Chapitre 48 : Traqué

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Il n'avait plus une minute à perdre.
Henri s'engagea dans la forêt, Wilhelm sur les talons. Le jeune homme tenait Destructrice dans son poing. L'épée, lourde, tirait sur son bras. Il n'avait pas fait dix mètres lorsqu'Henri s'arrêta brusquement. Wilhelm faillit le percuter et s'arrêta juste à temps.
- Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta le jeune homme.
- Ce n'est rien. Je me suis juste entravé les pieds dans les ronces. Il fait noir comme dans un four ici.
- Je vais faire de la lumière avec mon portable, annonça Wilhelm.
Il enclencha l'option lampe torche et éclaira devant eux. Il n'y avait aucun sentier à travers les feuilles mortes, les troncs et les fougères. Le vieil homme se dépêtra et ils reprirent la route pour mieux s'arrêter dix mètres plus loin, quand Henri se coinça le pied entre deux pierres. Par la suite, le devin manqua de recevoir une branche sur le crâne, de se casser la cheville dans un trou, de tomber à cause d'une racine. Wilhelm haussa les sourcils. Est-ce qu'il y avait un problème avec cette partie de la forêt ? Henri confirma quand il grommela :
- Ce genre d'accident ne m'était jamais arrivé auparavant.
Un craquement sourd ponctua sa phrase et un tronc s'abattit à quelques centimètres de lui. L'impact du bois fit vibrer la terre et des branches giflèrent Henri. Le vieil homme recula et porta une main à son visage griffé.
- Henri ! Ça va ? demanda Wilhelm en se précipitant à ses côtés.
La chute de l'arbre paraissait avoir perturbé le devin. Il se tourna vers Wilhelm avec un air navré.
- Je crois que je ne vais pas pouvoir mener ma mission à bien. Tu devras continuer sans moi.
Le jeune homme pensa avoir mal entendu. Henri l'abandonnait ? À un moment pareil ? Devant son silence choqué, Henri lui posa une main sur l'épaule.
- Tu dois y aller seul. La forêt ne me laisse pas avancer.
- Tu ne vas pas te laisser décourager par cette chute d'arbre ?! s'exclama Wilhelm.
- Il n'y a pas que ça. Je connais bien ces lieux et c'est la première fois que je rencontre autant d'obstacles.
- Henri, il fait nuit noir et nous n'avons qu'un portable pour nous éclairer. C'est normal !
Le devin ferma les yeux comme pour réfléchir puis lâcha :
- Très bien. Reprenons la route au lieu de nous chamailler.
Wilhelm masqua son soulagement en changeant Destructrice de main. Il escalada l'arbre juste après Henri. Le vieil homme commença à jurer après une centaine de mètres. Il braqua le portable de Wilhelm, qu'il tenait pour éclairer la route, sur ses jambes. La mâchoire de Wilhelm se décrocha. Des vrilles vertes montaient à l'assaut des jambes d'Henri et l'ancraient sur place. Il essaya de se dégager mais les plantes resserrèrent leur prise. Wilhelm serra les dents. C'est bon, le message était passé. Il reprit son téléphone des mains d'Henri et l'angoisse passa dans les yeux du vieil homme.
- Wilhelm, attend. Je vais me dégager et nous pourrons continuer...
- Ne te fatigue pas. Tu as raison, la forêt n'a pas envie de te laisser passer. Tu ne devrais pas te trouver ici : je dois le faire seul.
Henri n'essaya pas de protester ou de le dissuader.
- Sois prudent.
Wilhelm acquiesça mais ne promit rien. Il dévisagea une dernière fois cet homme qui l'avait toujours soutenu et qui n'avait contesté aucune de ses décisions avant de se détourner et de s'enfoncer entre les arbres. Il résista à la tentation de se retourner. Il essaya d'avancer d'un bon pas mais sa faible endurance le rattrapa bien assez tôt, trop tôt à son goût. Il avait rangé Destructrice dans son sac à dos et l'épée pesait son poids.
Elle le ralentissait. Henri avait dit que le puits se trouvait à dix kilomètres. Pourquoi est-ce que la route durait autant ? En combien de temps parcourait-il dix kilomètres ? Et Thérance ? Où se trouvait-il ? Il préféra éviter de penser à son traître de frère. Il accéléra la cadence autant que possible, alternant entre marche rapide et lenteur pour récupérer.
Après deux heures de marche, toujours pas de puits. Son petit doigt lui souffla qu'il avait dévié de direction en cours de route, sans s'en apercevoir. À force d'esquiver les troncs et les bosquets de ronces, quoi de plus normal ? Il envisagea d'effectuer demi-tour mais l'image de Thérance et ses amis à ses trousses le dissuada. Il continua tout droit et tira sur ses muscles fatigués pour avancer plus vite. Il s'épuisait à mesure que la nuit progressait. Sa patience s'usa et il se surprit à pester contre cette maudite forêt.
À une heure du matin, il devint absolument clair qu'il tournait en rond. Si seulement Henri lui avait dessiné un plan ! Il se remémora qu'Ophélia lui avait parlé d'un gigantesque chêne. Ici ne poussait que des frênes tordus et des buissons rachitiques.
Il changea de direction sur un coup de tête et prit à gauche. Le temps pressait. Il continua de chercher la bouche de l'Enfer deux heures de plus. Il abandonna finalement, à bout de forces. La journée avait déjà été mouvementée et la soirée tout autant. Sa tête tournait et un début de migraine lui compressait le crâne. Sans parler de ses pieds en marmelade qui le faisaient souffrir à chaque pas. Il devait dormir, sauf qu'il n'avait rien pour dresser un camp de fortune. Ni tente, ni couverture. Il pensait découvrir le puits sans fond dans la nuit. Quel idiot naïf !
Il dégota un vieil arbre avec d'épaisses racines. Deux d'entre elles entouraient un creux rempli de feuilles mortes. Aux grands maux les grands remèdes ! Il quitta son sac à dos et retira Destructrice. Il la camoufla sous les feuilles à côté de lui et utilisa son sac comme oreiller. Il ferma sa veste et se roula en boule dans le trou qui sentait l'humus. La nuit allait être longue, comprit-il lorsqu'un insecte courut sur son cou.
Il arriva à fermer l'œil mais des bruits de pas le tirèrent du sommeil. Il leva un œil fatigué en direction des feuillages. Le ciel était encore gris et se teintait peu à peu des couleurs du matin. Il étira son corps ankylosé quand il entendit de nouveau des pas. Il plongea la main sur les feuilles et rencontra le fourreau de Destructrice sous ses doigts engourdis par le froid matinal. Il tendit l'oreille.
- Il est passé par là.
Il reconnut le timbre calme et plat de Philibert. Ce dernier s'avérait aussi bon traqueur que tireur à l'arc. À force de chasser dans les parages, il devait connaître les bois comme sa poche. Wilhelm n'avait aucune chance, sauf s'il se remettait en route dès maintenant pour les semer.
- Est-ce qu'il est proche ? demanda Séraphin.
- Difficile à dire. Le passage à l'air de dater de plusieurs heures déjà. S'il a fait une pause non loin d'ici et assez longtemps alors nous avons une chance de le rattraper avant qu'il atteigne la bouche de l'Enfer.
- Je connais mon frère : il s'est sûrement arrêté dans la nuit pour prendre quelques heures de repos, déclara Thérance. Il doit être tout près.
- Reprenons les recherches. Il n'est qu'à une heure de marche de la bouche de l'Enfer. C'est une chance pour nous qu'il ait tourné en rond la veille, nous ne devons pas la gâcher.
Sur ses belles paroles de Séraphin, ils se remirent en marche. Ils n'étaient pas loin de la cachette de Wilhelm. Une heure de marche...Mais dans quelle direction ? Peut-être qu'il devait se fier au hasard. Dans son conte il finissait par découvrir le puits sans fond avec une légère avance sur ses adversaires.
Il repéra un massif de fougères à un mètre de lui. Il pouvait se dissimuler là en attendant que les trois comparses s'éloignent. Il se décida vite tandis qu'ils se rapprochaient. Avec mille précautions, il se glissa hors de sa couche de fortune et avança, courbé en deux, vers les fougères. Il s'enfonça au cœur du massif et ne bougea plus d'un millimètre. Si une seule des feuilles s'agitaient, Philibert viendrait.
Ses trois ennemis émergèrent d'entre les arbres. Il faillit échapper Destructrice à cause de la surprise. Il venait de plonger au cœur du moyen-âge. Thérance, Philibert et Séraphin portaient des armures rutilantes.
Elles luisaient faiblement dans la lumière matinale et les pierres précieuses incrustées un peu partout n'arrangeaient rien, pas plus que les gravures dorées délicates sur les épaulières. Wilhelm s'attarda un long moment sur les épées attachées à leur hanche. Il n'y avait que Philibert qui possédait un arc et un carquois plein à craquer en plus.
Tout ça pour moi ? s'étonna Wilhelm. Alors que lui n'avait rien pour se défendre, en dehors de Destructrice. En réalité, c'est l'épée qui devait causer du souci à ses poursuivants. Si Henri avait raison elle était capable de tout trancher : le solide comme l'impalpable. Des armures devenaient une maigre protection contre un pouvoir aussi puissant.
Wilhelm attendit sans bouger, protégé par les plantes. Il se sentait comme un chevreuil poursuivit par des chasseurs. Il observa l'expression sombre de son jumeau qui sondait les environs du regard. Son visage d'ordinaire si souriant débordait de colère. Il s'arrêta à quelques centimètres de la cachette de Wilhelm.
