Chapitre 38 : Discussion autour d'une table

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Un silence chargé de tension planait dans la cuisine. Thérance affrontait le regard tranquille de leur père. Wilhelm serrait sa tasse de thé entre ses mains, la gorge trop serrée pour boire la moindre gorgée. La situation dégénérerait au moindre mot de trop, au moindre regard de travers. Son jumeau semblait presser d'ouvrir les hostilités et d'incendier leur père.
- Qu'est-ce qu'elle fait ici ? répéta Thérance.
Leur paternel prit une grande inspiration et dit d'un ton qui se voulait calme :
- Votre mère et moi sommes de nouveau en couple.
- QUOI ?!
Le hurlement de son jumeau aurait pu faire trembler les murs. Thérance se redressa comme un ressort et sa chaise se renversa sur le carrelage.
- Dis-moi que c'est une blague ?!
- Pas le moins du monde, le détrompa leur père.
- Tu aimes cette sorcière ? Après tout ce qu'elle nous a fait ? Elle t'a manipulé, menti, elle a attaqué des innocents, t'a éloigné de ta famille et pire encore ! Comment est-ce que tu peux l'aimer ? C'est un monstre !
Wilhelm répliqua avant son père :
- C'est faux !
Il se planta devant Thérance, furieux. Juger, juger et encore juger ! C'est tout ce que son jumeau savait faire ! Il ne réfléchissait jamais à la situation dans sa globalité. Sa vision étriquée du monde donna la nausée à Wilhelm. Son frère le dévisagea avant d'émettre un reniflement méprisant :
- Je ne sais pas pourquoi je suis étonné de t'entendre prendre sa défense. Vous avez l'air de bien vous entendre tous les deux. C'est dans la suite logique des événements : qui se ressemble s'assemble. Elle n'est pas ta mère pour rien.
Wilhelm s'efforça d'ignorer ses paroles qui lui meurtrissaient le cœur. Il conserva son visage impassible et répliqua :
- C'est ta mère aussi. Elle a fait des erreurs mais qui n'en a jamais commis ? Peut-être que tu en feras une un beau jour et que tu t'en mordras les doigts.
Son jumeau se pencha vers lui en le foudroyant du regard. Il chuchota :
- Je demande à voir. Mon rôle n'est pas de faire des erreurs. Ça, c'est le tien.
La bouche de Wilhelm se dessécha.
- Assez les garçons, intervint leur père. Ne vous disputez pas, je vous en prie. Ton frère a raison Thérance : ça arrive à tout le monde de commettre des erreurs. J'ai aussi mon lot de responsabilités dans cette histoire. Et c'est parce que je n'ai jamais voulu admettre que j'avais tort que nous nous sommes retrouvés dans cette situation. Si j'avais été plus attentif et bienveillant...
- Encore une fois tu ne vois pas qu'elle joue avec toi, le coupa Thérance. Elle a réussi à te faire culpabiliser alors que tu n'y es pour rien. Tout ce que tu as fait, c'est prendre la meilleure décision pour nous protéger ! Et cette folle ne l'a pas toléré !
- Ne parle pas de ta mère comme ça ! gronda leur paternel en frappant du poing sur la table.
Thérance perdit le peu de couleur que sa nuit de sommeil lui avait permis de retrouver. Leur père élevait rarement la voix contre lui. C'était naturel : Thérance avait tout du fils parfait. Mais cette fois il dépassait les bornes et s'en prenait à un être que leur père chérissait par-dessus tout.
- Vous êtes tous les deux devenus cinglés ! cria Thérance. Elle a réussi à vous retourner la tête et vous ne le voyez même pas !
Leur père essaya de le calmer en posant sa main sur son bras. Thérance se dégagea comme si ce contact lui était insupportable, répugné.
- Je ne reste pas une seconde de plus sous le même toit qu'elle.
Alors qu'il leur tournait le dos, leur paternel bondit à sa suite et tenta de le retenir.
- Thérance ! Je t'en prie, ne sois pas si borné ! Laisse-lui une chance de te montrer qui elle est vraiment !
- Lâche moi ! Je ne veux pas d'elle dans notre famille ! Elle va encore nous briser, comme la première fois ! C'est ce qu'ils font toujours !
