Chapitre 46 : Le début de la fin

37 7 1
                                    

Tout changea le lendemain soir. Il rentrait du lycée et ne vit Thérance nulle part.
- Où est Thérance ? Il boude dans sa chambre ? demanda-t-il à son père qui profitait de l'absence de ses parents pour se détendre sur la terrasse.
- Non, il dort chez un ami ce soir.
- Quel ami ? insista Wilhelm.
- Séraphin, si ma mémoire est bonne.
La mention de ce prénom donna un vertige à Wilhelm. Il s'appuya sur la table et inspira pour calmer son cœur affolé. Ils atteignaient le dénouement final. Thérance s'était décidé à demander la fameuse épée à son ami. Wilhelm était révolté : depuis son retour, Espérance multipliait les efforts pour que son fils aîné l'accepte.
Elle témoignait de sa bonne volonté dans tout ce qu'elle faisait et il la remerciait en décidant de rompre les sentiments qui l'unissaient à leur père ? Tout ça pour une querelle dont il ne conservait aucun souvenir parce qu'ils étaient trop jeunes ? Son jumeau était ridicule. Ridicule et dangereux.
La journée du lendemain s'avéra une torture pour Wilhelm. Il élabora en cours cent stratagèmes pour subtiliser l'épée et la détruire sans passer par la case « mon jumeau adoré me pousse dans un puits magique ». Il savait qu'aucun des scénarios qui se dessinaient dans son esprit ne se réaliserait.
Il était condamné à chuter, le conte le réclamait et il n'était qu'un outil, un vecteur. Sa seule volonté ne pouvait pas modifier un futur tracé à l'avance par les fameuses Grandes Roues, s'il acceptait de croire aveuglément en ce mythe. Il tentait de conserver un peu d'entrain devant ses amis mais Silvana remarqua la première que quelque chose clochait.
- Tu n'as pas d'appétit aujourd'hui, dit-elle à Wilhelm.
C'était étonnant venant d'elle alors que son assiette était à peine entamée.
- J'ai trop déjeuné ce matin, prétendit-il.
- Alerte menteur, intervint Violaine. Ne profère pas de mensonges si tout le monde peut les sentir à des kilomètres à la ronde Rosenwald.
- Qu'est-ce qui se passe Wilhelm ? demanda moqueusement Blaise. Une peine de cœur à cause d'Ophélia ?
Wilhelm faillit lui répliquer mielleusement de s'occuper de son couple plutôt que du sien mais s'abstint. Il n'était pas d'humeur à plaisanter aujourd'hui.
- Il n'est pas bien, commenta Silvana. Même les morts ont le teint moins cireux.
- Tu veux aller à l'infirmerie ? s'inquiéta Blaise.
Wilhelm refusa. Qui sait quand il reverrait ses amis la prochaine fois ? Il les examina un par un tandis qu'ils prenaient leur repas en se chamaillant comme à leur habitude. Ils étaient ses premiers vrais amis. L'année était loin d'être finie et pourtant ils étaient déjà proches. Peut-être aussi proches qu'il ne l'était avec Thérance dans le passé.
- Rosenwald, arrête de nous fixer comme ça. On dirait que tu planifies notre mort, grogna Violaine.
Il lui adressa un petit sourire forcé. Durant l'après-midi, il se rendit malgré lui à l'infirmerie. Il était en cours de mathématiques où il s'efforçait de résoudre une équation pour tuer le temps quand une vision l'assaillit, aussi soudaine que violente. Ce cours avait décidément le don de les déclencher. Il eut juste le temps de se cramponner à sa chaise avant que la classe se brouille devant ses yeux, le crâne scié en deux par la douleur.
Pour la première fois, sa vision fut extrêmement confuse. Tout baignait dans le noir et, par moments, un son lointain et quasiment inaudible lui parvenait, accompagné d'une image floue et furtive. Un éclat cuivré l'éblouit, puis un bruit métallique et lourd. D'étranges yeux aux paupières de bronze et aux rétines d'engrenages émergèrent des ténèbres pour le fixer. Le pouvoir qu'ils dégageaient n'avait pas d'égal. Une voix sans âge et qui provenait de partout à la fois résonna comme un coup de tonnerre contre les murs de son esprit :
- Viens !
Il se réveilla en sursaut. Il lutta pour se redresser mais des mains fermes le maintenaient cloué sur un lit. L'ordre continuait de résonner dans sa tête. Wilhelm se débattit et des doigts frais se posèrent sur son front poisseux.
- C'est fini Will, déclara sa mère d'une voix rassurante. Calme-toi.
Il prit conscience de son environnement à mesure qu'il s'apaisait. La pièce commençait à devenir bien trop familière. Bientôt il pourrait décrire l'infirmerie dans les moindres détails, de l'agencement de la pièce au nom des flacons et autres boîtes de médicaments dans la grande armoire vitrée. Léonard Longus se tenait à son chevet en compagnie de son professeur de mathématiques et de sa mère.
- Comment tu te sens ? lui demanda cette dernière.
- Mieux maintenant que c'est fini. J'ai juste l'impression qu'un train m'a roulé dessus.
- Ta crise a duré plus de vingt minutes, expliqua l'infirmier. Tu avais des convulsions terribles, pas étonnant que tu te sentes à plat. Tu vas me faire le plaisir de rester dans ce lit et de ne pas en bouger. Vous pouvez regagner votre classe monsieur Quintel. Et merci pour le coup de main.
Le professeur de mathématique, visiblement ébranlé par l'incident, ne se fit par prier et prit la poudre d'escampette.
- Tu peux aussi regagner ton bureau Espérance : je vais veiller sur lui. Je t'appelle au moindre problème.
Sa mère lui passa un gant d'eau froide sur le visage puis glissa sa main dans ses cheveux. Sans se départir de son expression soucieuse, elle partit de l'infirmerie sans précipitation et avec mille regards vers son fils alité. Wilhelm s'enfonça dans son lit, exténué. Pour lui ça n'avait duré qu'une poignée de secondes, pas vingt longues minutes éprouvantes comme pour son corps. Ce n'était pas de cette manière qu'il désirait passer sa dernière journée au lycée, allongé dans le calme de l'infirmerie.
- Tu nous les feras toutes Wilhelm, dit Léonard Longus en s'asseyant sur son bureau.
Wilhelm nota qu'il avait meilleure mine qu'auparavant. Pour commencer, il s'était rasé. Ensuite ses cernes paraissaient moins sombres.
- Je ne peux rien te prescrire sinon du repos et une visite chez le médecin. Je peux aussi te préparer une carte exclusive de membre privilégié de l'infirmerie.
- C'est trop d'honneur, ironisa Wilhelm.
- Tu as eu une vision ? s'enquit l'infirmier après un silence songeur. Henri m'a dit que ça t'arrivait fréquemment.
- Vous pouvez en venir droit à la partie qui vous intéresse vraiment. Vous voulez savoir ce que j'ai vu quand j'ai touché votre femme, pas vrai ?
Léonard ne nia pas et attendit la réponse. Wilhelm décida de tout lui révéler. Après tout, l'infirmier savait peut-être quelque chose et chaque indice était bon à prendre. Au fur et à mesure de ses explications, le visage de Longus s'assombrit. Il croisa les mains sous son menton, la mine grave.
- Donc tu penses qu'il s'agit de Grégoire Close ? demanda-t-il.
- J'en suis convaincu. Le seul problème c'est que je n'arrive toujours pas à savoir ce qu'il a demandé à votre femme. Vous n'avez pas une idée ?
- Pas la moindre. Ce jour-là Meredith m'a dit qu'elle allait faire une course. Ce n'est qu'après, en fouillant dans ses papiers, que j'ai appris son rendez-vous avec un puissant d'Hesse-Cassel. Elle n'a jamais spécifié son nom ni le motif pour lequel son client requérait ses services.
- Qu'est-ce qui a pu provoquer sa malédiction ? Un sort qui a mal tourné ?
- Aucune idée. Je suis un excellent guérisseur mais un très mauvais enchanteur. Ce que je sais c'est que seule une magie plus puissante que celle de ma femme a pu la rendre...comme ça. Et cette magie est d'autant plus puissante qu'elle a aussi touché ma fille. Un sort qui maudit plusieurs générations n'est du ressort que de Pandora. Et même si ma femme commettait une faute impardonnable, Pandora ne punirait jamais ma fille.
