Chapitre 53 : L'émergence

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Un bruit strident réveilla Wilhelm.
Le son agressait ses tympans et résonnait dans toute la caverne en se répercutant contre les parois. Il ouvrit les yeux mais au lieu de la noirceur qui régnait habituellement, il perçut les contours et les parois de la grotte. Ils luisaient, entourés d'un halo pâle et difficilement discernable. Il leva une main à hauteur de son visage. Il la voyait avec une netteté saisissante, ce qui n'était pas le cas auparavant. Sa peau laiteuse tranchait avec les ténèbres qui se pressaient dans le puits sans fond. Il tourna la tête vers les grandes roues et retint un grognement de douleur. Son cou le brûlait ! Il tâta la zone qui pulsait sans rien découvrir d'anormal. C'est là que la déesse l'avait embrassé...
Et maintenant, où était-elle ? La réponse s'imposa à lui comme une évidence fulgurante et indiscutable : disparue. Elle ne s'était pas volatilisée sans lui laisser un petit cadeau. Il sentait circuler en lui un étrange courant électrique dont il reconnaissait la saveur : de la magie. La même magie puissante que celle qui saturait l'air et le sol de la grotte.
Il pouvait admirer les particules blanches et irisées qui volaient dans la caverne, mais aussi les veines d'énergie pure qui circulaient sous la roche en formant des motifs aléatoires. Il la sentait vibrer en lui et autour de lui, comme s'il était connecté à elle. Il sut d'instinct qu'il était capable de l'attirer et de la modeler selon ses désirs s'il le voulait. Que lui avait fait la déesse de la destinée ? La dernière phrase de la femme de bronze lui revint en mémoire : « Il me fallait transmettre à la génération suivante ». Il prit lentement conscience du sens de ces mots mais, au lieu d'être terrifié, il se dit que le nouveau rôle qui lui incombait ne le rebutait pas le moins du monde.
Il se releva et un puissant mal de crâne lui arracha une grimace. Il se massa les tempes dans l'espoir de l'apaiser. L'importance de la bouche de l'Enfer lui sauta alors aux yeux : ce n'était pas un chemin vers les ombres et la mort mais le cœur d'Hesse-Cassel, là où circulait l'essence vitale de la ville ! La magie contenue dans ce lieu l'étourdissait. Alors qu'il ramassait Destructrice, ses yeux se posèrent sur les grandes roues.
Du moins sur ce qu'il restait des grandes roues. Des deux disques de bronze titanesques, il ne subsistait plus que des morceaux rouillés qui se détachaient les uns des autres avec des crissements stridents avant de s'écraser à terre. Le son parvenait démultiplié aux oreilles sensibles de Wilhelm. Son cœur se suspendit un instant tandis qu'une foule de questions explosaient dans son esprit de plus en plus lucide.
Est-ce que c'était la fin de la vie telle qu'Hesse-Cassel l'avait connu ? La fin des contes, des rivalités entre les héros et les antagonistes ? Non, songea-t-il catégoriquement. La magie vivait toujours, même si l'ordre des choses venaient de connaître de subtiles variations. Wilhelm se demanda comment il pouvait en être aussi sûr. Il considérait sa réponse comme étant la vérité absolue et n'envisagea pas de douter ne serait-ce qu'une microseconde.
- Pas le temps de me pencher là-dessus, marmonna-t-il pour lui-même. Rentrer est ma priorité.
Mais comment ? Il n'existait aucun moyen pour lui de quitter la bouche de l'Enfer ! Il arrivait à discerner son environnement mais aucune échappatoire ne se présentait à lui. Avec ses nouveaux pouvoirs peut-être qu'il arriverait à effectuer le chemin en sens inverse et à survivre mais rien ne l'affirmait. Il était de retour à la case départ, seul au fin fond d'une caverne sombre, sans nourriture, avec une seule fiole de vitalité, les deux pieds dans l'eau.
L'eau. Il répéta ce mot tout haut, persuadé qu'il avait son importance. L'eau ? L'eau ! Les pièces du puzzle s'assemblèrent.
Il porta la main à la poche de son pantalon. Le renflement de sa perle porte-bonheur déformait toujours le tissu. La perle ! Il avait tellement pris l'habitude de la conserver sur lui et de la tripoter à la manière d'une relique qu'il en avait oublié son utilité première ! C'était vraiment lui que la déesse de la destinée avait élu comme conteur puis comme successeur ? Dans cette situation, n'importe quel autre que lui aurait été moins bête. Les paroles de la naïade lui revinrent en mémoire :
- Si un jour tu te trouves en détresse, plonge cette perle dans l'eau et je viendrais te porter secours.
Quel imbécile ! Il l'avait écrit, lu, relu et, par-dessus tout, vécu ! Il tira la perle de sa poche, galvanisé par une énergie neuve. Un cœur de magie tourbillonnait dans son centre : elle n'attendait qu'à être libérée. Il avait la solution sur lui, depuis le départ ! Il rit de sa propre bêtise jusqu'à ce que ses côtes le fassent souffrir, presque hystérique. Il s'obligea à reprendre son sérieux : la surface le réclamait.
Il déposa la perle dans l'eau avec toute la délicatesse du monde. Celle-ci tourbillonna sur elle-même et entraîna l'eau vers elle jusqu'à créer un siphon. Des éclairs magiques parcouraient le tourbillon qui s'élargissait de plus en plus, tous en provenance du centre. Une silhouette féminine émergea peu à peu.
Des bulles de magie pétillaient dans son corps liquide, un détail que Wilhelm avait été incapable d'apercevoir lors de leur première rencontre. Ses traits paraissaient aussi plus marqués mais Wilhelm accorda vraiment de l'importance au fil d'argent qui partait du cœur de la femme aquatique et se terminait au niveau de son propre cou. Il essaya de l'attraper mais ses doigts passèrent à travers.
Pourtant le fil se balança et tinta tandis que des images furtives traversaient l'esprit de Wilhelm. Le fond d'un lac peuplé de naïades qui jouaient entre les algues, un hameçon sous la surface, des terres inondées par un déluge apocalyptique et enfin lui, avec de l'eau jusqu'à la taille et une perle dans la main.
La naïade demeura au centre du siphon et scruta les environs. Il la devina surprise alors que le visage imperturbable de la dame du lac ne reflétait aucune émotion particulière.
- Tu es dans un lieu étrange, commenta-t-elle d'une voix plus puissante que la dernière fois. On dirait le dernier séjour des morts.
Wilhelm sourit. Il pensait comme elle, il y a moins d'un jour.
- C'est plutôt le berceau de toute vie.
La naïade pencha la tête sur le côté avant de lui tendre la main.
- Il y a quelque chose de différent chez toi. Est-ce que tu veux sortir d'ici ?
Il n'eut pas la patience de répondre et attrapa la main de la naïade. Aussitôt l'eau monta à l'assaut de leurs corps et se referma sur eux comme la gueule d'un monstre affamé. Elle submergea Wilhelm et menaça de rentrer dans son nez. L'eau le giflait et le ballottait à droite et à gauche, comme un courant déchaîné. Étonnamment, il n'avait pas peur. Une énième évidence s'imposa à lui : il ne mourrait pas lors de sa remontée. Aujourd'hui, il retournerait vers sa famille et ses amis. Aujourd'hui, il mettrait un terme à cette ère pour en débuter une nouvelle. Telle était la direction qu'il désirait suivre et qu'il réaliserait. Il endura son voyage durant des secondes qui ressemblèrent à une éternité.
Enfin, il creva la surface. Il emplit ses poumons d'air qui embaumait les fleurs, la sève et la terre. Rien à voir avec celui, humide et renfermé, des cavernes du puits sans fond. La nuit régnait encore mais l'aube colorait doucement l'horizon. Wilhelm plissa les yeux car les teintes bleues et orange blessaient sa vision sensible.
Alors que tout était sombre, il décelait le turquoise de l'eau, le vert des feuillages. Il y avait aussi les centaines de bruits de la forêt qui lui meurtrissaient les oreilles. Il entendait craquer la plus infime brindille, percevait chaque souffle de vent, chaque vie. Ses sens décuplés le perturbaient, nouveaux et puissants.
- Est-ce que tu vas bien ? lui demanda la naïade.
Devait-il dire oui ou non ? Ressentir le monde si intensément le grisait autant que cela le meurtrissait.
- Je vais survivre. Merci de m'avoir sauvé.
La dame du lac le gratifia d'un signe de la tête respectueux.
- Tu as été le premier à me venir en aide, je n'ai fait que te rendre la pareille. Mais en te regardant, j'ai du mal à croire que tu es le même que celui qui m'a ramené ma perle...
- Il y a eu du changement ces dernières heures. Désolé de devoir écourter notre rencontre mais je suis attendu. Je ne te remercierai jamais assez.
- Le bien attire le bien et le mal attire le mal, déclara la naïade. Je crois que les humains nomment ce phénomène le karma.
