Chapitre 36 : Une fête mémorable

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La musique pulsait assez fort pour déranger les animaux nocturnes à des kilomètres à la ronde et les amis de Thérance riaient de plus en plus bruyamment à mesure que l'alcool disparaissait. Ils buvaient et mangeaient, surtout Flore qui vidait les plats un à un. Après son premier verre de punch, Ophélia avait déclaré :
- Ce n'est pas si mauvais. On ne sent presque pas l'alcool.
À présent elle en était au quatrième. Ses joues rougissaient de plus en plus et ses yeux verts brillaient comme si elle avait de la fièvre.
- Tu ne trouves pas qu'il fait chaud ? demanda-t-elle.
- Tu devrais faire une pause avec le punch, lui suggéra Wilhelm en réprimant un sourire amusé.
- Ce n'est pas ça qui me donne chaud, il est super frais !
Elle termina son verre en deux gorgées. Elle se redressa en vacillant et demanda :
- Tu veux que je t'en rapporte un ?
- Non merci. Tu bois bien assez pour deux !
Elle éclata de rire et s'en alla d'une démarche incertaine. Demain ils seraient tous dans un piteux état. En dehors de Wilhelm, celui qui se portait le mieux n'était autre que Philibert. Il grignotait des rillettes en bavardant avec Séraphin. Thérance servait Ophélia avec un sourire jusqu'aux deux oreilles. Quant à Flore...Où était passée Flore ?
Il sursauta quand elle s'assit à côté de lui, ou plutôt lorsqu'elle se laissa tomber sur le banc de tout son poids en arrachant un gémissement au bois. S'il se fiait à son attitude, elle non plus n'en était pas à son premier verre. Elle tenait une bière dans une main et un saladier de chips dans l'autre. Elle l'observa du coin de l'œil et Wilhelm attendit qu'elle s'exprime la première tandis qu'ils s'examinaient en chien de faïence.
- Tu es proche de Blaise, non ? finit-elle par dire.
Tiens, tiens, mademoiselle voulait donc lui toucher deux mots à propos de son ami ! Comme c'était étonnant. Sa vision lui revint malgré lui et il se demanda si elle ressentait déjà de l'attirance pour le dragon. Il joua le jeu et répondit :
- Oui pourquoi ?
- Il faut que je lui parle.
- Ce n'est pas à moi qu'il faut que tu t'adresses. Va voir Blaise : je ne joue pas les émissaires.
- C'est impossible, gémit-elle. Il refuse de m'adresser un mot. Il me déteste, ça se voit. Il a ses raisons et je refuse de le forcer mais c'est important : je n'ai pas envie que nous restions en froid.
Pour l'instant, se dit-il avec ironie. Flore expira bruyamment avant d'enfourner une pleine poignée de chips. Elle mâcha une longue minute avant de poursuivre son interrogatoire :
- Est-ce qu'il parle de moi parfois ?
- Hein ? Euh, non. Pas vraiment.
La jeune femme sembla déçue. Elle laissa tomber sa tête contre l'épaule de Wilhelm qui jugea ce contact embarrassant.
- Dis-lui qu'il faut qu'on se parle seul à seul, murmura-t-elle sur un ton alerte. Dis-lui de me rejoindre au pied de son chêne préféré, il comprendra. Il faut que je lui explique, que je m'excuse...Tu feras ça pour moi ? C'est capital Wilhelm.
Elle paraissait si plaintive et fragile en prononçant ces mots, comment lui refuser ce service ? Ça ne lui coûtait rien d'essayer. Son intervention pourrait même contribuer à rapprocher Flore et Blaise. Il n'aimait pas jouer les entremetteurs mais il estimait que son ami méritait le bonheur et qu'un petit coup de pouce serait le bienvenu pour le guider dans la bonne direction.
Flore n'avait pas l'air d'une mauvaise fille. Il ne la voyait plus comme une enfant gâtée geignarde et égoïste comme il le pensait autrefois lorsqu'il lisait son conte. Un peu à la manière de Blaise, elle avait été entraînée par la force des événements et ce n'était pas elle la responsable de l'état du dragon.
- Très bien. Je lui en toucherais deux mots mais je ne te garantis rien : Blaise sait se montrer très borné.
