Chapitre 8 : Le café au lait

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Wilhelm passa la porte du café et se retrouva aussitôt submergé par la chaleur, les arômes de nourriture et de boissons, la musique jazz que diffusaient les hauts parleurs fixés en hauteur et le bruit des conversations. Même si l'après-midi touchait doucement à sa fin, le lieu était loin d'être désert. Son père l'avait renommé Le café au lait, le même nom que portait son ancien café, là où ils vivaient avant. Personne ne prêta attention à son arrivée, excepté Henri qui tenait le bar. Le jeune homme s'installa sur un tabouret libre, face à la tireuse de bière. Un sentiment de familiarité rassurant s'empara de lui, sans doute car il aimait s'asseoir au même endroit dans l'ancien établissement géré par son père. Henri vint à sa rencontre, le sourire aux lèvres et un torchon sur l'épaule.
- Alors Wilhelm ? Comment s'est passé ton premier jour de lycée ?
- Comme je suis encore en vie, je dirais que c'est une réussite.
- Voilà une nouvelle qui va rassurer ton pauvre père. Il s'est fait du mouron toute la journée ! Il n'a pas arrêté de tourner en rond, j'ai eu un mal fou à le canaliser. Je crois qu'il était prêt à sauter en voiture au moindre appel de détresse de ta part. Il est en cuisine si tu veux le voir : il discute avec Thérance.
- Je vais les laisser en tête à tête un moment, je ne suis pas pressé.
- D'accord. Dans ce cas tu veux boire quelque chose ? demanda le vieil homme.
- Pourquoi pas un thé ? proposa Wilhelm en sortant de quoi écrire.
- C'est toi le chef ! Nous avons du thé vert, noir, aux fruits rouges....
- Je sais Henri, nous les avons achetés ensemble ! Je vais prendre un thé noir.
- Très bien, je m'en occupe.
Pendant qu'Henri s'affairait derrière le bar, Wilhelm s'appliqua à transcrire fidèlement ce qu'il avait vu dans son rêve, même si certaines images demeuraient troublantes. Il bloqua un moment sur la description du chien qui gardait la porte. Il n'arrivait pas à mettre un nom sur la race de l'animal. Celui-ci possédait un pelage sable et soyeux plus clair sous le ventre et de longues pattes. Son museau était en revanche plus court, presque aplatit. On aurait dit que le pauvre canidé s'était mangé une porte en pleine figure. S'agissait-il d'un croisement entre un labrador et...autre chose ? Il se dit qu'il devrait poser la question à Henri. Le vieil homme connaissait peut-être les races de chiens mieux que lui.
Il terminait de rédiger le clou du spectacle, le passage qui l'avait glacé : celui où les feuilles tombaient autour de son double onirique. C'est comme s'il avait vécu la scène en chair et en os. Il se souvenait du son froissé du papier qui tourbillonnaient, du regard profond de l'autre Wilhelm rivé dans le sien, de l'atmosphère pesante et orageuse autour d'eux. Henri le fit sursauter en déposant sa tasse de thé face à lui.
- Qu'est-ce que tu fais ? l'interrogea-t-il en se penchant sur la feuille.
- Rien ! s'écria Wilhelm en la rangeant dans son sac à toute vitesse. Un truc pour le lycée.
- Vraiment ? Vous avez déjà des devoirs ou c'est quelque chose qui ne me concerne pas et que tu préfères me cacher ?
- Pour être honnête...C'est la seconde option. Désolé...
- Ne t'excuse pas, c'est normal à ton âge. Tant que tu ne continues pas en vieillissant...Et puis, ce n'est qu'un bout de papier, il n'y a pas mort d'homme ! Ce n'est pas comme si...
Il n'acheva pas sa phrase car un autre client entra dans le bar et s'installa à côté de Wilhelm. Henri alla vers lui et lui déclara d'un ton jovial aux accents moqueurs :
- Tiens, un revenant ! Ça faisait longtemps que nous ne vous avions pas vu monsieur Longus ! Qu'est-ce que je te sers ?
- Épargne moi tes sarcasmes et sers moi une bière, comme toujours. On crève de chaud pour un mois de septembre.
Wilhelm faillit s'étouffer avec son thé et releva lentement la tête pour dévisager l'infirmier. Ce dernier remarqua qu'il était observé et baissa les yeux vers l'indiscret. En découvrant le jeune homme, il dit d'un ton neutre :
- Monsieur Rosenwald ! Je vois que vous allez mieux.
La main d'Henri se figea sur le manche de la tireuse à bière et il se tourna vers l'infirmier.
