Chapitre 19 : Le maudit

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Après deux jours à admirer Hesse-Cassel sous sa vraie apparence, Wilhelm commençait s'habituer. Les êtres, objets et comportements insolites ne l'étonnaient ou ne l'effrayaient presque plus. Il faisait de son mieux pour ne pas paraître surpris ou suivre du regard ces anomalies qui devenaient peu à peu une part de son quotidien.
Chez lui, il ignorait les mensonges par omission de sa famille et jouait le jeu en restant ce bon vieux Wilhelm ignorant de tout. Sa colère se muait en lassitude : il en avait assez de courir derrière des secrets et de ne rencontrer que des murs ou du vent. Il décida de garder les oreilles ouvertes pour récolter le plus infime indice car il s'agissait de sa dernière option, pour sa plus grande exaspération.
Cet après-midi-là, il se détendait au parc avec Blaise. Silvana et Violaine étaient restées au lycée pour travailler. Wilhelm les aurait volontiers imités si son ami ne l'avait pas harcelé sans relâche, jusqu'à ce qu'il accepte d'aller prendre l'air avec lui. Dehors la brise encore douce et les rayons pâles du soleil baignaient les rues d'une ambiance tranquille. Assis sur une vieille table de pique-nique en bois qui avait connu des jours meilleurs, ils discutaient de tout et de rien en profitant du calme. Wilhelm n'avait encore jamais visité le parc et il ne regrettait pas d'avoir suivi Blaise.
Des variétés de plantes étonnantes poussaient parmi les chênes et les sapins. Un arbre avec un tronc en spirale et des branches torsadées l'amusait particulièrement. Un oiseau avec un étrange plumage rouge et or passa au-dessus de leur tête et poussa un cri mélodieux. Un phénix, songea Wilhelm alors qu'il se questionnait sur le véritable nom du majestueux volatile.
- Qu'est-ce que tu regardes ? demanda Blaise.
- Une pie, mentit-il.
- Il y a beaucoup d'oiseaux par ici. Quand ils se mettent à chanter on ne s'entend plus parler !
Wilhelm approuva distraitement et observa son ami du coin de l'œil. Les ailes étendues au soleil et le visage levé vers le ciel, Blaise arborait une expression un brin nostalgique.
- À quoi est-ce que tu penses ? le questionna Wilhelm.
- À rien, répondit son ami.
Le jeune homme ne le croyait pas mais n'insista pas. Les yeux dorés à la pupille fendue de Blaise se posèrent sur lui et un éclair de malice les traversa.
- Sinon mon petit Wilhelm, il est temps qu'on parle d'un sujet sérieux !
- Lequel ?
- Les filles.
Au secours ! Il envisagea de prendre la fuite, de l'abandonner dans le parc pour se réfugier dans la bibliothèque du lycée, au milieu des livres. C'était un sujet qui ne le passionnait pas et il portait un intérêt minimum à la gent féminine. Il avouait volontiers s'intéresser à certains physiques qui l'inspiraient pour ses histoires mais ça s'arrêtait là.
- Dis-moi tout ! Est-ce que tu as une copine ? le questionna son ami.
- Non.
- Non ? Tu en as eu une au moins un jour j'espère ? s'enquit Blaise.
- Peut-être un jour, en primaire. Et encore.
- Vraiment ? Mais comment est-ce que tu te débrouilles ?
Wilhelm haussa un sourcil et répliqua en pointant un doigt accusateur vers Blaise :
- Parce que tu veux me faire croire que tu es un bourreau des cœurs ? Laisse-moi rire. Tu passes tes journées en compagnie de deux filles et elles te considèrent uniquement comme leur frère.
Son ami agita les bras et cria :
- Non, non, non ! N'implique pas Violaine et Silvana dans le débat ! Moi aussi je les vois comme des membres de ma famille donc m'imaginer en couple avec l'une d'elles est tout bonnement impossible ! Hors de question !
- Autant pour moi ! déclara Wilhelm en levant les mains en signe de reddition. Si tu tiens vraiment à ce qu'on parle de ça, c'est peut-être que tu as quelqu'un en tête. Je me trompe ?
L'amusement de Blaise se volatilisa, remplacé par un sérieux mortel. Ses yeux ambrés se perdirent dans le vide, hanté par le passé.
- Il y a longtemps...J'ai cru que...Mais ça n'a plus d'importance, murmura-t-il dans un filet de voix.