Le « ils » traversa Wilhelm comme une flèche. Son père et son jumeau continuèrent de se hurler dessus jusqu'à ce que la porte d'entrée claque. Il en frémit. Son père revint dans la cuisine, les épaules basses. Il se força à sourire et déclara :
- Je savais que ça allait se passer comme ça.
Wilhelm ne répondit pas : il se sentait prêt à exploser. Il se força à avaler un peu de son thé désormais froid. Son père l'observait en biais et se mordillait l'intérieur des joues. Wilhelm ne lui demanda pas ce qui le tracassait. Il profita du silence pour remettre ses idées en ordre et reconstruire son armure durement éprouvée par les mots de son jumeau. La colère qui luisait dans ses yeux...Aurait-il la même expression teintée de haine le jour où il le pousserait dans ce puits sans fond ? Wilhelm repoussa cette éventualité : ce n'était pas encore là. Pour le moment il devait se concentrer sur ce qu'il pouvait maîtriser. Il tassa la peur et la colère dans un recoin de son cœur.
- Comment est-ce que tu as su pour ta mère ? l'interrogea enfin son père. Est-ce que c'est Lilia qui a vendu la mèche ?
Wilhelm s'étonna face à cette question imprévue. Sa mère avait sans doute expliqué à son père que ses visites avaient débuté à cause des supplications de Wilhelm. Il répondit calmement :
- Non. Elle m'a seulement donné vos photos de mariage. Et ce n'est pas grâce à elles que j'ai recollé les morceaux.
Il se tut et son père soupira.
- Tu ne comptes pas me le dire, n'est-ce pas ?
- Chacun ses petits secrets, rétorqua Wilhelm. J'ai bataillé pour découvrir les tiens alors ne t'attends pas à ce que je livre les miens si facilement.
- Je suppose que ce n'est que justice mais...J'aimerais vraiment que tu me dises comment est-ce que tu peux en savoir autant.
Wilhelm hésita. Il n'avait divulgué son secret qu'à Blaise. Même Silvana et Violaine ignoraient qu'il était conteur. Il décida de ne pas se confier pour le moment. Si sa famille, tous des héros à la puissance écrasante d'après les dires de Blaise, apprenait qu'il était le conteur personnel du camp ennemi il n'était pas sûr de leur réaction. L'équilibre familial, plus que précaire, ne méritait pas une autre secousse, au risque de tout faire basculer.
- Quand le moment sera venu, se contenta-t-il de dire. Pour l'instant tu devrais manger, te reposer et profiter de maman.
Jonas haussa un sourcil, l'air amusé. Il mordit dans un croissant, la mine brusquement plus pensive, puis déclara :
- Je suis désolé Will.
Le jeune homme releva la tête, surpris une fois de plus. Son père poursuivit :
- Je t'ai caché des choses, bien plus qu'à ton frère. Ce n'est pas parce que j'avais moins confiance en toi mais parce que...
- Tu préfères Thérance, le coupa Wilhelm.
- Pas du tout ! s'offusqua son père.
Wilhelm plongea ses yeux bleus et tristes dans les siens.
- Ce n'est pas grave tu sais. J'ai passé l'âge de faire des caprices par jalousie. Et puis je peux toujours être le préféré de maman, c'est un partage équitable.
Son père demeura sans voix. La culpabilité se lisait sur son visage. Il enlaça Wilhelm et le jeune homme ne chercha pas à le repousser. Son père tremblait contre lui et une larme lui tomba sur l'épaule.
- Excuse-moi de t'avoir fait tant de mal sans m'en apercevoir...Je vous aime tous les deux, vous êtes mes garçons. Mais...
- Tu pensais que j'étais comme maman.
- Non. Tu n'es pas comme elle mais tu lui ressembles. Vous dégagez la même volonté inflexible, vous possédez cette force de caractère que rien ne peut retenir et cette même assurance...Je la voyais à travers toi et ça m'effrayait. Je te demande pardon. Je me suis rapproché de Thérance parce qu'il était comme moi à son âge et je t'ai négligé. Je n'ai pas été à la hauteur de mon rôle de père...