- Comment ça, il va mieux ? Explique-toi Léonard.
- Il a juste fait une sorte de crise en début d'après-midi et on me l'a amené alors qu'il convulsait. C'était impressionnant mais on dirait qu'il s'est bien remis.
- Wilhelm ! Tu m'as dit que ta journée c'était bien passé ! s'exclama Henri.
- C'est le cas, répondit calmement l'intéressé. Ce n'est qu'un petit détail. La preuve : même monsieur Longus dit que je suis en pleine forme ! En revanche si tu pouvais éviter d'en parler à mon père...
- Ne pas lui en parler ?! Il s'agit de ta santé Wilhelm ! C'est la première fois que ça t'arrive ?
- Il m'a dit que oui. Avec le stress de la rentrée il suffit de peu pour que les nouveaux élèves craquent. Mais je ne suis pas venu là pour parler du travail. Elle vient cette bière ?
- Excuse-moi Léonard, je m'en occupe ! Quant à toi Wilhelm, nous reparlerons de ça.
Le jeune homme but son thé en silence. Finalement Henri était encore plus acharné que son père !
- Laisse le gamin tranquille, s'opposa Léonard. Ça aurait pu arriver à n'importe qui.
Lui et le sexagénaire discutèrent encore et oublièrent totalement la présence de Wilhelm. Le jeune homme en profita pour vider sa tasse de thé en quelques petites gorgées avant de s'éclipser en direction des cuisines.
Pour cela il passa par la salle de billard dans laquelle des tables encadrées de fauteuils deux places recouverts de faux cuir rouge étaient placées le long des murs, car une imposante table de billard occupait le centre. Une télévision écran plat fixée en hauteur diffusait des clips musicaux. Le son était si bas qu'il fallait s'installer dessous pour entendre ne serait-ce que des bribes de paroles. Wilhelm observa une chanteuse se trémousser dans une tenue aguicheuse en offrant de magnifiques gros plans sur son fessier et se demanda où était passé la dignité de l'humanité.
Il se détourna de l'écran et reprit son chemin vers les cuisines mais un éclat blanc sur l'une des tables le coupa dans son élan. Intrigué par cette feuille de papier solitaire qui gisait sur une table déserte il s'approcha, curieux de savoir si quelqu'un avait écrit dessus et, si oui, quoi.
Il la prit et manqua aussitôt de la lâcher. Sa main se mit à trembler et il ne l'en empêcha pas car il aurait tout aussi bien pu tenir un miroir. Là, trait pour trait, dans les moindres détails, s'étalait une reproduction de son visage. Le dessin avait été réalisé au crayon à papier mais le réalisme qui s'en dégageait était troublant. L'expression à la fois calme et lointaine, les yeux à demi-plissés qui rendaient le regard songeur, le reflet de la lumière dans les verres des lunettes, la finesse du trait dans le dessin des cheveux et des cils, le jeu d'ombre et de lumière qui donnait du relief à l'ensemble...
Wilhelm n'était pas un expert en art mais il savait reconnaître une œuvre qui avait du potentiel et celle-là en faisait partie. Il était même prêt à admettre que le Wilhelm sur la feuille était plus séduisant que lui, ce qui le contrariait sans pour autant heurter sa fierté personnelle. Il était bien trop stupéfait pour s'enorgueillir ou se vexer car ce dessin il l'avait déjà vu quelques heures auparavant, brandit par son double onirique ! Il pouvait jurer qu'il s'agissait du même. Ce portrait ne devrait pas exister, pas hors de sa tête ! Il venait d'un rêve, comment pouvait-il s'être incarné dans la réalité ?
Il essaya de trouver une explication rationnelle mais elles étaient toutes tirées par les cheveux. D'ailleurs, qui voudrait dessiner un portrait de lui ? Qui le connaissait assez bien pour effectuer un dessin aussi précis ? Il n'avait jamais vu son père un crayon à la main et Thérance préférait la musique. Quant à Henri...
Wilhelm fit demi-tour vers le bar, le portrait à la main, pour poser la question à l'ami de son père.
- Henri, tu sais qui a bien pu dessiner ça ?
Il leva la feuille à hauteur du barman qui se pencha pour mieux voir. Ses yeux s'écarquillèrent et il poussa un sifflement émerveillé.
- Ce dessin est magnifique Wilhelm ! Où est-ce que tu as trouvé ça ?
- Sur la table, juste là-bas. Tu ne te souviens pas qui était assis là pour la dernière fois ?