Un sourire se dessina à nouveau sur son visage mais la lueur malicieuse ne ralluma pas dans ses prunelles. Wilhelm fit comme si de rien n'était, surprit par cette brusque nostalgie presque démoralisée qui avait ébranlé la bonne humeur de Blaise en une fraction de seconde. Il ignorait à qui il pensait mais il préféra ne pas tâtonner ce terrain avec plus d'insistance : le sujet était trop sensible, presque intime. Il se contenterait du précieux fragment de cette relation douloureuse délivré par Blaise, une confidence infime qui le toucha plus que tous leurs échanges auparavant. Son ami ailé reprit ses jacasseries comme si de rien n'était :
- Plus sérieusement, laisse-moi te donner un conseil : dors plus la nuit pour effacer tes cernes, porte moins de noir et souris plus.
- Ça fait plus d'un conseil, se moqua Wilhelm. Et c'est très gentil de ta part de t'inquiéter pour ma vie amoureuse mais ce n'est pas mon plus grand souci dans la vie.
- Alors qu'est-ce qui t'intéresse ? Tu ne m'as jamais parlé de tes occupations. La plupart du temps on te voit sur ton portable ou un livre entre les mains.
- Pas besoin de chercher plus loin : j'adore bouquiner.
- Et c'est tout ? insista Blaise, un brin déçu. Rien de plus ?
L'écriture, aurait aimé répondre Wilhelm. Mais il tint sa langue car cette activité ne concernait que lui pour le moment.
- Désolé, je suis un gars banal avec des goûts et des occupations banales. Et toi, qu'est-ce que tu aimes faire ? demanda-t-il pour détourner l'attention de sa petite personne.
- Des randonnées. Il y a de très belles forêts autour d'Hesse-Cassel !
Sa réponse étonna Wilhelm. Il l'imaginait mal avec un sac sur le dos et un bâton dans la main à parcourir des kilomètres dans les bois.
- Ne fais pas cette tête, je vais me vexer ! Je n'ai pas l'air très sportif mais j'adore marcher et camper ! Un jour je t''emmènerais avec moi même si tu n'as pas une tête à cavaler dans la nature.
Wilhelm lui donna un petit coup de coude dans les côtes pour se venger de la remarque, comme il l'aurait fait avec Thérance. Blaise riposta avec une claque à l'arrière de la tête.
- Regardez-moi ces deux imbéciles immatures. C'est beau de voir comment les élèves de Charles Perrault occupent leur temps.
Blaise cessa de bouger et presque de respirer, statufié. Quant à Wilhelm il poussa un profond soupir et lança :
- Tes commentaires spirituels m'avaient presque manqué.
Il releva la tête et foudroya Séraphin du regard. Le jeune homme et ses amis se tenaient à quelques pas d'eux, tels une meute prête à fondre sur les brebis égarées. Bien entendu, Thérance était de la partie et ne put s'empêcher de lancer :
- Will, soit sympa pour une fois...
- Je n'ai rien dit de mal, se défendit le jeune homme. Je ne faisais que complimenter les qualités oratoires de ton ami si courtois. Est-ce que c'est un crime ?
- Tu as toujours la langue acérée, toi, déclara le jeune homme aux étranges yeux vairons.
Pour la première fois Wilhelm remarqua l'épée qui pendait contre sa hanche. Le fourreau, incrusté de pierres précieuses, indiquait que ce brave Séraphin ne manquait pas d'argent. En dehors de son arme, il était vêtu comme n'importe quel adolescent de bonne famille du vingt-et-unième siècle.
- Merci pour le compliment, j'apprécie vraiment. Maintenant ne vous gênez pas pour passer votre chemin. Blaise et moi sommes en pleine discussion.
Séraphin allait sans doute répliquer par une phrase désagréable au possible dont il avait le secret mais Ophélia posa une main sur son bras.
- Laissons-les tranquille. Il y a une autre table plus loin, dit-elle d'une petite voix.
Le petit groupe sembla surpris qu'elle prenne la parole. Wilhelm le remercia d'un signe de tête qu'elle lui rendit avec un sourire timide. Il la catégorisa définitivement dans la liste des alliés et amis potentiels. Blaise ricana. Séraphin lui décocha un regard noir et posa la main sur sa hanche, ou plus exactement sur la garde de son épée.
- Qu'est-ce qui te fais rire ? Tu veux que te diminue encore un peu plus ? Je pourrais commencer par ce que tu as sur la tête...
