Chapitre 5 : Charles Perrault

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- Tu ne manges pas plus ? lui demanda son père.
Wilhelm venait d'engloutir sa troisième tartine et regarda son père par-dessus ses lunettes.
- Papa...Je crois que j'ai assez mangé pour ce matin. Toi en revanche, tu n'as pris qu'une tasse de café. Tu manques d'appétit ces derniers temps.
- Je sais, je sais...Je suis stressé pour vous ! Mes deux garçons rentrent au lycée. C'est une étape importante, vous grandissez tellement vite !
Il lui ébouriffa les cheveux et Wilhelm ne protesta pas. Il profita au contraire de ce contact pour se détendre un peu. Il le cachait bien mais cette journée le stressait particulièrement. Son frère entra dans la cuisine en uniforme, son sac de cuir en bandoulière, un croissant dans la bouche et une tasse de café dans l'autre. Il paraissait prêt à entrer dans la vie lycéenne sans hésitation, totalement dans son élément.
- On ne serait pas un peu en retard ?
- Non il nous reste un peu plus de trente minutes, le rassura son jumeau en regardant l'heure.
- Alors j'ai le temps de manger un pain en chocolat en plus !
- Vous n'avez rien oublié dans votre sac les garçons ? les interrogea leur père.
- J'ai déjà vérifié quatre fois, répondit Wilhelm. C'est le premier jour, pas besoin de se surcharger. Ils ne vont pas nous faire travailler tout de suite.
- Très bien...C'est très bien !
Le jeune homme leva les yeux au ciel non sans un sourire et alla déposer son mug dans le lave-vaisselle. Il rejoignit son jumeau dans la salle de bain du rez-de-chaussée où celui-ci dévorait son pain au chocolat en essayant de remettre sa cravate bien droite. Wilhelm s'amusait à le voir s'emmêler les pinceaux et finit par dire :
- Si tu terminais déjà ton petit-déjeuner, tu aurais l'esprit et les deux mains libres pour t'occuper du reste.
- 'E 'ais mais 'e 'eux pas êcre en 'etard ! baragouina-t-il.
- Ne parle pas alors que tu as du pain au chocolat plein la bouche, je ne comprends rien !
Son frère mastiqua lentement et avala sa bouchée avant de répéter :
- Je sais mais je ne veux pas être en retard !
- Tu es stressé ?
- Pas toi ?
- Un peu. Dis-toi que, dans le pire des cas, ce n'est qu'une mauvaise journée à passer. Mais te connaissant, tu devrais t'en sortir.
- Qui vivra verra. Mais souviens-toi : si tu as un problème à Charles Perrault, tu peux encore changer d'établissement. Ce n'est pas trop tard.
- Nous en rediscuterons ce soir, si je suis encore en vie. Qui sait, un dangereux délinquant va peut-être me poignarder pour me voler mon goûter ! dit Wilhelm en s'empalant le cœur avec un poignard imaginaire.
- Ah, ah, trop drôle Will...grimaça son frère.
Thérance quitta la salle de bain et laissa Wilhelm se brosser les dents en paix. Pendant qu'il se préparait le jeune homme sortit sa clé, cachée sous sa chemise blanche, et la pressa dans son poing pour se réconforter. Oui, tout allait bien se passer. Il allait repartir de zéro, se serait différent du collège. Ça devait être différent. Il ne supporterait pas trois années de brimades et d'isolement de plus.
Il fut prêt avant son jumeau, qui ne trouvait plus ses chaussures. Wilhelm attendait dans le hall pendant que son père aidait Thérance à remettre la main sur ses affaires. Toute cette petite équipe réussit à partir avec cinq minutes d'avance, un exploit si on considérait la capacité légendaire de Thérance à les mettre en retard lors des urgences.
Leurs lycées étaient à quelques minutes à pied l'un de l'autre et à environ vingt minutes en voiture de leur nouvelle maison. Selon ce qui était convenu, leur père les déposerait chaque matin avant d'aller rejoindre le café, déjà ouvert un peu plus tôt par Henri. La voiture s'arrêta devant l'établissement de Thérance, le plus proche du centre-ville.
