'idée de tuer son second enfant, elle ne prit que deux gouttes au lieu de trois. Elle se dit que l'être qui grandissait en elle était si petit qu'il n'en faudrait pas plus pour le tuer.
Elle avait raison et tort à la fois.
Deux gouttes suffisaient pour détruire le corps mais il en fallait trois pour porter un coup fatal à l'âme. L'enveloppe charnelle du fœtus se désagrégea mais son essence demeura. Elle se réfugia au seul endroit où sa survie serait possible : dans le corps de son jumeau. C'est ainsi que deux âmes se retrouvèrent à cohabiter dans un seul corps. Mais cela, le chevalier et sa femme l'ignoraient encore.
À la suite de l'absorption de la potion, la grande dame demeura alitée cinq longs jours. Elle souffrait le martyr et rien ne pouvait l'apaiser. Elle en oublia de manger et de boire, menaçant ainsi sa santé et celle de sa progéniture. Lorsqu'elle se tira d'affaire, elle n'attendait plus qu'un seul enfant. Elle recouvra rapidement la santé et devint radieuse comme elle ne l'avait jamais été en dépit de cette perte bouleversante pour leur entourage. Le couple nageait de nouveau dans le bonheur, se croyant débarrassé de l'ombre noire qui avait menacé leur famille.
La femme du chevalier accoucha par une belle journée ensoleillée. Le bébé était vigoureux et on le baptisa du nom des plus puissants des anges.
Il grandit entouré de jouets et de précepteurs pour ne manquer de rien car on le destinait à de grandes et glorieuses entreprises. Cependant ses parents remarquèrent bientôt que leur enfant se comportait de temps à autre de façon étrange. Par moments son regard devenait vide et il cessait toute activité, figé sur place.
Quand il reprenait ses esprits, il paraissait être une autre personne. Il devenait agité, capricieux et d'une malice qui terrifiait les serviteurs du palais. Ses parents firent appel à un guérisseur qui leur affirma que l'enfant n'était pas malade. Alors ils convoquèrent un devin qui leur avoua que leur fils n'était pas le seul maître de son corps. La femme du chevalier s'affola :
« Est-il possédé ? Est-ce qu'on lui a jeté un mauvais sort ?
- Non ma dame. Celui qui partage son corps lui ressemble mais il est aussi son exact opposé. »
Il n'en fallait pas plus à la noble dame pour comprendre. Elle avait échoué à tuer l'enfant démoniaque et celui-ci s'en prenait désormais à son fils ! Elle appela des magiciens, des exorcistes et même des ensorceleuses pour qu'ils séparent cette âme impure de celle de son fils. Ils échouèrent tous.
Le chevalier hésita à recourir à une épée capable de trancher n'importe quelle matière ou lien, un héritage familial transmis de génération en génération, un artefact à la puissance inégalable mais dangereux à manier. Il craignait de blesser son héritier et renonça donc à ce projet en le reléguant à une solution de dernier recours.
Pendant ce temps, le petit garçon grandissait sans s'effrayer de son âme jumelle. Il cohabitait paisiblement avec elle. Son jumeau mort avant même d'être né était devenu son meilleur ami, son confident. Il lui parlait durant des heures et l'autorisait parfois à prendre le contrôle de leur corps. Quant au jumeau démoniaque, il haïssait ses parents autant qu'il aimait son frère.
Ils grandirent côte à côte jusqu'à cette nuit où leur père ramena une prisonnière. En tant que chevalier et protecteur du royaume, il chassait les êtres les plus vils dont la simple existence troublait la paix des honnêtes gens. Il l'enferma dans les cachots et, à la nuit tombée, le petit garçon descendit lui rendre une visite.
Il avait entendu dire qu'on devait la livrer à une femme qui désirait la punir, qu'elle lançait des malédictions. Il désirait voir de ses yeux curieux une créature aussi puissante et effrayante. Il fut surpris de découvrir une petite fille proche de son âge dans la cellule froide et humide. La tête prisonnière d'un masque de fer, elle tremblait. Il essaya de lui parler mais elle ne pouvait pas répondre à cause de son carcan de métal.
 Du haut de son jeune âge et avec toute la candeur d'un enfant, il la prit en pitié et se dit que son père s'était trompé. Il décida de l'aider à s'échapper, persuadé qu'ils deviendraient amis s'il lui tendait la main car elle lui serait reconnaissante de lui rendre sa liberté. Alors, sur conseil de son jumeau, il vola les clés que son père conservait dans son bureau et libéra la prisonnière. Il l'aida à quitter le château et cette dernière lui glissa avant de disparaître dans les ténèbres :
« - Ne laisse jamais personne découvrir ta part d'ombre. Sinon ils te traiteront comme moi ! »
L'enfant apprit à ses dépens qu'elle avait raison. Au petit matin, son père découvrit la disparition de sa captive. Il comprit que son fils était le coupable et sa colère fit trembler les murs de sa demeure.
« - Ingrat ! Tu libères les prisonniers dans mon dos ? Elle était dangereuse et elle sèmera des troubles sur son passage ! Pourquoi est-ce que tu lui es venu en aide ?
- Elle ne semblait pas mauvaise et nous sommes devenus amis.
- Amis ? Est-ce que tu es corrompu au point de te lier d'amitié avec ses fauteurs de troubles ? »
L'enfant ne comprenait pas l'indignation de son père qui ajouta, avant de le condamner à être enfermé une semaine dans sa chambre :
« - Tu dois gagner sur ton âme sombre sinon elle te dévorera. »
Ces mots terrifièrent le petit garçon. Il les retourna dans sa tête malgré les efforts de son jumeau pour le rassurer. La peur, perfide et insidieuse, détruisit leur entente. Tout sentiment fraternel les déserta. Le premier désirait expulser cette âme parasite hors de son corps et le second ne voulait rien de plus que vivre. Pendant cette terrible semaine d'enfermement, ils luttèrent par l'esprit pour le contrôle de leur unique corps. Le propriétaire d'origine gagna et emprisonna son sombre jumeau dans les tréfonds de son esprit.
Il s'efforça ensuite d'exceller dans tous les domaines pour rassurer ses parents. Il ne ménagea pas ses efforts et gagna le respect de beaucoup de ses aînés. Il en oubliait son jumeau dont l'esprit combatif rongeait lentement mais sûrement les murs de sa prison. Il attendait le bon moment pour prendre sa revanche. Un jour où son jumeau baissa sa garde plus que d'ordinaire, il était prêt. Il envahit son esprit, le domina et s'empara de son corps. Il enferma ce meilleur double de lui et s'établit comme maître.
En surface, il ne laissa rien paraître. Il imita les habitudes de son frère à la perfection et continua de vivre comme lui. De temps à autre, il autorisait son jumeau à revenir au contrôle pour une ou deux heures avant de le chasser à nouveau, plus puissant et déterminé à commander. Avec le temps, les conflits entre eux se multiplièrent et il limita les retours de conscience de son frère.
Il se montra intraitable avec ceux qui représentait le mal. Il les combattit farouchement aux côtés de son père. Il jugeait que plus il en terrassait et plus il se rapprochait du bien. Il était presque seul possesseur de leur enveloppe de chair quand son chemin croisa celui d'un jeune homme de son âge.
Celui-ci était le fils d'un prince et connaissait son secret grâce à un don obscur qui lui permettait de mettre à jour les plus grandes faiblesses de chacun. Dans les tréfonds de sa prison, le bon frère pressentit que cette personne pourrait l'aider. Le jumeau démoniaque perçut lui aussi que cet indésirable pouvait mettre fin à son règne.
Les luttes entre les deux frères s'intensifièrent. Le bon parvint à refaire surface et délivra un message au fils du prince pour qu'il lui vienne en aide. Le jumeau démoniaque ne lui laissa pas le temps d'en dire trop et le replongea dans les abîmes de sa conscience. Il fit tout pour s'assurer de la chute de son ennemi car il voulait vivre, plus que tout.
Il fit si bien que, par un concours de circonstances très arrangeant, le fils du prince chuta dans un puits sans fond et emporta avec lui la seule arme capable de détruire le jumeau maléfique. Celui-ci pensa alors que plus rien ne pourrait lui nuire.

Quand il reposa son stylo, la main endolorie d'avoir écrit trop vite, Wilhelm n'avait plus aucun doute : non seulement Séraphin était un antagoniste, mais il serait aussi sa Némésis. La fin de ce contre croisait celui de La reine au cœur de pierre et confirmait les pires craintes de Wilhelm : il marchait sur une corde raide et il suffisait d'un seul faux pas pour qu'il chute. Le cœur du bord des lèvres, il écarta le conte de lui, comme si ce geste pouvait éclipser son destin funeste.
Posés sur les feuilles, ses doigts tremblaient.

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