Sans sa nouvelle vision, Wilhelm aurait pensé qu'il menaçait de lui arracher les cheveux. Cependant, grâce à ses verres ensorcelées, il savait que Séraphin envisageait de couper les cornes de son ami. La suite se déroula en quelques battements de cœur. Blaise bondit en poussant un cri de rage. Il utilisa la table pour se donner de l'élan et percuta Séraphin de plein fouet. Celui-ci commença à tirer sa lame hors de son fourreau et un frisson glacé dévala l'échine de Wilhelm. Il se sentit bouger sans avoir songé à le faire, comme dans un rêve.
Il sépara son ami et Séraphin avec brutalité. Il ne craignait pas que Blaise se mesure à ce petit arrogant et lui refasse le portrait mais il avait peur que le blondinet utilise son épée contre Blaise pour mettre sa menace à exécution. Jouer au héros ne lui ressemblait pas. En général il préférait rester loin des problèmes mais, cette fois, c'était plus fort que lui.
Porté par sa vitesse, il tomba au sol et entraîna Séraphin dans sa chute. Ils s'écrasèrent presque l'un sur l'autre. Les amis de Séraphin poussèrent des cris et se précipitèrent, soit pour les aider à se relever, soit pour les séparer avant qu'ils décident d'en venir aux mains. Dans ses efforts pour s'écarter de Séraphin et éviter qu'une épée scalpe le haut de son crâne, il effleura la main de ce dernier.
Il se sentit aussitôt faible. Sa tête commença à tourner et sa vision se brouilla. Il perdit conscience et s'étala à terre, vidé de ses forces. Il eut vaguement conscience que quelqu'un cria son prénom. Blaise ? Thérance ? Peut-être même Ophélia. Bientôt les sons disparurent et il se retrouva dans une obscurité angoissante.
Il savait qu'il rêvait mais pivota sur lui-même sans que son corps onirique refuse de se plier à son envie. Il sentit sur ses épaules et sa tête le poids d'un vêtement long qui lui descendait jusqu'aux chevilles, sans doute une cape. Dans un coin sombre, une masse encore plus noire bougeait paresseusement. Un sanglot s'échappa de cette direction et il se dirigea vers cette chose. Il approcha de la forme qui pleurait et un tintement métallique lui parvint. Alors qu'il plissait les yeux pour discerner ce qui s'agitait dans les ténèbres, une lumière crue venue de nulle part illumina la scène. Wilhelm recula d'un pas.
L'anomalie sous ses yeux lui donna le haut-le-cœur. C'était un mélange atroce entre Séraphin et...autre chose. Une créature à l'apparence humaine, avec une peau rose et gluante, comme couverte de mucus. Ses orbites vides fixaient Wilhelm et un sourire d'une profonde malveillance, dépourvu de dents, étira son visage flasque. Pire que tout : cet être était raccroché au côté gauche du torse de Séraphin, à la manière d'un parasite. Elle ne possédait pas de jambes mais ses bras grêles s'agitèrent en direction de Wilhelm. Quant à Séraphin, ses poignets entravés par des chaînes étaient maintenus en hauteur. C'est lui qui sanglotait en silence.
- Qui est là ? cria-t-il en percevant sa présence.
La créature accrochée à lui ricana. Le son ressemblait à celui d'une personne en train de se gargariser et de s'étouffer à la fois. Wilhelm s'éloigna encore un peu.
- Ne partez pas ! hurla Séraphin à s'en briser les cordes vocales. Aidez-moi ! Aidez-moi ! Ne me laissez pas !
C'est quand il le regarda dans les yeux que Wilhelm remarqua que ses pupilles étaient bleues toutes les deux. Il ne comprenait plus rien. Est-ce qu'il rêvait vraiment ? Pourquoi tout semblait aussi réel ? Malgré son aversion pour Séraphin, il aurait aimé faire un pas vers lui ou parler, percuté par son désespoir tandis qu'il se démenait comme un fou sans arriver à rompre ses chaines. Seulement son corps refusa de se mouvoir et ses lèvres demeurèrent scellées. Le jeune homme entravé gémit.
- Par pitié, ne me laissez pas avec lui...Pitié...
Wilhelm ne pouvait rien faire, rien d'autre que de regarder, impuissant, la créature enlacer le cou de Séraphin de ses bras rachitiques. Elle riait désormais à gorge déployée, très amusée par la situation. Elle tourna son visage de cauchemar vers Wilhelm et susurra :
- Nous nous reverrons, langue de vipère.
À ces mots, le sol se déroba sous les pieds de Wilhelm. Il sombra dans un puits sans fond et les sanglots de Séraphin l'accompagnèrent dans sa chute. Il se réveilla en atteignant le fond, juste avant le choc de l'impact.
Il se redressa en quatrième vitesse, le cœur battant la chamade et le front couvert de sueur. Des mains se posèrent sur ses épaules mais il se dégagea, encore étourdi. Après les ténèbres de son rêve, la lumière trop vive de la fin d'après-midi lui brûlait les rétines. Les voix qui résonnaient autour de lui augmentaient sa confusion.
Elles parlaient toutes en même temps et il n'arrivait pas à se concentrer. Dans son esprit l'être humanoïde dépourvu de peau riait encore, pour se moquer de lui. Son regard rencontra celui de Séraphin, toujours assis sur le sol et aussi perdu que lui. Wilhelm s'éloigna sans le perdre de vue et scruta son côté gauche : aucune trace du torse malveillant. Il heurta un tronc et sursauta en retenant un cri de justesse.
- Will, ça va ?
La voix de Thérance l'aida à retrouver une partie de son calme. En dépit de sa gorge sèche et de son estomac noué, il répondit :
- Oui. Oui, ça va aller.
- Tu as fait une nouvelle crise Will, lui expliqua son jumeau d'une voix douce. Tu te souviens ?
Bien entendu qu'il se souvenait. Il se souvenait toujours. Cependant, cette crise était différente. Il n'avait pas vu une flopée d'images décousues les unes des autres mais une seule scène dans laquelle Séraphin s'était adressé à lui. Ses jambes tremblaient encore et il inspira profondément pour se calmer. Comme le disait Thérance, il ne s'agissait que d'une crise. Aussi réels que soient ses rêves, ils n'étaient rien de plus que le fruit de son imagination. Malgré tout il détourna son regard de Séraphin et contint un tremblement avec peine.
- Je me souviens. C'est fini maintenant. C'est fini...
Son frère fouilla dans son sac et lui tendit une barre de céréales aux pépites de chocolat.
- Mange. Un peu de sucre te fera du bien.
Wilhelm récupéra son sac en grignotant l'en-cas offert par Thérance.
- Où est-ce que tu vas ? s'enquit Blaise.
- Je vais rentrer, annonça Wilhelm d'une voix absente.
- À pied ? C'est hors de question, protesta son jumeau. Je vais appeler Henri. Il te raccompagnera en voiture.
Avant qu'il puisse protester, Thérance composait déjà le numéro de l'ami de leur père. Quelques minutes plus tard, il prenait place dans la voiture du vieil homme à l'expression soucieux, soulagé d'échapper aux œillades inquiètes de toute la petite assemblée, excepté Séraphin. Il était redevenu imbuvable, fidèle à lui-même.
- Tu as mauvaise mine, dit Henri tandis que Wilhelm claquait la portière.
Le jeune homme ne répondit rien. Les bras passés autour de son sac posé sur ses genoux, il fixait la route. Henri démarra sans insister et conduisit dans le silence total jusqu'à la maison.
- Désolé de t'avoir dérangé, marmonna Wilhelm quand la voiture franchit le portail.
- Ce n'est rien. Est-ce que tu te sens mieux ?
- Oui, c'est passé. Ce n'était qu'une faiblesse passagère.
Une fois dans la cour, Henri coupa le moteur sans descendre de la voiture. Il se tourna vers Wilhelm et demanda :
- Comment se déroulent tes crises ?
La question le dérouta mais il fit de son mieux pour décrire le phénomène avec précision.
- Elles arrivent n'importe quand. D'un coup je sens que mes forces me quittent et je m'évanouis. Après....C'est le noir total jusqu'à mon réveil. On me dit aussi que je convulse.
- Rien d'autre ? Tu n'as pas de...d'images qui te viennent en tête quand tu es évanoui ?
- Non, mentit Wilhelm. Mais si ça se produisait, qu'est-ce que ça voudrait dire ?
- Rien. Va vite te reposer. Je dois retourner aider ton père et lui dire que tu es arrivé à bon port.
- N'oublie pas de lui préciser que je ne suis pas à l'agonie, ajouta Wilhelm.
Le vieil homme sourit avant de redémarrer. Wilhelm entra dans la maison déserte et monta s'enfermer dans sa chambre. Il attrapa une feuille et un stylo pour retranscrire son rêve perturbant. Décrire l'être malveillant avec la chair à vif s'avéra la partie la plus difficile car une nausée tenace se frayait un chemin le long de sa gorge lorsqu'il se la remémorait mais il se força. Terrifiant ou non, ce cauchemar venait de l'inspirer pour un nouveau conte et dans son esprit, le protagoniste possédait les traits de Séraphin.
Il l'intitula Le maudit.

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