- C'est faux, intervint Wilhelm d'une voix presque inaudible. Tu as élevé seul deux enfants avec un sacré tempérament. Nous n'avons jamais manqué de rien et tu trouvais toujours du temps pour nous. Tout a changé quand nous sommes arrivés ici. C'est à cause de la mentalité de cette ville, pas de toi. Souvent ce sont les mots des autres qui sèment le doute et provoquent la discorde, il n'y a pas besoin de plus.
Son père s'écarta et l'examina comme s'il le voyait pour la première fois.
- Tu as raison, murmura-t-il. Je vais aller voir ta mère, termine de manger mon grand.
Il lui ébouriffa affectueusement la tête. Ce geste lui avait manqué ces dernières semaines. Wilhelm grignota une crêpe et vida sa tasse de thé malgré son estomac noué avant de retourner dans sa chambre. Ses parents discutaient dans la salle à manger, à propos de Thérance.
- Il ne m'aimera jamais, n'est-ce pas ? demanda sa mère avec tristesse.
- Ne dis pas ça. Il faut lui laisser le temps de se faire à l'idée. Il ne finira pas changer d'avis, en apprenant à connaître la femme fantastique que tu es.
- J'ai bien peur que Thérance soit moins ouvert d'esprit que Wilhelm, soupira-t-elle.
- C'est parce que Will en sait moins que son frère, avoua son père.
- Alors il serait temps de lui dire la vérité. Toute la vérité.
Wilhelm s'éloigna, le moral remonté par le soutien de sa mère. Il n'en profita pas longtemps car ses pensées convergèrent de nouveau vers son jumeau. Il se demanda s'il pouvait vraiment laisser son frère se couper d'eux alors que leur père venait de se réveiller. Le jeune homme tritura longuement son portable, allongé dans son lit.
Il se décida en jouant à pile ou face. Pile, il le contactait. Face, il le laissait bouder dans son coin. La pièce indiqua pile alors il appela son jumeau sans déterminer s'il en était satisfait ou non. Celui-ci décrocha à la dernière sonnerie et cracha avec agressivité :
- Quoi encore ?
- Où est-ce que tu es ?
- Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? Tu n'es pas assez heureux avec papa et notre très chère mère ?
- Je ne veux pas que nous nous éloignions. C'est la première fois que notre famille est enfin réunie. Si jamais tu acceptais de faire connaissance avec elle...
- Notre famille est une illusion Will. Il n'y a jamais eu que nous et papa. Tu ne sais pas qui est vraiment notre mère.
Oh que si, il savait. Il savait même bien mieux que son jumeau, et même bien mieux que tout le monde dans cette fichue ville, ce qu'avait fait Espérance et pour quelles raisons.
- Si tu ne le fais pas pour elle ou pour moi alors fais le pour papa.
- Vous êtes tous tombés sur la tête. Il est hors de question que je laisse notre mère nous manipuler. Quand tu découvriras son vrai visage, tu comprendras pourquoi je me tiens à l'écart, déclara-t-il.
Faute de savoir quoi répondre, Wilhelm répéta avec une pointe de désespoir :
- Où est-ce que tu es ?
- En route vers la maison de nos grands-parents. J'ai un service à leur rendre.
- Un service ? Encore ? De quel genre ?
Après un léger flottement à l'autre bout du fil, son jumeau expliqua :
- Ça concerne tante Lilia. Elle a été victime d'une arnaque il y a quelques années et nos grands-parents essaient de mettre la main sur celle qui l'a trompé. Nous sommes sur ses traces et je pense l'attraper la main dans le sac dès ce soir.
Il raccrocha aussitôt après. Ces mots éveillèrent de curieux échos en Wilhelm. Il conserva son téléphone plaqué contre son oreille, trop pensif pour le reposer. Il le jeta pourtant presque quand il fusa de son lit en un éclair pour ouvrir son tiroir à contes. Il fouilla dans ses feuilles et tira l'histoire qui l'intéressait. Il parcouru les dernières lignes de La femme, le chien et la mendiante. Il avait poursuivi le conte durant les vacances et relire son ajout lui donna la chair de poule :

Son fils préféré lui prêta main forte, parcourant de lui-même les vastes étendues en quête du moindre indice. Il finit par découvrir la chaumière et vit une silhouette vêtue d'une cape grise y entrer. Comme elle correspondait à la description de la mendiante, il attendit qu'elle sorte de la maison jusqu'à la tombée de la nuit, tapi comme un chasseur à l'affût. Il vit cette même silhouette, toujours encapuchonnée, partir en direction du château. Il la suivit sans un bruit et vit l'ensorceleuse frapper le sol de son bâton et s'élever dans les airs, vers la fenêtre de la chambre de la princesse cadette.