- Tu es un chic type, déclara-t-elle en lui tapotant la joue. Ça doit être pour ça que Blaise est ami avec toi : vous vous ressemblez un peu. Vous possédez le même cœur altruiste.
Elle siffla sa bière en quelques gorgées et termina le saladier de chips en un temps record. Elle tangua quand elle se releva mais s'en alla d'une démarche toute princière. Ophélia la remplaça presque aussitôt, un nouveau verre plein de liquide orangé entre les mains.
- Flore a l'air d'avoir un petit coup dans le nez, rit son amie.
- Je suis d'avis qu'elle n'est pas la seule, ajouta Wilhelm d'un ton lourd de sens.
- C'est sûr ! Tu as vu ton frère ? Il est à deux doigts de danser avec la bouteille de vodka !
Le commentaire ne concernait pas son jumeau mais Wilhelm devait admettre que Thérance et sa bouteille formaient un beau couple. Au lieu d'emmener sa conquête de verre sur la piste de danse, une autre idée lumineuse traversa l'esprit de son jumeau :
- Tous au lac pour un bain de minuit ! Le dernier arrivé est une poule mouillée !
Il s'élança, aussitôt talonné par Séraphin, Philibert et Flore. Seule Ophélia ne démarra pas au quart de tour, en train de siroter son punch avec une expression un peu absente.
- Tu ne vas pas avec eux ? demanda Wilhelm à Ophélia.
- L'eau doit être gelée. Je préfère rester ici.
Elle déposa son verre sur le banc et lui tendit la main.
- Tu m'accordes cette danse ?
- Je ne sais pas danser, répondit-il en toute franchise.
- Moi non plus. Profitons-en, les autres ne sont pas là. Personne ne se moquera.
Il céda et saisit les doigts de la jeune femme. Si au départ il était raide comme un manche à balai, il arriva à se détendre au fur et à mesure. Il imitait surtout Ophélia qui se déhanchait sur les musiques rythmées bien mieux que lui. Et elle prétendait ne pas savoir danser ? Ses cheveux roux volaient autour d'elle comme des flammes et ses yeux verts étincelaient d'amusement. Elle passait tantôt à droite de Wilhelm, tantôt à gauche. Il la suivait du regard avec un sourire qu'il peinait à maîtriser. Les chansons défilèrent et ils ne se lassèrent pas de danser, de plus en plus proches.
C'est alors qu'arriva le slow. Wilhelm envisagea de s'esquiver mais Ophélia passait déjà les bras autour de sa taille. Son cœur manqua un battement, sous le choc de ce contact imprévu. Il l'étreignit en retour. Elle posa sa tête contre son épaule et se plaqua tout contre lui. Elle dégageait un mélange de parfum et de sueur. Wilhelm se sentit soudain léger. Peut-être était-il heureux et un brin euphorique. Il laissa son front toucher celui de la jeune femme et ferma les yeux pour profiter des sensations. Il entendait la respiration sereine d'Ophélia, sa chaleur qui se mêlait à la sienne, la lenteur de leurs mouvements.
Les dernières notes du slow se perdaient dans l'air quand deux lèvres brûlantes happèrent les siennes. Elles avaient le goût du punch et une tendresse qui le fit chavirer. Il n'essaya pas de se dégager, il ne le désirait pas. Ophélia remonta les doigts le long de son cou et emprisonna sa nuque au creux de sa paume. Puis, comme si elle avait peur d'être allée trop loin, elle s'éloigna. Ils s'observèrent en silence, la respiration courte. Pour une fois Wilhelm ne savait pas quoi dire, son esprit tournait à vide. Il dévisagea la jeune femme en se demandant s'il pouvait de nouveau l'embrasser. Avant qu'il puisse prendre une décision, elle pâlit et dit :
- Je ne me sens pas bien.
Elle s'éloigna en courant et rendit le contenu de son estomac dans l'herbe. Wilhelm hésita entre éclater de rire et se sentir effroyablement vexé. C'était donc l'effet que lui faisait leur baiser ? Au lieu de se moquer ou d'être blessé, il s'approcha d'elle et lui releva les cheveux pendant qu'elle vomissait. Il lui frictionna le dos et attendit qu'elle n'ait plus rien à régurgiter. Il l'aida ensuite à s'asseoir et lui tendit une serviette avec laquelle elle s'essuya la bouche.