Celui-ci retint sa respiration, le cœur tambourinant. Les yeux bleus furibonds de son jumeau fouillèrent un instant les fougères, puis il se détourna prestement pour rejoindre ses amis d'un pas vif. Wilhelm expira avec lenteur, de peur que son jumeau l'entende et fasse demi-tour.
Dès qu'ils furent assez loin, il sortit de son bosquet végétal, rangea l'épée dans son sac, se redressa et commença à courir. Il devait arriver avant eux, c'était sa seule chance. Il slaloma entre les arbres et bondit par-dessus les racines avec une agilité surprenante. Il pensait les avoir semé pour de bon quand il entendit :
- Je le vois, il est là !
Philibert l'avait repéré ! Comment est-ce qu'il avait fait ? Il était pourtant à des mètres de là ! Wilhelm sprinta. C'était la première fois qu'il courait aussi vite. Il esquiva tous les obstacles face à lui sans le moindre problème. L'adrénaline décupla ses forces et il ne sentit plus le poids de Destructrice. Son jumeau l'appela à grands cris rageurs.
Sa vitesse diminua après trente minutes de fuite effrénée. Son frère et ses amis le poursuivaient toujours et ils gagnaient du terrain. Son corps entier tremblait à cause de l'effort. Il suait tellement que ses vêtements auraient pu faire office de serpillière. Il se força à avancer.
- Wilhelm, arrête-toi tout de suite ! hurla son frère dans son dos.
Il jeta un regard par-dessus son épaule et son estomac se contracta. Ils n'étaient qu'à une dizaine de mètres ! Ils couraient comme si leur armure ne pesait rien, leur arme à la main.
Wilhelm puisa dans ses ressources pour accélérer. Il respirait comme s'il était en fin de vie. Ses poumons menaçaient d'exploser et ses jambes le portaient par miracle. Il progressait par la force de la volonté. Une foulée après l'autre, se répéta t-il.
- Tire Philibert, ordonna Séraphin.
- Tu es fou ! Je vais le blesser !
- C'est le but, triple idiot ! Touche-le en pleine cuisse. Il s'agit de le ralentir, pas de le tuer.
Wilhelm s'attendait à ce que son jumeau proteste mais il ne dit rien. Génial, merci du soutien Thérance ! Le jeune homme zigzagua entre les arbres pour compliquer la tâche de l'archer. Il n'allait pas se laisser viser comme un lapin ! Une flèche siffla et lui frôla la joue. Elle érafla à peine sa peau mais son cœur manqua un battement. Philibert lui tirait vraiment dessus !
- Tu l'as raté ! enragea Séraphin.
- Il bouge et nous aussi, répliqua son ami avec une tranquillité surprenante. En plus, je dois me concentrer pour ne pas toucher une zone vitale.
Wilhelm soupçonna l'archer de l'avoir fait exprès. Il n'attendit pas la seconde flèche pour le confirmer et poussa son corps à donner le peu qu'il lui restait. Il bondit par-dessus une souche pourrie et se réceptionna maladroitement. Il descendit une pente en glissant plus qu'en marchant et contourna un amoncellement de rochers.
Enfin il le vit.
Le chêne se dressait face à lui, majestueux. Son tronc craquelé qui montait à l'assaut des cimes en imposait par comparaison avec ses voisins maigrichons. Wilhelm ne prit pas le temps de le contempler et fila dans sa direction. Il passa devant lui et remercia Ophélia de lui avoir fourni ce détail. Sans la jeune femme il serait passé sans faire attention, pressé par l'urgence.
Il continua une cinquantaine de mètres avant que le puits se dévoile enfin. Wilhelm comprit pourquoi on le surnommait la bouche de l'Enfer plutôt que le puits sans fond.
En toute franchise, il ressemblait à un trou disproportionné entouré par un petit muret qui arrivait à peine aux genoux. Les pierres qui l'entouraient étaient irrégulières, comme des dents jaunes et gâtées. Une personne bienveillante avait dû les placer autour du trou pour éviter qu'un promeneur inattentif tombe dedans la tête la première. Mais comment quelqu'un pouvait ne pas remarquer ce trou béant long et large comme quatre hommes allongés qui s'ouvrait sur les abîmes terrestres ?
Il semblait presque à Wilhelm qu'il s'agissait d'une entité vivante qui lui souriait avec moquerie, qui savait déjà qu'il finirait dans son ventre. Il se força à détourner les yeux de ce trou noir prêt à le happer et ôta son sac de ses épaules pour en retirer Destructrice. Des feuilles craquèrent derrière lui, accompagnées d'une cacophonie métallique.
Une flèche se figea à ses pieds.
- Ne bouge plus, ordonna Philibert.
Wilhelm serra les dents et se retourna. Son frère et ses amis se tenaient à moins de deux mètres. Son jumeau pointa sa lame vers lui et dit :
- Fini de jouer Will. Donne-nous l'épée.

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