Chapitre 44 : Lilia et Pandora

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La cabane à laquelle le conte se référait ressemblait davantage à un luxueux chalet, rien à voir avec un assemblage de planches branlantes et pourries. La demeure en rondins clairs s'élevait sur deux étages. Elle était construite au milieu d'un vallon herbeux entouré de saules pleureurs. Une rivière passait sous la maison, bordée de galets. Un grand jardin occupait le côté gauche et un étang le côté droit. Des vers luisants brillaient ici et là comme une réplique du ciel étoilé qui recouvrait le domaine. La chaleur douce d'une nuit d'été les caressa, peu naturelle alors que l'hiver étaient à leurs portes. Il régnait là une paix sereine et une beauté bucolique un brin sauvage. Le lieu invitait à la détente et à la contemplation comme si aucun malheur ne pouvait se faufiler jusqu'à cette parcelle de terre hors du monde.
Ils restèrent sans voix. Wilhelm rompit l'immobilité générale le premier. Il avança dans le vallon, les yeux rivés sur la porte décorée d'un heurtoir en forme de rose. Sa tante était là-dedans. Une fois de plus, il bataillerait pour atteindre son objectif mais c'était un mal nécessaire. Il s'arma de courage et rejoignit l'entrée à grandes enjambées. Sa fatigue était éclipsée par l'urgence de parler à Lilia.
Il frappa à la porte tandis que Blaise et Flore le rejoignaient, toujours émerveillés par le paysage. L'attente était insupportable et il allait exploser quand la porte s'ouvrit sur Lilia. Par rapport à la dernière fois où il l'avait vu, elle était en meilleure forme. Elle portait une longue chemise de nuit blanche sous un peignoir en satin couleur crème et son visage, bien que surpris, resplendissait de santé.
- Will ? demanda-t-elle avec étonnement.
- En chair et en os, répondit le jeune homme.
Sa tante dévisagea le reste du groupe avec un mélange de stupéfaction et d'appréhension.
- Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Ton père sait que tu es là ?
- En toute franchise, je ne faisais pas de camping et je n'ai pas frappé à cette porte par hasard. Je te cherchais. Et papa sait où je me trouve, plus ou moins.
- Ne restez pas sur le seuil, ces bois sont dangereux.
- On n'avait pas remarqué, ironisa Blaise.
L'intérieur du chalet n'était que chaleur et confort. Une grande cheminée en pierre ronronnait dans un angle de la salle à manger, à côté d'une longue table en bois encadrée de bancs pouvait aisément accueillir dix personnes. Des tapis absorbaient les bruits de pas et des plantes grimpantes poussaient en toute quiétude, perchées sur des étagères de bois et de métal qu'elles avaient envahi depuis longtemps. Des guirlandes lumineuses à la lueur douce courraient le long des poutres épaisses. Dans un rocking-chair au coin du feu se balançait l'ensorceleuse. Elle leva ses yeux aux reflets violets de sa broderie et fixa les nouveaux venus. Ses cheveux noirs et ondulés qui lui arrivaient au-dessus des épaules reflétaient l'éclat des flammes.
- Des invités, dit-il calmement. Flore Myosota, Blaise Hartcher et Wilhelm Rosenwald. Vous avez fait un long chemin, prenez donc un siège.
Elle claqua des doigts alors qu'ils s'installaient et des bols apparurent sur la table. Celui de Wilhelm était rempli de thé vert à l'odeur apaisante.
- Reprenez des forces avant de parler, déclara l'ensorceleuse en replongeant le nez dans son ouvrage.
Ils obéirent sans piper mot. Lilia retourna s'asseoir dans un fauteuil voisin à celui de sa compagne et reprit son livre. Ils burent en silence, entourés par l'atmosphère rustique et tranquille du chalet. De temps à autre, une bûche craquait dans la cheminée. Dès qu'il ne resta plus une goutte de boisson au fond de leur bol, l'ensorceleuse déclara :
- Il y a des chambres à l'étage. Flore et Blaise, venez avec moi. Wilhelm et Lilia ont besoin d'être seuls.
Le couple suivit la maîtresse des lieux sans rechigner. Lilia ferma son livre et soupira.
- Si tu es venu me demander de rentrer, sache que je ne le ferais pas.
- Il le faut. Papa a besoin de toi plus que jamais. Maximilien aussi.
À l'évocation du nom de son plus jeune frère, elle sursauta et riva ses yeux bleus dans les siens.
- Maximilien est guéri ?
- Oui, grâce à Léonard Longus. Il a repris connaissance il y a quelques jours. Il ne me l'a pas dit mais je sais que tu lui manques et qu'il se ronge les sangs à propos de toi.
Lilia se mordilla la lèvre inférieure. Ses doigts se crispèrent sur les bords de son livre.
- Je vais lui écrire pour le rassurer dans ce cas, laissa-t-elle échapper du bout des lèvres.
Wilhelm s'arma de patience mais il arrivait au bout de ses réserves. La journée avait été longue et éprouvante. Il ne désirait rien de plus qu'une nuit de sommeil dans un lit douillet mais il avait une dernière tâche à accomplir avant d'espérer un repos bien mérité. Il adopta donc son ton le plus calme et décida d'abattre la carte du sentimentalisme.
- Je crois qu'il aimerait te voir. Papa aussi.
- Je ne peux pas rentrer, se borna Lilia. Pas maintenant qu'ils savent que Pandora et moi...
Elle laissa la fin de sa phrase en suspens. Wilhelm savait où elle voulait en venir mais il insista.
- Tes frères se fichent bien de savoir qui tu aimes. Maximilien a gardé ton secret durant des années et papa veut de nouveau se marier avec Espérance.
La nouvelle fit s'écarquiller les yeux de Lilia. Elle faillit en faire tomber son livre.
- Un second mariage ?! Père et mère doivent être fous de rage.
- Tu ne crois pas si bien dire. Ils arpentent la maison nuit et jour, collés aux basques de mon père. Ils ne lui laissent pas une seconde de répit, expliqua Wilhelm.
- Tu aimerais que je revienne pour le soutenir, c'est ça ?
- En partie, avoua le jeune homme. Il va en avoir besoin pour les jours à venir.
- Pourquoi ? Quelque chose se prépare ? demanda sa tante.
Il hocha la tête sans entrer dans les détails. Une fois qu'il aurait disparu dans le puits, ses parents perdraient un soutien précieux. Il comptait sur Lilia pour le remplacer et faire front avec eux face aux opposants du mariage. Il pâlit en songeant qu'il préparait déjà les siens à son absence en comblant le vide qu'il laisserait comme il le pouvait.
- Ça va Wilhelm ? Tu n'as pas bonne mine.
- Ce n'est rien, mentit-il. La marche d'aujourd'hui m'a épuisé.
- Comment est-ce que tu as découvert l'emplacement de ce chalet ? Il est entouré de sorts qui empêchent de le localiser.
- Henri est un excellent devin, sans doute le meilleur de Hesse-Cassel. Il m'a aidé, ainsi que Blaise et Flore. Sans eux je serais devenu du steak tartare pour les monstres de la forêt.
Sa tante esquissa un sourire nerveux. Elle n'ajouta rien et Wilhelm devina qu'elle refusait toujours de retourner auprès de sa famille.
- Tu ne peux pas te terrer ici pour l'éternité, souligna-t-il avec douceur.
- Si c'est le prix à payer pour que nous soyons heureuses et en paix alors je ne bougerais pas de là, s'obstina Lilia.
- Si j'ai réussi à te trouver d'autres le pourront. Pour le moment ta mère est occupée à harceler papa. Mais dès qu'elle en aura fini avec lui, où est-ce que tu crois qu'elle viendra ?
- N'essaie pas de m'effrayer Wilhelm, siffla sa tante. Pandora est capable de défendre ce domaine contre une armée ou de nous déplacer ailleurs grâce à ses pouvoirs. Mes parents ne peuvent rien contre nous, malgré leur fortune et le pouvoir qu'ils exercent sur Hesse-Cassel.
- S'il te plaît Lilia, tes frères...
- Peuvent se débrouiller sans moi, compléta catégoriquement cette dernière. Quand nous étions jeunes ils arrivaient très bien à vivre sans se soucier de ma petite personne et moi aussi. Ce n'est pas pour rien que je pouvais me livrer à tous les excès sans que ma mère s'acharne sur moi. Va donc te coucher. Tu es pâle comme un linge, on dirait que tu vas t'évanouir d'une seconde à l'autre.
Elle n'avait pas tort : Wilhelm ne trouvait plus en lui la force de se battre. La pression des jours passés et de ceux à venir lui pesaient plus qu'il ne voulait l'admettre. Il le dissimulait sous son impassibilité ordinaire mais ses soucis finissaient par se lire sur son visage quand la fatigue emportait son masque. Il quitta le banc en signe de reddition mais, au lieu de prendre la direction de l'étage, il ouvrit la porte qui donnait sur la nuit noire et venteuse.
- Où vas-tu ? s'étonna sa tante.
- Je te laisse en paix comme tu en as tellement envie et je ne reviendrais pas. Au revoir, j'espère que rien ni personne ne viendra se mettre en travers de votre route.
Et je préfère encore me faire dévorer par les monstres maintenant que de finir dans un puits plus tard, songea-t-il en son for intérieur. Lilia se précipita pour le retenir mais il claquait déjà la porte derrière lui. Sa tante ouvrit et l'appela alors qu'il s'éloignait du chalet, sans oser se lancer à sa poursuite, mais il fit la sourde oreille.
Après la chaleur du domaine de l'ensorceleuse, le froid nocturne le mordit cruellement. Il progressa malgré tout, plus seul que jamais. Il lui restait cependant un dernier atout à jouer avant de rendre les armes. Comme prévu par le conte, Pandora l'attendait à l'endroit où le chemin s'étrécissait.
- Il ne fait pas bon se promener seul dehors dans cette partie de la forêt et par une nuit aussi froide, dit-elle.
Son long manteau gris l'enveloppait du cou aux chevilles et claquait sous les assauts du vent. Elle admirait la lune, le visage nimbé de lumière pâle. Puis elle posa ses étranges yeux violets sur Wilhelm et l'examina avec autant d'attention et de fascination que le satellite.
- Est-ce que mon cadeau t'a plu ? s'enquit-elle.
- Quel cadeau ? s'étonna Wilhelm.
- Mon service à thé avec les sachets qui l'accompagnaient. Il y avait une lettre.
L'épisode de la vieille femme qui quémandait de l'eau et de la nourriture lui revint en mémoire. C'était elle ! Pourquoi n'avait-il pas fait le rapprochement plus tôt ? Il manquait parfois de jugeote. Il avait bel et bien reçu une théière, un sucrier et quelques tasses dans un mystérieux colis mais, en revanche, aucune trace de lettre ou de sachets de thé.
Il se dit que son père avait dû les retirer. La lettre devait comporter des indices susceptibles de l'aider à comprendre la vraie nature d'Hesse-Cassel dont il ignorait tout à cette époque pas si lointaine qui semblait pourtant remonter à des années-lumière. Quant au thé...
- Il n'avait rien de magique, lui assura Pandora. Ce n'était qu'un mélange de plantes parfait pour clarifier l'esprit et chasser les idées moroses. Mais Jonas est devenu plus méfiant depuis sa mésaventure avec Espérance. Viens, allons-nous abriter avant de nous envoler.
Malgré son ton plat, Wilhelm devina une pointe d'humour discrète chez l'ensorceleuse.
- Je préfère rentrer, répondit-il.
- Ne sois pas stupide, ce n'est pas dans ton caractère. Je sais ce que tu es venu chercher Wilhelm. Je me chargerais de parler à Lilia ce soir, je vais la convaincre. En échange, je veux que tu prennes une nuit de repos au chalet.
Elle posa une main dans son dos et, en un battement de cil, il était de retour dans la chaleureuse petite maison. Il n'avait pas ressenti d'effets suite à ce voyage dans l'espace, aucune transition. Il était juste un peu déboussolé par le changement d'atmosphère brutal et inattendu. Lilia avait déserté son fauteuil, sans doute pour se rendre à l'étage. Pandora monta les escaliers d'un pas léger et Wilhelm se sentit obligé de la suivre.