- Ça va mieux ? s'enquit-il.
- Je suis trop nulle, pleurnicha-t-elle avec les yeux pleins de larmes. On passait un bon moment et j'ai tout gâché. Je n'aurais pas dû boire autant...En fait je n'aurais pas dû boire tout court !
Il prit ses mains entre les siennes et les pressa doucement.
- Ce n'est pas ta faute. Mon faciès irrésistible fait cet effet-là à beaucoup de monde.
Ophélia rit et il dit :
- Reste là, je vais te chercher un verre d'eau pour te rincer la bouche.
Il osa l'embrasser sur le front en se redressant. Seul dans la cuisine, il s'adossa à un plan de travail, l'esprit retourné. Il sentait encore les lèvres d'Ophélia contre les siennes et sa main impérieuse posée sur sa nuque. Il se fit la réflexion que ça ne le gênerait pas de recommencer de manière plus approfondie.
Il remplit un verre d'eau et en profita pour s'asperger le visage. Ça n'allait pas. Il ne pouvait pas embrasser Ophélia pour la simple et bonne raison qu'elle était ivre. Elle ne se rendait pas compte mais lui si. Et il était hors de question qu'il profite de la situation. Wilhelm prit une grande inspiration qui s'étouffa dans sa gorge quand deux mains se posèrent sur ses épaules.
- Petit malin va ! s'écria son frère.
- Thérance ! Tu veux ma mort ? Préviens quand tu es là !
Son jumeau l'écouta à peine et se colla à lui en riant. Il était en pantalon et trempé par l'eau du lac qui ruisselait sur le carrelage. Wilhelm espéra que les naïades n'avaient rien entraperçu de trop choquant.
- Je rentre chercher une serviette et qu'est-ce que je vois ? Monsieur et Ophélia qui se bécotent !
Le sang afflua dans les joues de Wilhelm. Il jura en son for intérieur. Lui qui pensait qu'ils étaient seuls ! Thérance chantonna :
- Wilhelm est amoureux, Wilhelm est amoureux !
- Au moins Wilhelm n'a pas quatre ans d'âge mental.
Son frère lui passa un bras autour du cou et s'exclama :
- Détends toi un peu ! Tu sais que c'est parce que tu tires toujours la gueule que les gens pensent que tu es le plus vieux ?
Wilhelm s'apprêtait à lui envoyer une pique bien placée quand son jumeau alluma le robinet et lui envoya un jet d'eau en pleine figure. Thérance éclata de rire devant son visage décomposé. Wilhelm renonça à sa maturité et répliqua en l'aspergeant en retour. Ils se coururent après autour de la table et firent des dérapages sur le carrelage en riant. Leur petit jeu s'arrêta quand les amis de Thérance revinrent pour réclamer des serviettes, trempés de la tête aux pieds et grelottants. Son jumeau se chargea d'eux et Wilhelm retourna vers Ophélia avec le verre d'eau promis.
Pour finir, ils mangèrent le gâteau et ouvrirent les cadeaux aux alentours de trois heures du matin. Après cela, ils dansèrent un peu avant d'aller se coucher d'un commun accord à quatre heures. Wilhelm était exténué. Il s'enferma dans sa chambre avec bonheur. Ce soir les amis de son jumeau occuperaient les nombreuses chambres d'amis du deuxième étage, dont Ophélia. Il espéra qu'elle ne se lèverait pas avec la gueule de bois.
Est-ce qu'elle se remémorerait leur baiser ou ce souvenir se perdrait-il dans un trou noir causé par l'alcool ? Il souhaitait les deux à la fois. Il ne trouva pas la force de prendre une douche, troqua ses vêtements poisseux contre un pyjama et se glissa sous ses draps.
Il voguait dans un monde sans rêves quand un grincement à la lisière de sa conscience le tira des bras de Morphée. Il ouvrit les yeux dans le noir et sut aussitôt qu'il n'était plus seul dans sa chambre. Au début, il songea qu'un des invités ou Thérance avait besoin de quelque chose. Il envisagea même qu'Ophélia veuille se glisser dans son lit pour dormir avec lui. Après tout, l'alcool faisait des ravages.