Wilhelm observa les trois bâtiments qui formaient un U sur quatre étages. Il détailla les façades en brique jaune, l'ardoise grise des toits, les longues fenêtres à carreaux et les hautes portes en bois devant lesquelles des élèves commençaient déjà à se rassembler, tous trop semblables dans leur uniforme. Thérance leur adressa un sourire avant de descendre et leur souhaita une bonne journée en s'éloignant. Wilhelm allait emboîter le pas à son jumeau pour rallier son propre lycée mais son père le retint par le bras :
- Si jamais il t'arrive quoi que ce soit, appelle-moi.
- D'accord mais j'ai bien peur qu'on me vole mon portable si je le sors.
- Wilhelm...
- Je plaisante papa. Je vais y aller maintenant, passe une bonne journée.
Il n'attendit pas sa réponse et quitta le véhicule. Il avait déjà repéré le chemin qui menait à son lycée en venant faire les courses avec Henri et se dirigea vers son établissement d'un pas décidé. Comme devant le lycée de son frère, des élèves parlaient déjà en petits groupes, assis sur des bancs.
Ce qu'on pouvait dire de l'établissement Charles Perrault, c'est qu'il était moderne. Sa façade de verre s'élevait sur trois étages, encadrée d'un crépi rouge comme du sang en train de sécher. Wilhelm estima que la comparaison était mal trouvée mais il ne voyait pas d'autre façon de décrire cette couleur. Il remarqua qu'on le dévisageait en chuchotant et tenta de ne pas y prêter attention. Après tout ces élèves avaient fait leur scolarité ensemble au collège, sans doute en primaire aussi, et les nouveaux élèves ne devaient pas être monnaie courante dans une ville aussi perdue et peu accessible qu'Hesse-Cassel.
En attendant qu'on lui dise quoi faire, Wilhelm attendit dans le hall. Il prit en photo le plan du lycée affiché sur une immense plaque de plexiglas. Il avait un bon sens de l'orientation mais il était bien possible qu'il s'égare lors de son premier jour ici, avec sa chance extraordinaire. Il se demanda si son frère s'en sortait bien.
Connaissant Thérance, il devait déjà avoir attiré l'attention et fait connaissance avec une poignée de personnes, contrairement à Wilhelm que tous les élèves qu'il croisait prenaient soin d'éviter en le contournant, comme s'il était pestiféré. C'était à se demander comme ils pouvaient être jumeaux. La génétique n'obéit pas aux mêmes lois que la psychologie, se dit Wilhelm.
Pendant qu'il continuait son exploration du lieu, les autres élèves commencèrent à rentrer dans le hall. Le jeune homme se joignit discrètement à eux mais son opération ne fut pas un franc succès puisque tout le monde le dévisageait avec un air surpris ou suspicieux. Il fit de son mieux pour paraître décontracté : le visage neutre, une main sur la bretelle de son sac et l'autre dans la poche de son jean, soit l'allure type de l'adolescent un brin flegmatique et à l'aise dans son environnement, tout le contraire de ce qu'il ressentait vraiment.
On les emmena dans une salle gigantesque où des chaises étaient disposées en rangs serrés sur le lino bleu-gris pour accueillir les élèves, face à un grand tableau blanc. Les membres du corps enseignant ne tardèrent pas à arriver : il devait y avoir quelques professeurs, des surveillants, le conseiller principal d'éducation et certainement le proviseur.
C'était un homme d'environ cinquante ans avec des cheveux noirs grisonnants et un élégant costume bon chic bon genre. Il s'avança pour leur adresser un petit discours de bienvenue que Wilhelm ne l'écouta que d'une oreille. Il s'agissait du baratin habituel sur l'importance de leurs années de lycée, la rigueur dans l'apprentissage, la joie d'accueillir de nouveaux élèves...Le proviseur devait le répéter chaque année sur le même ton grave agrémenté d'une note de bienveillance.