- Ta chambre est la deuxième porte sur la gauche. La salle de bain est juste en face. Tu trouveras des serviettes et des pyjamas à ta taille dans l'armoire blanche. Attention à l'eau dans la douche : Lilia aime la régler sur les jets massant.
Un cri surprit de Blaise illustra sa phrase, suivi d'un :
- C'est froid !
Dans la troisième chambre, Flore éclata de rire. Un sourire étira les lèvres de Pandora qui murmura :
- Il y a longtemps que cette maison n'avait pas été aussi vivante.
Une porte s'ouvrit à la volée et Lilia, chaudement vêtue des pieds à la tête, bondit dans le couloir en s'écriant :
- Je vais rattraper Wilhelm !
Son entrain s'arrêta net quand elle vit son neveu face à elle. Un soulagement palpable détendit tout son corps. Elle posa les mains sur les épaules de Wilhelm et les serra fermement.
- Ne pars plus jamais comme ça, espèce de petit effronté !
Puis elle le serra contre elle à lui en briser les os. Wilhelm ne s'attendait pas à lui avoir flanqué une peur pareille. Il s'excusa en tentant de se dégager mais elle le conserva dans son étreinte comme pour le punir.
- Nous devons parler, glissa Pandora à sa compagne.
Celle-ci acquiesça et relâcha enfin Wilhelm qui respira avec bonheur. Les deux femmes regagnèrent l'intimité de leur chambre, la mine grave. Il fut tenté d'écouter aux portes mais refréna sa curiosité. Il s'enferma dans sa chambre et pria il ne savait quelle divinité pour que le conte suive son cours sans encombre, du moins pour le moment...
Il enleva ses chaussures, posa des pansements sur ses ampoules et s'allongea sur son grand lit en bois recouvert d'une épaisse couette, en attendant que Blaise libère la douche. Il glissa dans le sommeil en quelques battements de paupières, incapable de résister plus longtemps à l'appel de Morphée.
C'est sa tante qui le réveilla alors que le soleil se déversait dans la chambre à travers les fenêtres. Wilhelm avait toujours mal aux pieds mais dormir avait clarifié son esprit et apaisé ses craintes. Il déjeuna en compagnie de Blaise et de Flore, servi par les maîtresses de maison. Pandora se donna un mal fou pour les satisfaire.
Flore et Blaise ne cessaient de dévorer tout ce qui passait à leur portée. Viennoiseries, confitures, œufs et bacon, rien ne parvenait à combler leur appétit. Wilhelm se contenta d'un thé et d'une petite tartine, peu affamé en dépit de sa marche de la veille. Quand les deux ogres furent rassasiés, Pandora déclara :
- Nous rentrons avec vous.
Le soulagement submergea Wilhelm même s'il s'attendait déjà à cette réponse. La fratrie serait de nouveau réunie et son père ne lutterait pas seul contre les opposants à son mariage. Tout allait pour le mieux et un poids s'envola de ses épaules. Il remercia sa tante d'un signe de tête qu'elle lui rendit. Ils préparèrent tous leurs affaires et se réunirent dans la pièce de vie. Wilhelm rassembla toute sa bonne volonté, prêt à affronter le chemin du retour. L'ensorceleuse décida de lui épargner cette peine inutile et de les ramener par magie, pour son plus grand bonheur. Il en aurait versé des larmes de joie.
Elle frappa le plancher de son bâton et le décor du chalet céda place à celui du portail de la demeure de Wilhelm, aussi simplement que si les deux lieux n'étaient séparés que d'un pas.
- C'est ici que nos chemins se séparent, comprit Blaise. Bonne chance.
- Merci à vous deux, lança Wilhelm au couple. Je ne serais jamais arrivé à destination sans votre aide.
- Nous n'avons plus qu'à devenir guides-forestiers alors, plaisanta Flore.
Blaise gloussa à sa blague et ils échangèrent un long regard amoureux qui en disait plus long que des mots. Wilhelm fit mine de ne rien remarquer. Ils s'éloignèrent en silence et leurs doigts se frôlaient souvent alors qu'ils affectaient de ne rien remarquer. Devant lui, Lilia soupira à en fendre les pierres.
- Allons affronter nos pires cauchemars.
Pandora glissa sa main dans la sienne et elles franchirent le portail d'un pas lourd.

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