Elle la salua une dernière fois puis disparut dans les eaux du lac avec un bruit doux. Wilhelm regagna la berge en pataugeant. Sa maison se dressait devant lui mais aucune lumière ne brillait derrière les fenêtres. Pendant qu'il marchait vers sa demeure, ses sens s'affinèrent davantage. Il captait la rumeur sourde de la ville alors qu'elle se trouvait à plusieurs kilomètres et sentait toutes les vies autour de lui, depuis les oiseaux qui battaient des ailes loin au-dessus de sa tête jusqu'aux vers qui fouissaient le sol sous ses pieds.
Son mal de crâne s'accentua, lui martela les tempes à un rythme incessant. Il envisagea plus d'une fois de s'écraser la tête contre un rocher pour l'apaiser. Ses toutes nouvelles perceptions le minaient, il n'en avait pas l'habitude.
Il pénétra dans la demeure en silence, étonné car la porte n'était pas fermée. Il grimpa l'escalier avec la sensation de redécouvrir les lieux. Tout prenait une nouvelle dimension et des foules de détails invisibles auparavant lui sautaient aux yeux. Lorsqu'il poussa la porte de sa chambre, Thérance n'était plus là.
Ses contes ne gisaient plus sur le sol et l'attendaient, en pile bien droite, sur le bureau. Il les caressa du bout des doigts et les images cavalèrent dans son esprit. Des centaines d'histoires, des fragments de vie s'entremêlèrent. Cette fois l'afflux d'informations ne le poussa pas dans les bras de l'inconscience. Il l'accueillit avec un brin de nostalgie : ses contes lui avaient manqué.
Il se débarrassa de ses vêtements crasseux et envisagea de prendre une douche mais le temps pressait. En se regardant dans le miroir de la salle de bain, il se dit que ce n'était pas nécessaire. Aucune trace de saleté ne s'étalait sur sa peau pâle et bien trop lisse pour être la sienne. Il ne portait plus ses lunettes et pourtant il ne plissait pas les yeux comme une taupe : il voyait même mieux que s'il les avait sur le nez. Il ne restait plus aucune trace de ses cernes et un éclat argenté entourait ses pupilles avant de céder de nouveau place au bleu profond.
Il enfila le costume noir offert par Lilia, par pure coquetterie et parce qu'il pressentait que les événements à venir se prêtaient bien au port d'une tenue élégante. Les personnages importants avec un minimum de sens de la mise en scène étaient toujours élégants dans les fictions, même lors des moments fatidiques. Pourquoi pas lui ?
- Je ne peux pas aller au bal sans cavalière, plaisanta-t-il en lorgnant son reflet trop sérieux dans le miroir.
En vérité, il mourrait d'envie de rejoindre Ophélia. Il aurait été prêt à se jeter au milieu de la route pour obliger une voiture à s'arrêter, à balancer son conducteur sur le bitume et à lui voler son véhicule. Ce besoin vital de la retrouver devenait presque étouffant, obsessionnel. Il prit sur lui : ce n'était qu'une question de temps. Dès qu'ils seraient réunis, ils ne se sépareraient plus jamais.
Il prit Destructrice avant de quitter le manoir. Comme il en avait assez de transporter l'épée dans son poing, il tendit la main face à lui et fit appel à sa magie. Elle se massa au creux de sa paume et se plia à ses ordres sans se rebeller. C'était comme de la pâte à modeler, en plus impalpable et dangereux. Le moindre échec pouvait causer un contre-sort et sa création risquait de se retourner contre lui. En dépit de ses mises en garde discrètes qui jaillissaient des tréfonds de son cerveau, Wilhelm poursuivit son travail. La magie se condensa et devint matière en se nourrissant des éléments aux alentours.
Un fourreau en bois de chêne se tenait à présent entre ses doigts, avec une boucle métallique à l'arrière pour l'attacher à la taille. Des gravures dorées qui représentaient du lierre courraient à sa surface, pour la touche élégante. Il rangea Destructrice avec un soupir de contentement et accrocha sa toute première création à sa ceinture. Les possibilités infinies de son pouvoir lui donnèrent le vertige et il s'efforça de ne pas jouer avec ses dons comme un enfant pour créer tout et n'importe quoi. Il était attendu et chaque seconde qui passait prolongeait le supplice des siens.
Il prit le chemin de la ville avec une seule idée en tête : délivrer Ophélia et rétablir l'ordre à Hesse-Cassel.
Être une divinité ne serait pas de trop pour l'aider à atteindre ses objectifs.

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