- Pour m'en souvenir, je m'en souviens ! C'était Ophélia Close, une fille qui est dans la même classe que ton frère. On peut dire qu'il sait bien s'entourer ! Il est revenu du lycée avec elle. D'après ce que j'ai compris ils s'entendent déjà bien et comme Ophélia est une habituée du café, elle a accompagné Thérance ici avant de s'installer à cette table. Tous les clients la connaissent, et moi aussi d'ailleurs, depuis qu'elle est haute comme trois pommes ! Je ne savais pas qu'elle dessinait si bien...Tu penses que ce portrait est d'elle ?
- Peut-être...Elle ne m'a jamais vu mais si elle connaît Thérance il a très bien pu lui montrer une photo de moi et après...Pourquoi est-ce que quelqu'un voudrait me dessiner ? Ça n'a pas de sens !
- Je sens là un jeune homme qui doute de son charme ou qui n'en a pas conscience, intervint Léonard en levant le nez de son verre.
- Non, ce que je voulais dire c'est : quel intérêt de me dessiner, moi plutôt qu'un autre ? En plus réaliser un dessin d'une telle perfection demande beaucoup d'investissement.
- Si cette histoire te taraude autant, demande à ton frère de te présenter Ophélia, trancha Henri. Comme ça elle pourra répondre à tes questions.
- Que je présente qui à qui ? s'enquit Thérance en se dirigeant vers le bar d'un pas guilleret.
Il remarqua son jumeau et se précipita vers lui avec un enthousiasme excessif. Où trouvait-il toute cette énergie ?
- Wilhelm ! Comment s'est passé ta journée ?
- Mieux que je l'espérais à vrai dire. Et la tienne ?
- C'était génial ! Il faut que je te raconte ! J'ai les meilleurs profs de tout l'établissement et ma classe est géniale ! On doit être entre vingt et vingt-cinq, avec à peu près autant de garçons que de filles. Nos salles de classe sont à la pointe de la technologie ! Nos tableaux sont tactiles ! Tactiles, tu te rends compte ? Et tu verrais notre self ! C'est de la folie ! La diversité des plats est incroyable ! Je me suis rempli le ventre pour au moins deux jours ! J'ai cru que j'allais exploser ! Et en plus, il y a aussi des bornes tactiles qui affichent un plan du lycée et si tu te perds il suffit de taper le nom de la salle ou de l'endroit où tu souhaites te rendre pour que la borne te donne la route à suivre ! Je l'ai utilisé au moins dix fois aujourd'hui, juste pour le plaisir !
Thérance continua à faire l'éloge de son lycée pendant encore une bonne dizaine de minutes, sous l'œil amusé d'Henri. Léonard Longus eut le temps de commander deux bières de plus : on pouvait dire qu'il avait la descente facile. Wilhelm écouta patiemment son jumeau en hochant la tête de temps à autre. Comme prévu son frère s'était bien intégré et était parvenu à se joindre à un groupe d'amis qui se connaissaient depuis l'école primaire, un bel exploit même venant de lui.
- Et toi Will, tu t'es fait des amis ?
- Je dirais plutôt des connaissances. Je vais apprendre à les connaître avant de prétendre être ami avec eux.
- Will ! râla son jumeau. Il faut que tu sois un peu moins froid sinon tes fameuses connaissances vont te fuir !
- Pas si elles veulent vraiment de moi. L'amitié ne s'obtient pas en un claquement de doigt.
- Oui mais il y a des façons de faire pour qu'elle se développe plus rapidement !
Leur père arriva dans la salle principale pendant leur conversation, une assiette dans chaque main. Il les déposa devant deux clients qui se jetèrent dessus et commencèrent à dévorer à grands coups de fourchette.
- Les garçons, vous n'étiez tout de même pas en train de vous disputer ? les interrogea leur paternel avec un regard accusateur.
- Pas du tout, répondit Wilhelm. Nous débattions à propos de l'amitié.
- Je préfère entendre ça ! Au fait Thérance, tu as répété à ton frère ce que je t'ai dit en cuisine ?
Thérance se passa une main dans les cheveux puis releva la tête avec un sourire désolé et un regard angélique, celui grâce auquel on lui pardonnait tout. Leur père soupira et s'essuya les mains dans son tablier blanc avec nervosité.
- Bien...Comment dire...Je vais être franc : dans deux jours, mercredi après-midi, nous allons rendre une visite à mes parents. Nous dînerons avec eux.
La surprise stupéfia Wilhelm qui en oublia complètement l'étonnant portrait qu'il tenait encore à la main.

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