- C'est vrai que je l'imagine mal être aussi cruelle, même si elle a changé Maximilien en chien pendant plusieurs années...
- Pandora a un double don. Elle arrive à pressentir l'avenir en plus de ses talents de manipulation de la matière et de l'espace. Si elle a transformé Maximilien et n'a pas levé la malédiction après tout ce temps, alors il y avait forcément une raison, expliqua l'infirmier.
- On dirait que vous la connaissez bien.
Léonard se gratta l'arrière de la tête et s'installa en tailleur sur son bureau.
- À l'époque je l'ai harcelé plus que n'importe qui. Je l'imaginais responsable de la métamorphose de ma famille. J'ai dirigé toute ma colère contre elle, je ne lui ai laissé aucun répit. Elle n'a jamais bronché. Plus je la côtoyais et plus je m'apercevais que je me fourvoyais. J'ai fini par lâcher l'affaire quand Pandora est venue chez moi pour essayer de lever la malédiction.
Il marqua une pause, les yeux dans le vague. Wilhelm pressentit que la suite n'était joyeuse mais demanda tout de même :
- Qu'est-ce qui s'est passé ? Elle a échoué ?
- Pire que ça. Elle a subi un contre-sort terrible. Il y a eu une explosion et son corps...tout son corps s'est retrouvé brûlé. Elle est restée aux portes de la mort un mois entier. Je me suis démené pour la sauver et j'ai fait tout mon possible pour la guérir de ses brûlures. Il ne reste aucune cicatrice, sauf sur son ventre. J'ai eu tellement de remords après cet accident...
Wilhelm n'essaya pas de remuer plus de mauvais souvenirs et arrêta de poser des questions. Il avait vaguement conscience que cette affaire qui impliquait Grégoire Close avait provoqué de nombreuses catastrophes et prenait de l'ampleur. Quelque chose s'était tramé dans l'ombre il y a des années et continuait de faire des dégâts encore maintenant, par ricochets. Personne ne savait de quoi il s'agissait. Personne, sauf Grégoire Close.
Wilhelm ne pouvait pas se présenter devant lui et l'attaquer frontalement. Cet homme ne lui disait rien qui vaille. D'ailleurs ce n'était pas cet incident du passé qui devrait le préoccuper autant, surtout aujourd'hui.
- J'avais bien besoin de ça...chuchota-t-il en se massant les tempes.
- Tu as dit quelque chose ? l'interrogea Longus en sortant de ses pensées.
- Rien. Je voudrais juste retourner en cours.
- Tu es borné Wilhelm. J'ai dit que tu ne quitterais pas ce lit et je compte bien tenir parole même si je dois t'attacher pour ça ! Reste tranquille.
Il n'avait aucune envie de rester tranquille. Tranquille il le serait peut-être dans peu de temps, quand son jumeau le pousserait dans le puits sans fond pour un voyage sans retour. Terrifié par cet avenir de ténèbres infinies, il se leva malgré l'avertissement de Longus. Il enfila ses chaussures sans les lacer et abandonna son sac derrière lui. Il avait déjà franchi la porte quand l'infirmier bondit de son bureau pour le rattraper. Wilhelm se rua vers la sortie du lycée avant que Léonard le rattrape et piqua le plus beau sprint de sa courte existence. Il poussa la lourde porte en verre à l'instant où l'infirmier surgissait dans le hall en vociférant :
- Wilhelm Rosenwald, espèce de sale gamin irrespectueux ! Reviens ici immédiatement si tu ne veux pas que je lance ta mère à tes trousses !
Sans interrompre sa course, Wilhelm le salua d'un geste de la main. Il n'avait plus quatre ans et sa mère ne lui ferait rien de pire que ce que Thérance s'apprêtait à commettre dans quelques heures. Il s'éloigna du lycée pour se réfugier dans le café de son père. Ce dernier s'affairait en cuisine mais Henri tenait le bar. Il écarquilla les yeux quand Wilhelm, débraillé et hors d'haleine, se hissa sur un siège face au bar.
- Un verre d'eau Henri, par pitié !
