Chapitre 37 : Après l'hiver vient le printemps

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Leur seconde fête d'anniversaire, chez ses grands-parents, se déroula exactement comme il l'avait imaginé : un dîner fastueux concocté par une armée de cuisiniers, quelques paroles polies mais assez froides, un gâteau trop gros pour leur petit comité et des cadeaux plus utiles que satisfaisants. Au moins Wilhelm possédait un nouveau pull bleu marine et une cravate bleu outremer avec des motifs argentés du plus mauvais goût.
Sa seule satisfaction fut de passer du temps en compagnie de sa tante Lilia. Cette dernière lui avait acheté au moins cinq romans et trois jeux vidéos pour Thérance. Wilhelm avait tenté de ne pas trop loucher en direction de Maximilien, qui participait lui aussi aux réjouissances. Malgré sa condition de canidé, son oncle n'avait pas cessé de remuer la queue durant la petite fête. Malgré la présence de ses oncles, il fut content quand cette réunion de famille un peu forcée qui ressemblait à une mascarade cessa enfin, même si elle le détournait de ses problèmes de conteur.
Il ne supportait plus les remarques presque mesquines de sa grand-mère ou le regard sévère de son grand-père. À l'inverse, Thérance avait le droit à des éloges et à de petites attentions qui faisaient grincer Wilhelm des dents. Comme son jumeau ne lui reprocha pas son mauvais caractère une fois de retour chez eux, il estima qu'il avait bien joué son rôle et qu'il ne remettrait plus les pieds chez ses grands-parents avant un long moment.
Wilhelm passa le plus clair de ses vacances à écrire ou à s'occuper de son livre de compagnie, le cadeau de Blaise. En même temps, il n'avait que ça à faire pour se détendre et éviter de songer au pire. Ses amis étaient partis faire du camping avec leur famille d'accueil et Thérance passait tout son temps chez leurs grands-parents. Heureusement, ses contes ou l'ouvrage magique l'aidaient à passer le temps. Ce dernier s'avéra être un objet fascinant. Wilhelm se prit d'affection pour lui après une poignée de jours seulement. Pour découvrir la suite de l'histoire, il devait gagner la confiance et le respect du roman, le nourrir et le cajoler.
Ainsi, il vidait chaque jour la moitié d'une cartouche d'encre au cœur du livre qui absorbait le liquide sombre et lui caressait la couverture. Si l'ouvrage vibrait sous ses doigts, c'est qu'il appréciait le contact. S'il demeurait inerte c'est qu'il jouait au capricieux et ne désirait pas de caresses. Le jeune homme découvrit qu'il adorait qu'on lui gratte la tranche. Il se passionnait plus pour l'entretien du roman que pour l'histoire qu'il contenait et qui remplissait lentement les pages auparavant blanches.
Il découvrit aussi que le livre semblait sensible à certains styles musicaux. Les mots s'inscrivaient plus vite quand il mettait du métal alors qu'ils avaient tendance à s'effacer s'il sélectionnait du classique. Parfois, Wilhelm poussait le vice jusqu'à parler à l'ouvrage, ce qui lui permit de découvrir que si les feuilles frémissaient alors c'est que le roman riait. Au contraire si elles se racornissaient, c'est qu'il venait de le contrarier. Il s'aperçut, lors d'une de ses nombreuses expériences, et à son grand désarroi, que le roman adorait qu'il lui raconte des blagues grivoises ou qu'il chante des chansons paillardes. Pas de doute : Blaise l'avait bien choisi.
En parlant de son ami à cornes, Wilhelm lui avait transmis le message de Flore lors d'un bref appel avant que celui-ci parte en vacances. Comme il s'y attendait, son ami n'était pas enchanté par la demande de cette dernière. Il avait catégoriquement refusé d'aller au rendez-vous, avait poussé un ou deux jurons avant de raccrocher en traitant Flore de pauvre sotte sans cervelle. Wilhelm, au lieu de s'énerver contre l'emportement de Blaise, avait souri. Son instinct lui soufflait que le dragon ne resterait pas en colère bien longtemps et qu'il finirait par se rendre au rendez-vous qui aboutirait à des réconciliations plus qu'amicales.
Wilhelm ne délaissait son ami livresque et ses précieux écrits que pour voir Ophélia en ville. Ils travaillaient toujours sur leur bande-dessinée qui prenait forme, pour leur plus grand bonheur. Suite à l'anniversaire de Thérance et à leur baiser, Wilhelm s'était attendu à ce que sa relation avec la jeune femme évolue. Malheureusement elle restait au point mort à cause du trou de mémoire d'Ophélia. Elle ne se souvenait de rien, depuis son troisième verre jusqu'à son réveil le lendemain. Wilhelm avait digéré la nouvelle avec le sourire.
Puisque le destin était contre lui, il attendrait. Il guetterait les signes et se déclarerait quand il aurait rassemblé tout son courage. Après tout, Ophélia aurait pu l'embrasser à cause de son ivresse passagère plus que par amour sincère. Quoi qu'il en soit, il ne lui en voulait pas. Tant que leur petit duo continuait de fonctionner, il pouvait se passer d'amour et se satisfaire d'une amitié paisible.
En revanche, il n'avait aucune nouvelle de Séraphin. Après son passage éclair dans sa chambre et son épisode presque schizophrénique, le blondinet ne s'était pas manifesté de nouveau. Wilhelm n'allait pas s'en plaindre, surtout quand la vérité s'étalait sous ses yeux à mesure que le conte concernant Séraphin progressait.
Et quand il n'écrivait pas au café ou à la maison, quand il ne s'occupait pas de son livre magique, quand il ne travaillait pas avec Ophélia, il parlait à son père. L'état de ce dernier ne présentait pas le moindre signe d'amélioration. Sa peau de pierre demeurait aussi dure que de l'acier et aussi froide que de la glace. Mais Wilhelm ne s'inquiétait pas. Chaque soir il passait devant la porte de son père et tendait l'oreille.
Toutes les nuits sans exception, sa mère se trouvait dans la pièce et murmurait à voix basse. Une fois, Wilhelm s'était assis dans le couloir pour compter les heures. Elle était arrivée à la tombée de la nuit pour repartir avec le levé du jour. Quand est-ce qu'elle prenait le temps de dormir ? Il songea qu'elle devait connaître un sort ou une potion pour chasser la fatigue. Ou alors elle aimait son mari fuyant au point de sacrifier son sommeil pour lui.
Sans Thérance et son père pour l'occuper, la maison paraissait souvent vide. Pourtant Wilhelm s'y sentait bien et refusait de passer quelques jours chez ses grands-parents comme son jumeau le lui conseillait avec une insistance agaçante. Le calme lui permettait de se concentrer et il ne restait jamais en solitaire bien longtemps.
Sa tante Lilia se faisait une joie de lui rendre visite dès que son emploi du temps s'allégeait. Elle arrivait les bras chargés de livres, de pâtisseries ou de vêtements. Grâce à elle, la garde-robe de Wilhelm avait doublé de volume. Quand ce n'était pas sa tante qui frappait à la porte, c'est Henri qui le visitait avec de bons petits plats. Il appréciait de plus en plus le vieil homme. Avec lui il n'abordait jamais de sujets contrariants et il écoutait toujours son point de vue avec sérieux. Ils jouaient souvent aux échecs, même si Wilhelm n'était pas bon à ce jeu car il possédait la patience mais pas la logique. Il réfléchissait mûrement ses coups mais peinait à prévoir ceux de son adversaire. Quand ils ne s'asseyaient pas face à un échiquier, ils marchaient côte à côte dans les jardins en débattant de sujets d'actualité.
Les vacances progressaient à ce rythme tranquille et imperturbable. De temps en temps, Wilhelm recevait un mail ou un SMS de ses amis en camping ou une invitation d'Ophélia pour aller manger une glace au parc. Il prenait soin de la maison en l'absence de son frère. Il pensait au début que cet éloignement apaiserait un peu les tensions restantes entre eux mais il se trompait. Chaque fois que son jumeau revenait, il paraissait un peu plus à cran et fatigué que la visite précédente. Il devenait irritable et renfermé, sans que Wilhelm comprenne pourquoi. Par moment il lui arrivait de ne plus le reconnaître. Où était son frère si joyeux et un brin casse-pied ?
Il se posa la question une énième fois lorsque Thérance pénétra dans la cuisine avec une tête de déterré. Des cernes noirs soulignaient ses yeux ternes et sa pâleur rivalisait avec celle de Wilhelm. Cette vision perturba le jeune homme. D'ordinaire c'était lui le zombi et son jumeau l'incarnation de la joie de vivre. Depuis quand les rôles s'inversaient-ils ?
- Les vacances sont faites pour se reposer, signala-t-il à son frère alors que celui-ci fouillait dans le frigo à la recherche de restes.
- Pas de repos pour les braves, grogna-t-il en guise de réponse.
- J'ignore ce que tu trafiques chez nos grands-parents mais ne te tue pas à la tâche.
Thérance retira une part de quiche froide du frigo et mordit dedans à pleines dents.
- Je leur rend un service important, dit-il après avoir avalé sa bouchée.
- Un service important qui te détruit à petit feu.
Son frère leva les yeux au ciel.
- Will, arrête de faire tout un drame de pas grand-chose.
- Pas grand-chose ? Tu as vu ta tête ? À quand remonte ta dernière vraie nuit de sommeil ? Si papa te voyait comme ça...
- Arrête.
L'ordre de son frère claqua sèchement dans la cuisine. Ils s'affrontèrent du regard. Leur père devenait entre eux un sujet de plus en plus sensible. Si Wilhelm gardait espoir, son frère faisait déjà le deuil de leur paternel. Il n'allait plus dans sa chambre et refusait même d'évoquer leur passé commun, une attitude que Wilhelm condamnait en silence. Malgré le terrain glissant, le jeune homme répondit sèchement :
- Il n'est pas encore mort tu sais.
- C'est tout comme, cracha son jumeau. Il est temps que tu te fasses une raison Will. Papa ne reviendra pas.
- Nous en avons déjà parlé et je connais ton point de vue. Pas la peine de revenir là-dessus. Finis ta quiche et va dormir.
- Jusqu'à preuve du contraire je suis l'aîné alors ne me parle pas sur ce ton.
Wilhelm serra les dents pour retenir le commentaire moqueur et méprisant qui menaçait de lui échapper. Il préféra fuir la cuisine avant de débuter une nouvelle guerre mondiale. Sans Henri pour s'interposer il savait qu'il pouvait en venir aux poings avec son frère, même si c'était bien la dernière chose qu'il désirait. Thérance demanda :
- Comment est-ce que tu peux rester ici seul avec un cadavre à l'étage ?
La colère enflamma Wilhelm mais il se garda de répondre. Son frère n'était qu'un abruti fini. Ou plutôt il était devenu un abruti après leur arrivée à Hesse-Cassel. Son jumeau repartit peu de temps avec leur échange houleux. Encore une fois, il débarquait en prétendant manger et récupérer des affaires propres mais Wilhelm le soupçonnait de vérifier s'il survivait sans lui. Il le regarda remonter l'allée en direction du portail, depuis une fenêtre à l'étage. Une voiture luxueuse, sans aucun doute celle de ses grands-parents, l'attendait. Thérance monta dedans sans un regard en arrière et s'éloigna une fois de plus.
Wilhelm comprenait son inquiétude et sa colère mais il refusait que ces émotions détruisent son jumeau. Ce soir-là, il cauchemarda et son rêve n'avait rien à voir avec ses visions lucides. Au réveil, il ne lui restait qu'un sentiment d'oppression qui lui pesait sur le cœur. Il vit les chaussures de son jumeau traîner au pied des escaliers quand il les descendit mais il ne l'avait pas entendu rentrer. Peut-être que son frère écoutait enfin son conseil et dormait à poings fermés dans sa chambre. Le bâillement qu'il poussa en entrant dans la cuisine s'étrangla dans sa gorge.
Une fraction de seconde, il pensa qu'il rêvait encore mais la voix de son père le détrompa.
- Bonjour Wilhelm.
C'était lui. Debout, en chair et en os, en bonne santé. Il tenait une tasse de café dans une main et une tranche de brioche dans l'autre. Il portait un pyjama froissé et ses cheveux blonds ébouriffés descendaient jusqu'à ses épaules. Ses yeux brillaient de vitalité et sa peau avait retrouvé sa couleur rosée. La gorge de Wilhelm se serra. Il contint ses larmes avec toutes les peines du monde et prit une grande inspiration qui s'étrangla dans sa gorge nouée. La malédiction était levée !
Son père posa ce qu'il avait entre les doigts, les yeux aussi humides que lui. Il se racla la gorge pour dire quelque chose mais Wilhelm se jetait déjà dans ses bras. Il agrippa son père, soulagé de le voir vivre à nouveau, de ne plus sentir la rigidité froide de la pierre lorsqu'il l'étreignit. Un sanglot lui échappa et son père le serra contre lui de toutes ces forces, plein de vitalité et de chaleur.
- Je suis tellement content de te revoir, dit-il à Wilhelm.
- Moi aussi, arriva à articuler celui-ci.
Il s'écarta de son père et chassa rapidement ses larmes. Ce n'était pas le moment de pleurer : tout allait bien à présent car ses efforts avaient porté leurs fruits. Une voix féminine s'éleva depuis la salle à manger :
- Jonas, je ne trouve pas les tasses en porcelaine que tu m'avais acheté pour nos fiançailles.
- Mais si mon cœur, elles sont au fond du meuble, répondit son père avec un sourire jusqu'aux deux oreilles.
Wilhelm haussa un sourcil. Il avait oublié ce léger détail. Si la malédiction venait de se rompre, c'était avant toute chose grâce au rabibochage de ses parents. Ce qui signifiait que...
Espérance entra dans la cuisine en chantonnant gaîment. Aussi échevelée que le père de Wilhelm, elle portait une chemise par-dessus un boxer emprunté à son mari. Elle se raidit en voyant qu'elle n'était plus seule avec son amant. Son fils ne s'attendait pas à la croiser dans la cuisine de si bon matin. Ses parents avaient renoué mais il s'était attendu à une arrivée plus progressive d'Espérance dans leur vie. Wilhelm s'éclaircit la voix et déclara :
- Bonjour maman.
Les mots lui firent un drôle d'effet. Jamais de sa vie il n'avait imaginé se lever et découvrir sa mère dans la cuisine en compagnie de son père. Celle-ci répondit avec un sourire lumineux, enchantée de sa réaction :
- Bonjour Wilhelm. Bien dormi ? Est-ce que tu veux un thé ? Ton père m'a dit que tu adorais ça.
Il acquiesça et resta bêtement planté là tandis que ses parents s'affairaient pour préparer le petit-déjeuner. Ils s'activaient côte à côte en se murmurant des mots doux, échangeaient des sourires et riaient tout bas. Ils irradiaient de joie comme un couple dans une publicité, l'aspect artificiel en moins. On entendait presque les oiseaux chanter et la musique romantique en fond sonore.
Wilhelm sursauta quand son père déposa un baiser sur la joue de sa mère. Il la détestait il y a un mois à peine ! Le jeune homme ignorait ce qu'Espérance lui avait susurré au cœur de la nuit mais son père était de nouveau sous le charme. Et cette fois-ci, pas besoin de potion.
Sa mère le fit s'asseoir pendant que son père faisait sauter une crêpe. La scène était surréaliste. Wilhelm sirota son thé sans les quitter du regard, de crainte qu'il s'agisse d'une illusion prête à se dissiper. Il fut contraint de détourner les yeux quand ses parents se bécotèrent avec un peu trop d'entrain. Il se remémora la phrase de son conte qu'il s'efforçait pourtant d'oublier depuis l'irruption de sa mère dans la cuisine : Ils se regardèrent longuement sans échanger une parole puis s'aimèrent une nuit entière. Il préféra ne pas s'appesantir sur le sens du terme "s'aimèrent". L'attitude de ses parents était assez explicite.
Son père déposa une pile de crêpes au centre de la table et il s'installa avec Espérance. Ils rompirent à peine le contact visuel alors qu'ils mangeaient, transis d'amour. Wilhelm se sentit de trop et envisagea de se retirer sur la terrasse pour les laisser se retrouver en paix. Cependant il n'osa pas bouger, de peur de briser la belle harmonie qui régnait dans la pièce. Il se fit discret et mangea en feignant de s'intéresser de très près au sucrier.
La réconciliation de ses parents ne le surprenait qu'à moitié. Il l'avait écrite avant qu'elle se produise mais le résultat dépassait ses espérances. C'était même beaucoup trop rose et sucré pour lui. Des pas résonnèrent dans l'escalier et la voix de Thérance s'éleva :
- Ça sent bon ! C'est toi qui as fait des crêpes Will ? Ou est-ce que c'est Henri qui est i...
Il s'interrompit sur le seuil de la cuisine. Ses yeux s'écarquillèrent quand il avisa leur père. Le sourire qui éclairait son visage mourut quand son regard glissa sur Espérance. Un air sombre envahit son visage et ses traits se durcirent.
- Qu'est-ce qu'elle fait là ?
Son ton glacé jeta un froid sur la table. Le cocon de douceur familiale éclata en mille morceaux. Wilhelm eut envie de le pousser hors de la pièce et de faire comme s'il ne s'était jamais levé. Son frère portait ses vêtements froissés de la veille. Il avait sans doute dormi tout habillé. Leurs parents échangèrent un regard et un message invisible passa entre eux.
- Je vais attendre dehors le temps que vous vous éclaircissiez la situation, dit leur mère avec une douceur inattendue.
- Je préférerais que tu partes, lança Thérance.
- Assez, tonna leur père.
Son frère eut la présence d'esprit de garder la boucher fermée même si la contrariété déformait la ligne de ses lèvres. Il s'écarta vivement de leur mère quand elle passa près de lui. Le dégoût sur son visage augmenta la colère de Wilhelm. De quel droit se permettait-il de la juger aussi sévèrement ? Elle n'avait pas toujours agi pour le mieux mais leur père non plus ! Il ne savait rien d'elle, de Jonas, de leur histoire commune, il n'était personne pour juger ce qu'ils vivaient car cela ne concernait qu'eux depuis le début, depuis cette nuit de bal lointaine où tout avait commencé. Il rêvait de lui crier ces mots mais se força au calme. Son père n'avait pas besoin d'une dispute après son long sommeil.
- Assieds-toi Thérance. Nous avons beaucoup à nous dire.

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