Visiblement, Wilhelm n'était pas le seul à s'ennuyer comme un rat mort. La fille assise sur la chaise de devant, dont il ne voyait que les cheveux noirs et la veste couleur aubergine, s'amusait discrètement sur son portable à tirer sur des monstres qui arrivaient par vagues. Le directeur acheva son discours alors que Wilhelm songeait à ses contes et céda la place à « Madame la conseillère principale d'éducation ».
Il se prépara à d'autres belles paroles inutiles et ennuyantes à mourir jusqu'à ce que la CPE émerge de la petite foule d'adultes. Le silence se fit dans la salle comme si quelqu'un venait de couper le son. Plus de chuchotis, de ricanements... Il ignorait comment il n'avait pas remarqué cette femme plus tôt. S'il pensait que Thérance dégageait du charisme alors la CPE de Charles Perrault l'écrasait lamentablement.
Il était difficile de lui donner un âge. Elle n'avait plus vingt ans mais en avait-elle plus de quarante ? Ses traits doux, sa peau d'albâtre et ses longs cheveux noirs et bouclés qui cascadaient librement sur ses épaules et le long de son dos juraient avec son regard sévère aussi sombre que les abysses qui jugeait la foule derrière ses lunettes à monture noire, sa tenue stricte et sa posture rigide. Elle avait une voix à la fois douce et puissante, calme mais autoritaire. Pour dire vrai, Wilhelm n'écouta pas un mot de son discours. Il était trop occupé à l'observer.
Cette femme lui rappelait quelqu'un, mais qui ? Il éprouvait une sensation désagréable. Quelque chose lui échappait alors que la réponse n'était pas loin, il le sentait ! Frustré, il ne pensa même pas à applaudir la fin du discours de bienvenue de la CPE, contrairement au reste des élèves qui frappaient dans les mains à tout rompre, charmés par cette femme peu commune. Il se crispa lorsque la conseillère se perdit à nouveau parmi les autres membres du corps éducatif. S'il pouvait la dévisager ne serait-ce que quelques minutes de plus, peut-être qu'il arriverait à mettre le doigt sur ce qui le chagrinait !
Il n'en eut pas le temps car le directeur reprit la parole pour leur annoncer qu'ils allaient être répartis dans leurs classes. Ils commencèrent par appeler les secondes A et Wilhelm attendit son tour en tambourinant nerveusement sur ses genoux du bout des doigts.
- Wilhelm Rosenwald.
Le silence qui suivit la prononciation de son nom et prénom le fit frémir. Toutes les têtes se tournèrent vers lui pour observer le nouveau, l'étranger à Hesse-Cassel. Même les enseignants ne disaient plus un mot mais Wilhelm ne se laissa pas démonter. Il se leva et quitta sa rangée pour rejoindre sa nouvelle classe. Une jambe se tendit sur son passage pour tenter de le faire trébucher alors qu'il se frayait un chemin. Il l'évita au dernier moment et se rattrapa au dossier d'une chaise voisine. Le petit plaisantin lâcha tout bas :
- Oups ! Je ne l'ai pas fait exprès, c'était un réflexe !
Wilhelm le dévisagea. C'était un garçon avec les cheveux en bataille teint en bleu, les yeux couleur vieil or, d'un étrange marron très clair qui tirait sur un jaune plus foncé, un sourire narquois plaqué sur les lèvres. Il reconnut le genre typique de petite frappe qui s'amusait à martyriser les plus faibles.
Il ne resta pas sans riposter et, en se redressant de toute sa hauteur, le foudroya du regard. Ses œillades glacées en avaient éloigné plus d'un au collège. Thérance et son père s'accordaient pour dire qu'elles étaient terrifiantes et Wilhelm comptait bien se servir de cette arme dissuasive. Son opposant pâlit plus qu'il ne l'était déjà mais ne perdit pas son sourire insolent. Wilhelm acheva de traverser la rangée et se plaça aux côtés de ses futurs camarades qui, eux au moins, ne l'observaient pas comme une bête curieuse. Il évita de regarder du côté des adultes mais il sentait leurs regards peser sur lui comme des poids en plomb sur ses épaules.