Il réalisa vite que cette respiration lourde n'appartenait pas à une femme. Il se redressa et alluma sa lampe de chevet, un peu crispé. Séraphin se tenait à deux pas de lui avec le visage même du désespoir. Wilhelm le dévisagea, impassible tandis que son instinct lui hurlait de le mettre à la porte. L'ami de son frère piétina d'un pied sur l'autre avec une expression torturée, un comportement qui ne lui ressemblait pas.
- Tu t'es trompé de chambre, lui dit Wilhelm avec un calme surhumain. Celle de mon frère est plus proche des escaliers.
- Je...je ne cherchais pas ton frère, confessa Séraphin.
Mais qu'est-ce qu'ils avaient tous ce soir à vouloir le prendre à part ?! D'abord Flore, ensuite Ophélia et maintenant Séraphin ! Il n'aimait pas le ton hésitant et trop doux du jeune homme, plus suspect que s'il s'infiltrait dans la pièce pour l'étrangler dans son sommeil.
- Alors parle au lieu de me regarder bêtement, soupira Wilhelm.
- Il faut que tu m'aides, dit le jeune homme de but en blanc.
- T'aider ? À quoi ? s'étonna-t-il.
- À le chasser !
- Qui ça ?
- L'autre ! s'écria Séraphin.
L'autre ? Quel autre ? Wilhelm examina les pupilles du blondinet. Elles ne paraissaient pas dilatées, aucun signe de prise de stupéfiants. Alors qu'est-ce qu'il lui chantait ? Il déraillait à cause de l'alcool ? Ou la raison était plus profonde et presque rationnelle ?
- Qui est l'autre ? le questionna Wilhelm.
Séraphin se tapota le crâne du bout du doigt. Wilhelm songea que l'alcool avait effectivement grillé les derniers neurones qu'il possédait. Il demanda néanmoins :
- Il est dans ta tête ?
Séraphin opina vivement du chef, l'air soulagé qu'il comprenne. À la lumière de la lampe de chevet, son œil bleu étincelait. Wilhelm s'apprêtait à s'enquérir sur le moyen de chasser cet autre qui vivait dans la tête de Séraphin quand l'ami de son frère s'attrapa le crâne entre les mains en gémissant de douleur. Il tituba et s'appuya sur un mur, les traits déformés par la souffrance. Wilhelm recula instinctivement au fond de son lit. Qu'est-ce qui se passait encore ? Et surtout : pourquoi est-ce que ça tombait sur lui ?
- Est-ce que je dois aller chercher Thérance ? s'enquit Wilhelm en se levant, désemparé.
Séraphin grogna une réponse à mi-chemin entre le oui et le non. Puis il releva la tête et cracha d'un ton haineux :
- Si tu préviens qui que ce soit je me ferais un plaisir de t'étouffer avec ton propre oreiller !
Le changement d'attitude du jeune homme désarçonna Wilhelm. Le bon vieux Séraphin refaisait surface. Le jeune homme aux yeux vairons se releva et le foudroya du regard.
- Tu as intérêt à ne pas parler de notre petite rencontre nocturne.
Wilhelm se planta face à lui, la tête haute.
- Sinon quoi ? Avec quoi est-ce que tu m'étoufferas si je le fais ? Ma propre langue ? Tes menaces n'ont aucun effet sur moi Séraphin alors remballe tes piques. Si c'est tout ce que tu as à me dire alors sors de cette chambre : tu n'es pas le bienvenu.
Celui-ci lui offrit un sourire qui tenait de la grimace et tourna les talons. Wilhelm referma la porte derrière lui, à clé cette fois-ci, confus à propos de ce qui venait de se dérouler. Tout d'abord Séraphin avait été presque timide, à l'opposé de sa personnalité habituelle. Et après son mal de crâne il avait retrouvé son sale caractère. Une idée effleura sa fibre artistique, ce qui n'était sans doute pas anodin dans son cas. Une piste pour son conte Le maudit germait dans un recoin de sa tête.
Les éléments s'enchaînèrent dans son esprit qui carburait à présent à plein régime. Si une piste d'écriture s'imposait à lui après son entrevue avec Séraphin, c'est que le jeune homme était sans conteste le personnage principal de ce conte. S'il était le personnage central, c'est qu'il n'était pas aussi pétri de bonnes intentions que tout le monde le pensait.
Wilhelm s'installa derrière son bureau plutôt que dans son lit, pour des raisons de confort, et commença à écrire :

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant