Chapitre 47 : La fuite

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Alors que ses parents préparaient le dîner dans une atmosphère paisible sans présager une seule seconde la tragédie qui se profilait, il vida son sac de cours. Sa mère l'avait ramené de l'infirmerie, après son départ mouvementé. À présent ses cahiers, ses manuels et sa trousse gisaient sur son lit, en vrac. Il se demanda ce qu'il allait mettre dans son sac pour cette mission délicate et sans grand espoir de retour.
Il ne pouvait pas tergiverser éternellement. Thérance prenait sa douche en toute insouciance, c'était le moment idéal pour voler l'épée. À combien d'heures de marche se situait ce fichu puits ? Était-il aussi loin que la demeure de Pandora ? Dans le doute, il attrapa la bouteille d'eau à moitié vide et le paquet de gâteau entamé sur son bureau. Wilhelm se dit qu'il aurait toujours l'occasion de faire ses réserves chez Henri.
Il n'ajouta rien de plus à son bagage. Il allait déjà porter une épée, pas besoin de s'encombrer plus, surtout s'il ne revenait jamais. Il chassa cette évidence étouffante de son esprit pour se concentrer sur l'essentiel.
Il quittait sa chambre quand il se remémora les cadeaux de ses amis. Le livre de compagnie de Blaise ne lui serait pas d'une grande utilité. En revanche, les fioles de Silvana et Violaine...Il prit aussi le stylo plume bleu outremer d'Ophélia, par pur sentimentalisme.
Il se glissa hors de sa chambre et pénétra à pas de velours dans celle de son jumeau. Il ne s'attendait pas à trouver l'épée sur le bureau de Thérance, bien en évidence. Il avait imaginé qu'elle serait cachée au fond de son placard à vêtements, derrière des piles de vieilles affaires, mais non. Son jumeau ne se doutait pas une seule seconde qu'il risquait de lui subtiliser l'arme. Pourquoi l'aurait-il soupçonné de le faire ?
Même tout petit Wilhelm n'avait jamais rien volé à son frère. D'ailleurs Thérance avait toujours partagé ses jouets avec lui. L'épisode de la perle ne comptait pas : il l'avait prise sans son autorisation pour la bonne cause, tout comme il s'apprêtait à le répéter avec l'épée. L'espace d'un instant, il se sentit coupable. Il lui suffit d'imaginer son jumeau taillader l'amour de ses parents avec l'épée pour qu'il se débarrasse de ce sentiment désagréable.
L'arme mesurait la taille de son bras. Elle devait se manier à deux mains à en juger par sa garde massive et incrustée de rubis. La lame luisait sous la lumière de la lune qui se déversait par la fenêtre. Elle était forgée dans un étrange métal de la couleur du bronze plutôt que dans de l'acier, à l'exception de la garde. Les bords affûtés devaient trancher comme des lames de rasoir. Elle semblait étrangement familière au jeune homme et lui inspirait à la fois une angoisse sourde et un profond respect. Où est-ce qu'il l'avait déjà vu ? Dans une de ses visions ? Il ne s'attarda pas sur ce détail car il avait plus urgent sur le feu.
Wilhelm repéra le fourreau en cuir à côté de la table de chevet de Thérance. Il s'en empara en guettant les bruits qui provenaient de la salle de bain juste à côté. Pour le moment son frère chantait sous la douche. Il rangea l'arme dans son étui et la déposa dans son sac. Un tiers de l'épée dépassait mais il s'en contrefichait. Il ne pensait qu'à une chose : l'éloigner aussi vite que possible pour protéger ses parents.
Avant de prendre le chemin des escaliers, il se glissa dans la chambre parentale. Les affaires de sa mère côtoyaient à présent celles de son père en conférant à la pièce une intimité qu'il s'en voulait de troubler en posant un pied dans ce sanctuaire. Il chercha un morceau de papier et un crayon sur lequel il inscrivit en hâte :
Je dois m'absenter quelques temps pour régler un problème. Je reviendrais aussi vite que possible. Je vous aime. Pardon.
Il gagna le rez-de-chaussée où ses parents riaient dans la cuisine, le cœur serré par le mensonge écrit sur son mot de départ car il sonnait comme un au revoir plutôt que comme un adieu. Il esquiva le salon où ses grands-parents lisaient dans un silence mortel et se réfugia dans la buanderie. Il ouvrit la fenêtre au-dessus de la machine à laver, escalada l'engin et passa dehors. Utiliser la porte d'entrée aurait été trop risqué : son père ou sa mère aurait pu l'entendre et il était hors de question que ses plans soient contrecarrés.
Dans un recoin de sa tête, il se demanda ce qui se serait passé si ses parents l'avaient surpris en pleine fugue. Ils auraient exigé des explications que Wilhelm aurait fourni. Puis Thérance aurait reçu la punition du siècle et son mécontentement aurait grimpé en flèche. C'était bien la dernière chose dont ils avaient besoin ! Wilhelm soupçonnait son frère de posséder des trésors de créativité pour mettre un terme à la relation entre leurs parents. L'épée n'était qu'un moyen parmi tant d'autres, le plus rapide et efficace de la liste.
Wilhelm s'éloigna en marchant, franchit le portail et commença enfin à courir. Première phase du plan de destruction de l'épée exécutée haut la main ! Il ne cria pas victoire trop vite, pas avant de ne plus sentir cette épée de malheur lui peser dans le dos. Il dérapa plus d'une fois dans la nuit noire alors qu'il s'épuisait pour rejoindre la ville le plus vite possible avant qu'on remarque sa disparition et, surtout, celle de l'épée.
Il arriva chez Henri courbé en deux. Il avait des points de côté et la peau en feu. Il sonna chez le vieil homme à répétition tout en s'efforçant de reprendre sa respiration. L'interphone grésilla et Henri s'enquit avec énervement :
- Qui est-ce ?
- Wilhelm. Pardon de te déranger, j'ai vraiment besoin de ton aide !
L'urgence dans sa voix devait être suffisante car Henri ouvrit sans poser plus de question. Wilhelm l'interrompait en plein repas devant une rediffusion des feux de l'amour.
- Chacun son plaisir coupable, dit Henri en apercevant le regard médusé de Wilhelm. Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Tu as encore fugué de chez ton père ?
Wilhelm tira l'épée hors de son sac pour toute réponse et la déposa sur la table d'un mouvement brusque.
- Où est le puits sans fond ? interrogea-t-il le vieil homme.
Henri pâlit. Toute son attention se concentra sur l'épée un long moment puis son regard alla de l'arme à Wilhelm.
- Comment est-ce que tu es entré en possession de Destructrice ? C'est un trésor de la famille Oxphor !
- Je vais la faire courte : Thérance l'a emprunté à Séraphin et je l'ai volé à Thérance. Alors, où est le puits sans fond ? insista Wilhelm.
Les mimiques se succédèrent sur le visage blême d'Henri. Il ouvrit la bouche, la referma, fronça les sourcils, écarquilla les yeux...Le jeune homme jeta un œil à sa montre et pesta. Le temps filait vite ! Avait-on découvert sa disparition ? Combien de temps restait-il avant que Thérance se lance à sa poursuite ?
- Quand tu dis le puits sans fond...Tu parles de la bouche de l'Enfer ? l'interrogea enfin le vieil homme.
- Je te parle bien du puits qui n'a pas de fin. J'ignorais qu'il avait un sobriquet aussi charmant.
- Tout le monde à Hesse-Cassel connaît le nom de ce puits ! Personne ne l'appelle le puits sans fond, sauf dans les contes.
Henri se figea, percuté de plein fouet par le sens de sa remarque. Il dévisagea Wilhelm comme s'il tenait enfin une réponse. Le jeune homme haussa les épaules et tapota l'épée.
- Alors ? Où est la bouche de l'Enfer ?
- Que veux-tu faire là-bas ? Ne me dis pas que tu veux la détruire avec l'épée !
- Non, l'inverse. Je vais balancer Destructrice dedans.
Henri ouvrit de grands yeux et s'écria :
- Quoi ?! Wilhelm, tu ne peux pas faire ça ! Cette épée est un trésor ! Elle était présente dans le tout premier conte d'Hesse-Cassel ! Certains habitants la considèrent comme un objet sacré offert par les Grandes Roues pour lutter contre le mal !
- Toutes les bonnes choses ont une fin. Dans un futur proche elle risque de causer beaucoup de souffrances.
- Il s'agit de ce que tu as vu lors de ta crise au lycée ? Les maux que Destructrice pourraient causer ?
- Non. Ce qui s'est passé cette fois était...différent. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse.
- Je ne te donnerais pas la localisation du puits sans fond, lança fermement Henri.
Son refus étonna Wilhelm. Depuis le début Henri se rangeait de son côté. Quoi qu'il fasse ou demande, Henri l'aidait en lui accordant sa confiance et son soutien. D'ailleurs, le conte n'avait pas spécifié que le vieil homme serait un obstacle à surmonter. Il pinça les lèvres. Se pouvait-il que le destin qu'il avait couché sur papier puisse dévier ?
Un tel phénomène ne s'était jamais produit auparavant, malgré ses tentatives désespérées pour changer le cours des événements. Cependant en tant que conteur qui faisait figure d'exception, certaines règles ne s'appliquaient peut-être pas à lui. Si c'était le cas alors il avait encore une chance de ne pas basculer la tête la première dans la bouche de l'Enfer.
- C'est important Henri. Si jamais Thérance retrouve cette épée, il l'utilisera pour séparer mon père de ma mère.
- Comment est-ce que tu peux en être sûr ? Tu l'as entendu en parler ?
- Je l'ai vu, répondit Wilhelm en posant un doigt sur sa tempe. Quand il apprendra que j'ai l'épée, il va se lancer à ma poursuite. J'ai très peu de temps.
Le téléphone d'Henri sonna à ce moment et ils sursautèrent tous les deux. La tension dans l'atmosphère confinée du salon augmenta. Wilhelm savait qui appelait à cette heure. Henri décrocha en adoptant son ton le plus calme :
- Allô ? Jonas ? Qu'est-ce qui se passe ? Wilhelm ? Il n'est plus chez vous ? Comment ça il a laissé un mot étrange ? Tu penses qu'il a des ennuis ?
Henri leva les yeux vers Wilhelm. Ce dernier serra le fourreau de l'épée entre ses doigts glacés, une boule dans la gorge. L'ami de son père serra brièvement les mâchoires et dit :
- Non. Il n'est pas à la maison. Je vais aller voir dehors. Ne te fais pas de souci, il rentrera bientôt. Je te rappelle si j'ai des nouvelles.
Il raccrocha un peu trop brutalement, attrapa ses clés de voiture et son manteau.
- Viens Wilhelm. Je t'emmène à la bouche de l'Enfer puis nous retournerons chez tes parents avant qu'ils ameutent toute la ville pour organiser des battues. Une fois que toute cette histoire sera terminée, tu auras de sérieuses explications à nous donner et tu n'y couperas pas !
Wilhelm acquiesça et prit l'épée dans ses bras. Étonnamment, serrer la lame contre son cœur le réconforta. Une chaleur douce et presque surnaturelle se dégageait du métal et filtrait à travers le fourreau. Pas de doute : il tenait bien une lame magique entre les mains.
Il s'installa dans la voiture d'Henri du côté passager. Le vieil homme tirait une tête de six pieds de long. Alors qu'il démarrait, Wilhelm songea qu'il allait directement rouler jusque chez son père et qu'Henri l'avait trompé pour mieux l'amadouer. Il caressa la garde de l'épée pour se rassurer : le vieil homme ne lui avait jamais menti et il ne commencerait pas ce soir, il se rangeait dans son camp.
 Le métal chantait au passage de ses doigts et le son discret lui était familier mais impossible de savoir où il l'avait entendu...Il lui évoquait à la fois la peur et la douleur mais aussi la joie et la sécurité, des sentiments complètement contradictoires...
Pour son plus grand soulagement, Henri prit la route en direction de la sortie d'Hesse-Cassel, à l'opposé de son foyer.
- Je vais perdre mon temps à essayer de te convaincre mais tu devrais renoncer à ton projet Wilhelm.
- Hors de question. Ce n'est pas un bout de métal qui va ruiner la vie de ma famille.
- Si ta vision montrait Thérance en train d'utiliser cette lame alors elle se réalisera. Le destin ne peut pas être déjoué si facilement...
- Dans ma vision Thérance ne parvenait pas à ses fins. Je me débarrassais de l'épée avant. Alors je ne vais à l'encontre de rien du tout. Au contraire : je respecte le scénario mot pour mot.
Ou presque car le conte n'avait jamais mentionné qu'Henri tiendrait à l'accompagner. Dans son récit Wilhelm précisait qu'un seul personnage partait en quête du puits sans fond : lui-même. Qu'est-ce qu'il avait fait pour changer le fil de l'histoire ? Il avait tout respecté à la lettre alors qu'est-ce qui poussait Henri à venir ? Il relégua ses questions à une autre fois : l'épée devait demeurer au centre de ses préoccupations.
Ils roulaient depuis dix minutes quand son téléphone sonna. Il serra l'épée plus fort, par réflexe. Il se détendit en lisant le nom qui s'affichait sur l'écran de son téléphone et décrocha, heureux qu'il ne s'agisse pas d'un énième appel de ses parents car il avait toutes les peines du monde à ne pas y répondre.
- Bonsoir Ophélia. Tout va bien ?
- Wilhelm, est-ce que tu es déjà en route ? demanda-t-elle d'un ton essoufflé.
- Oui. J'ai l'épée et Henri me guide jusqu'au puits sans fond. Tu n'as pas l'air en forme, qu'est-ce qui se passe ?
- Je viens de sortir d'un rêve très réaliste, avoua-t-elle. Tu étais dedans. Tu portais une épée, celle de la famille Oxphor. Tu courrais entre les arbres, à l'aube. Tu n'arrêtais pas de regarder par-dessus ton épaule et on entendait des bruits de course derrière toi. On te poursuivait. Tu as réussi à te cacher quelques temps avant de reprendre ton chemin et derrière un chêne gigantesque il y avait ce puits...Il ressemblait plus à un trou dans le sol entouré d'un muret de pierres bancales qu'à un véritable puits. C'était effrayant, abyssal. Et quand tu t'es approché, ton frère est arrivé. Il n'était pas seul.
- Qui l'accompagnait ? l'interrogea Wilhelm même s'il se doutait déjà de la réponse.
- Séraphin et Philibert. Ils seront trois Wilhelm. Trois contre un.
- Et ensuite ? Qu'est-ce qui se passe ?
- Vous vous battez, répondit Ophélia d'une voix blanche. Enfin c'est surtout Séraphin et Thérance qui te provoquent. Toi tu te défends et Philibert reste en retrait. Personne n'écoute personne. Ton frère t'empoigne et vous vous rapprochez du puits et...Et je me suis réveillée. Je suis désolée ! Je n'ai pas...Je n'ai pas vu la suite. Je crois que je...je n'ai pas eu la force...
- Calme-toi, cette vision ne se réalisera peut-être pas. Henri m'accompagne.
- Je ne l'ai pas vu dans ma vision, murmura la jeune femme. Il n'était pas évoqué non plus dans ton conte...
- Justement : sa présence va peut-être tout changer.
- J'ai peur que ça ne soit pas aussi simple, dit Ophélia.
Il partageait son avis sans oser se l'avouer. Ses contes avaient toujours eu raison jusqu'à ce soir mais cet écart deviendrait peut-être l'exception qui confirmait la règle.
- Sois prudent Will. Je t'attendrais autant de temps qu'il le faudra mais reviens, par tous les moyens.
- Je te le promets, lui assura-t-il avec un sourire doux qu'elle ne pouvait pas voir.
Il faillit ajouter «je t'aime » mais se retint au dernier moment. Le timing était mal choisi et c'était précipité. D'ailleurs qui prononçait ses mots importants pour la toute première fois au téléphone ? Ça paraissait déplacé. Ils restèrent encore au bout du fil de longues minutes, sans échanger un mot. Wilhelm écoutait la respiration d'Ophélia. Elle l'aida à calmer ses propres angoisses, profondément enracinées dans son cœur depuis des semaines et attisées par le vol de Destructrice.
Quand Henri coupa le moteur aux abords de la forêt, Wilhelm chuchota :
- Au revoir Ophélia.
- Au revoir Will.
Le silence qui s'installa quand elle raccrocha lui mina le moral. Il cala Destructrice sous son bras et s'extirpa de la petite voiture d'Henri. Le vieil homme l'attendait en lisière des bois. Il faisait noir comme dans un four car les nuages masquaient la lune et le ciel étoilé. Les bruits nocturnes inquiétaient Wilhelm plus que jamais.
- À partir d'ici, il suffit d'avancer tout droit. Le puits est à environ dix kilomètres. Ne t'inquiète pas, je vais te guider.
Le jeune homme retint un soupir de soulagement. Si Henri l'accompagnait alors tout se passerait pour le mieux. Il allait s'engager entre les arbres quand son téléphone vibra de nouveau. Il pensa qu'Ophélia avait oublié de lui dire quelque chose mais ce n'était pas un message de la jeune femme.
Il venait de Thérance.
Je sais que tu as l'épée. Tu as fait une grossière erreur en la volant Wilhelm. Ne compte pas sur moi pour te la laisser, je suis déjà en route.
Wilhelm déglutit de travers. Le destin était en marche, les Grandes Roues tournaient. Il était temps de mettre un terme à cette histoire.

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