Le jeune homme entra dans le palais royal et tenta d'accéder lui aussi à la chambre. Seulement, le benjamin des princes veillait et chassa l'intrus en grondant, les crocs apparents et le poil hérissé. Le fils du prince aîné ne demanda pas son reste et fit demi-tour en se promettant de revenir le lendemain.
La journée suivante, il rendit visite à un chevalier, célèbre pour ses capacités à occire les être magiques qui menaçaient la sécurité des braves gens, qu'il connaissait depuis son arrivée au royaume, et lui demanda s'il connaissait un moyen de tuer une ensorceleuse. Le chevalier lui fit don d'une épée enchantée qui ne ratait jamais son coup. Le jeune homme le remercia chaleureusement et se mit en quête d'un compagnon capable de l'aider à éliminer l'ensorceleuse.
Pendant ce temps, l'autre fils du prince aîné observait toute cette histoire de loin. Il était intelligent et avait rapidement découvert la vérité en observant les manières de sa tante. Il ne désirait pourtant pas intervenir, conscient que cela risquait de mal se finir. Ainsi, lorsque son frère vint lui exposer son plan, il tenta de le retenir. Ils luttèrent pour l'épée et il se retrouva enfermé.
Son frère se rendit dans le château avant la tombée de la nuit et se cacha dans la chambre de la princesse, l'épée en main. Dès que le soleil se coucha et que les étoiles apparurent dans le ciel, la princesse arriva et alla aussitôt ouvrir la fenêtre. Une silhouette drapée de gris escalada bientôt le rebord. Le jeune homme choisit ce moment pour agir. Bondissant de l'armoire où il s'était caché, il attrapa l'ensorceleuse et lui arracha son bâton. La princesse poussa un cri de frayeur et tenta de repousser l'agresseur qui en voulait à sa bonne amie.
Ils se battirent et jaillirent dans le couloir durant leur affrontement, sous le nez du benjamin transformé en chien. En découvrant le fils de son frère aîné qui s'apprêtait à plonger sa lame dans le cœur de l'ensorceleuse, il bondit et reçut le coup à sa place. Il s'effondra, mortellement blessé. Son corps animal se métamorphosa rapidement et il redevint un homme couvert de sang, en route vers un voyage sans retour. Alors que le jeune homme à l'épée et la princesse pleuraient des larmes de culpabilité et de douleur, l'ensorceleuse ramassa son bâton et le pointa sur le corps que la vie quittait avec le sang. Il se retrouva entouré d'une fine auréole d'or, préservant le corps et son dernier souffle de vie.
Elle s'empara ensuite de la main de sa compagne et, d'un nouveau coup de bâton sur le sol, elles disparurent. Elles prirent la décision de ne jamais revenir et de rester cachées du regard des Hommes à jamais.

La pièce tanguait autour de Wilhelm alors que ses yeux refusaient de quitter les mots noirs. Son frère et le fils favori de l'aîné des princes de ce conte ne faisait qu'un, comme il le pensait ! Le récit atteignait son point culminant. Si tout se déroulait comme il l'avait écrit, son jumeau lui demanderait de l'aide sous peu. Wilhelm refuserait, ils se battraient et il perdrait face à Thérance. Celui-ci aurait ensuite tout le loisir de blesser mortellement leur oncle Maximilien et de pousser Lilia et son ensorceleuse à s'évaporer dans la nature. Et après ? Il n'avait rien ajouté. Il ignorait si Maximilien pourrait guérir, si sa tante reviendrait un jour.
La fois précédente, avec le conte qui relatait l'histoire de ses parents, Wilhelm avait respecté chaque mot comme s'il suivait un script. À présent, il devait découvrir s'il pouvait s'appuyer sur ses contes pour changer le destin.

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