Il fut ravi de quitter la salle à la suite de leur professeur principal, un certain monsieur Laval, professeur de sport, un homme aussi haut que large avec une coupe en brosse et un visage dur. Sans étonnement, ils se retrouvèrent dans le gymnase pour recevoir des tonnes de documents. On leur fit aussi remplir des fiches que personne ne lirait jamais et Wilhelm n'accorda d'importance qu'au carnet de correspondance.
Il lut rapidement le règlement intérieur tandis que leur professeur discourait sur l'importance d'une bonne entente au sein de la classe. Wilhelm dut interrompre sa lecture quand leur professeur principal leur expliqua qu'ils allaient faire des jeux par petits groupes pour faire connaissance. Des jeux ? Sérieusement ? Ils n'avaient plus quatre ans et Wilhelm ne possédait aucun esprit d'équipe.
L'espace d'une seconde il se vit retomber en CE1. Qu'il avait détesté le CE1 !
De manière générale, il avait haï l'école primaire. Il n'aimait pas jouer au foot ou s'amuser à attraper les filles. Il préférait lire, assit contre un mur dans la cour. Les autres garçons s'étaient moqués de lui à loisir, sans parler des humiliations. C'était toujours Thérance qui le défendait sinon il ne répliquait pas, trop gentil ou trop bête pour s'imposer. Le seul jour où il avait élevé la voix, c'était parce qu'ils avaient été trop loin.
Ils l'avaient poussé à terre et avaient écrasé la main qui tenait son livre avant de mettre un coup de pied dans ce dernier pour l'envoyer voltiger dans la poussière. Wilhelm tolérait qu'on le bouscule sans broncher mais il n'acceptait pas qu'on s'attaque à un réceptacle de la culture et de l'imaginaire : les livres étaient sacrés. Il n'avait fallu que deux minutes à Wilhelm pour les faire pleurer. Après cela, plus jamais ils n'étaient venus lui chercher des noises et il avait pris l'habitude de lire dans la salle de classe lors des récréations plutôt qu'à l'extérieur.
Laissant ses mauvais souvenirs de côté, Wilhelm fit de son mieux pour se mêler aux autres et se montrer enjoué malgré la stupidité des activités. Le but était de s'intégrer, pas de tirer la gueule en y mettant de la mauvaise volonté. Au bout d'une heure il finit par admettre qu'il s'en tirait bien, à défaut de s'amuser. La plupart de ses nouveaux camarades avaient l'air sympathiques même s'il décela rapidement ceux avec qui il ne s'entendrait pas dans les mois à venir ou ceux qui lui tourneraient le dos dès que possible. A force d'observer les gens, il parvenait à les catégoriser rapidement.
Il s'intéressa davantage à Romain, un garçon qui aimait le même style de romans que lui, et à Samia, une fille qui écrivait aussi. Il les trouva amicaux et ils passèrent le reste de la matinée ensemble, réunis par leur amour commun de la littérature. Wilhelm jugea qu'ils démarraient sur de bonnes bases, fragiles mais prometteuses. S'agissait-il d'une première étape vers une amitié ? Il n'osait pas l'espérer. Romain et Samia étaient bien plus ouverts et bavards que lui, ils finiraient par se lasser de ne parler que de livres.
Il partait défaitiste mais il avait tellement l'habitude de rester ignoré dans son coin qu'il préférait ne pas se donner de faux espoirs. Plus vous montez vite, plus dure sera la chute, disait le proverbe. Wilhelm préférait modérer son enthousiasme malgré son envie d'y croire, rien qu'un peu.
Midi arriva et les estomacs commencèrent à gargouiller. Le professeur les libéra pour qu'ils aillent manger au self. Romain rentra chez lui et Samia rejoignit une amie qu'elle connaissait depuis la cinquième, en seconde B. Wilhelm se résigna à manger seul, comme au bon vieux temps.

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