Le vieil homme le servit et demanda :
- Tu ne devrais pas être en cours ? Pourquoi est-ce que tu débarques ici dans cet état ? Il s'est passé quelque chose à l'école ?
- Trois fois rien. J'ai fait une crise plus violente que les autres et Longus a menacé de me garder prisonnier de l'infirmerie. Je n'étais pas d'accord donc j'ai fugué. Simple conflit d'intérêt, expliqua Wilhelm avant de vider son verre.
Sa course l'avait assoiffé ! Il ignora le regard désapprobateur d'Henri et fila en cuisine pour retrouver son père. Ce dernier se montra extrêmement bienveillant malgré la situation. Wilhelm s'attendait à ce qu'il le force à retourner au lycée mais son père préféra l'employer comme commis et il fit la plonge sans se plaindre. Au moins, laver la vaisselle sale en parlant avec son père lui occupait l'esprit et un moment d'intimité avec lui sans la moindre dispute était le bienvenu.
Il terminait quand Henri entra dans la cuisine et lui lança :
- Quelqu'un veut te voir.
Wilhelm s'essuya les mains dans un torchon et revint dans la partie bar du café. Blaise patientait, adossé contre un mur. Un sourire moqueur étirait ses lèvres.
- Alors comme ça on se rebelle Will ? L'histoire de ta fuite de l'infirmerie a déjà fait le tour du lycée ! Nous avons entendu Léonard Longus hurler depuis notre salle de classe. Je suis étonné qu'il ne soit pas venu te chercher jusqu'ici ! Il faudra que tu m'expliques pourquoi tu as refusé le confort d'un bon lit !
Wilhelm sourit à son tour.
- Pas de repos pour les braves : je dormirais quand je serais mort.
Toute l'ironie de sa réponse le frappa quand il la prononça. Il camoufla son malaise en demandant :
- Où sont les filles ?
- Elles sont là ! clama Violaine en poussant la porte. Alors Rosenwald, on n'était pas assez bien installé dans l'infirmerie ?
Ce n'était que le début d'une longue série de plaisanteries sur son départ précipité : ils passèrent la fin d'après-midi à se moquer de lui, en toute amitié, et il répondit par de petites piques innocentes. Ils s'étaient installés dans une table au fond du café, pour ne pas déranger les autres clients avec leurs bavardages incessants. Ils s'emparèrent du baby-foot jusqu'à ce le père de Wilhelm décide de ramener son fils à la maison.
- Tu as fait une crise importante aujourd'hui. Combien de temps est-ce que tu pensais me le cacher ? Ta mère m'a appelé et elle aimerait que tu rentres tôt pour te reposer ce soir.
Ces mots plombèrent le cœur déjà lourd du jeune homme. Voilà : c'était déjà la fin. Wilhelm serra ses amis contre lui avec une force qu'il ne soupçonnait pas posséder, sans doute impulsée par le désespoir qui rampait sous sa peau.
- Tu tiens chaud, bougonna Silvana.
- Je hais les câlins collectif Rosenwald alors si tu ne me lâches pas très vite, je ne réponds plus de rien ! se hérissa Violaine.
- Will, on se voit demain en cours alors je pense que tu peux nous lâcher, ajouta Blaise.
- Vous êtes géniaux tous les trois. Ne changez jamais, leur glissa le jeune homme.
Quand il les lâcha, ils étaient un peu déconcertés. Il se força à sourire puis leur tourna le dos pour qu'ils ne voient pas les larmes qui se massaient au coin de ses yeux. Dans la voiture il demeura silencieux, le moral au plus bas, et son père lui jeta des coups d'œil inquiets depuis le rétroviseur.
Wilhelm reçut une réprimande de sa mère dès qu'il passa le seuil de la maison. Il l'écouta sans broncher, plus concentré sur les traits de sa mère que sur ses remontrances. Il tâcha de les mémoriser, de les graver dans son esprit pour qu'ils surgissent au cœur de la tourmente à venir et lui redonnent de l'espoir. Il n'était pas agacé de se faire gronder comme un enfant, il trouvait même cette petite engueulade touchante.
Il perdit toute bonne humeur lorsque la voix de son jumeau résonna depuis le haut des escaliers :
- Alors Will, enfin rentré ?

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant