Chapitre 33 : L'herbe n'est pas plus verte ailleurs

61 10 0
                                    

Oublier Flore et Blaise était plus facile à dire qu'à faire. Il ne pouvait plus regarder son ami en face sans le revoir embrasser langoureusement Flore. Blaise ne remarquait pas son comportement gêné et Wilhelm tâchait de ne pas se focaliser là-dessus. Après quelques efforts, il parvint à repousser ce souvenir dans un coin lointain de son esprit. Il y repensait vaguement par moments, inquiet pour l'avenir de cette relation alors qu'elle n'avait pas débuté. Pour faire une croix sur l'accident il le coucha sur papier, un soir où il avait du temps libre.
Il s'installa après les cours au bord du lac. Depuis qu'il avait apaisé la naïade, les eaux ne l'effrayaient plus. Il conservait d'ailleurs la perle sur lui en permanence, pour se rappeler qu'il possédait le courage et la force d'agir.
Il écrivit la suite de l'histoire entre le dragon et la demoiselle à la fleur sous le soleil couchant, un cadre idéal pour une romance. Il faisait plus froid aujourd'hui, il avait bien fait d'enfiler une veste avant de sortir. Thérance était resté à l'intérieur pour faire ses devoirs et Henri s'était dévoué pour préparer le dîner. Il arrivait de plus en plus souvent au vieil homme de dormir dans la chambre d'amis qu'il occupait lors de ses séjours chez eux, trop épuisé par sa journée de travail pour regagner son appartement. Wilhelm profita du calme extérieur pour écrire les mots qui cavalaient dans son cerveau.
Il terminait quand son jumeau arriva en catastrophe, paniqué.
- Wilhelm ! Rentre vite !
- Il est arrivé quelque chose à Henri ? Ou à papa ? demanda le jeune homme en bondissant sur ses pieds.
- Non. Tu comprendras que tu la verras.
La ? Qui ça, la ? C'était trop difficile de lui expliquer ? Plutôt que de râler, il conserva ses forces pour courir derrière Thérance qui avait une bonne avance. Il regagna la maison à bout de souffle, comme s'il venait d'achever un marathon. Le sport n'avait jamais été sa matière favorite. Dans la maison, tout semblait calme à première vue. Une délicieuse odeur de nourriture planait dans l'air et la radio de la cuisine diffusait un ancien tube des années 80.
Puis il tendit l'oreille et entendit les sanglots. Ils provenaient du salon, si bruyants qu'il se demanda comment il avait fait pour ne pas les remarquer plus tôt, et appartenaient à une femme. Son jumeau le tira dans la pièce où résonnaient les sanglots. Qui pouvait être leur invitée attristée ?
Il comprit en avisant une tête rousse dépasser du canapé et s'installa à côté d'Ophélia sans un mot. Des mèches folles s'échappaient de son chignon habituellement bien ordonné, ses yeux rouges et gonflés débordaient de larmes. Elle reniflait tout en essayant de réprimer les sanglots qui la secouait de haut en bas. Entre ses mains crispées, elle tenait une boîte de mouchoirs déjà vide de moitié. Des cadavres blancs, froissés et humides, gisaient sur le canapé et à ses pieds. Elle tourna son visage bouffi vers lui et essaya de formuler des mots qui se perdirent au milieu des larmes et des gémissements étouffés.
Il lui tapota maladroitement le dos dans l'espoir de l'apaiser, faute de mieux. Il n'était pas doué avec le réconfort. D'ailleurs il n'aimait pas consoler les âmes meurtries. Son domaine de prédilection était plutôt le dialogue agressif, couplé aux piques mesquines. Il pivota vers son frère et le questionna silencieusement avec un regard qui signifiait « Qu'est-ce qu'elle a ?». Son jumeau haussa les épaules et secoua la tête. Très bien. Ophélia débarquait chez eux comme une fleur et personne ne savait ce qui lui arrivait.
- Wilhelm...gémit-elle.
- Tout va bien, tout va bien, lui assura-t-il alors qu'il n'avait aucune idée de la gravité de son problème.
Il se sentit gêné quand elle cacha sa tête dans son épaule. Des larmes, et sans doute un peu de morve, humidifièrent son tee-shirt. La jeune femme essaya de parler mais ses mots demeuraient incompréhensibles.
- Calme toi Ophélia, tout va bien, lui dit-il pour la centième fois.
- C'est...C'est mon père, bafouilla-t-elle.
Elle recommença à pleurer de plus belle. Comment faisait-elle pour avoir encore des larmes à verser ? Il voulut se lever pour lui chercher un verre d'eau mais elle s'agrippa à lui comme une naufragée accrochée à une planche pour se soustraire à la noyade. Il demeura figé sur le canapé, aussi rigide qu'une statue. Thérance toussota, gêné.
- Je vais aller aider Henri en cuisine, annonça-t-il.
Le fourbe, il fuyait ! Wilhelm se fit violence pour ne pas le retenir. Son frère ne pouvait pas lui laisser cette situation de crise sur les bras ! Il n'était pas qualifié pour ça ! Il passa des doigts hésitants dans les cheveux d'Ophélia en lui murmurant les paroles d'apaisement qui lui venaient. Elles étaient dépourvues de sens, comme lorsqu'il attaquait quelqu'un verbalement.
- Il n'avait pas le droit de s'en prendre à toi. Tu fais de ton mieux mais il n'est jamais satisfait. Je connais ça. Il aimerait te changer mais je pense que tu ne dois pas céder, peu importe combien il se montre sévère.
Ophélia se crispa contre lui et marmonna de façon audible :
- Comment est-ce que tu sais ? Je n'ai encore rien dit.
Bonne question. Il fouilla dans sa mémoire et répondit :
- Simple déduction. Tu as évoqué ton père et tu m'as déjà vaguement parlé de ta famille une fois, au café. Ils te donnent du fil à retordre, pas vrai ?
Elle acquiesça avec un sourire triste. Elle se moucha et sécha ses larmes, un peu calmée.
- Je suis désolée. Quand j'ai claqué la porte de la maison, j'ai tout de suite pensé à me réfugier ici. Parce que je savais que je trouverais une oreille attentive, quelqu'un qui comprendrait vraiment mon problème et qui ne me jugerait pas. Je me rends compte que je t'ai simplement embarrassé, pardon.
- Ne dis pas ça, c'est juste que je suis un peu maladroit. On se tourne rarement vers moi pour avoir du soutien.
- Pourtant tu t'en sors très bien, assura-t-elle en reniflant.
- Merci du compliment. Tu veux un peu d'eau ? Ou un mouchoir ?
- Non merci, j'ai assez pleurniché, répondit la jeune femme. Ça m'a fait du bien.
- Tu veux parler de ce qui s'est passé ? demanda Wilhelm avec une pointe d'incertitude.
Ophélia dit avec colère :
- C'est à cause de mon père, cet espèce de...
Elle insulta son paternel une bonne dizaine de fois avant de s'apaiser. Les noms d'oiseaux charmants et très fleuris qui s'échappaient de sa bouche amusèrent Wilhelm. On imaginait mal cette délicate demoiselle avoir un vocabulaire aussi grossier.
- Il a....Il a déchiré notre bande-dessinée ! s'exclama-t-elle avec une voix aiguë.
De nouvelles larmes envahirent ses yeux verts. Avant d'assister à une nouvelle crise, Wilhelm la saisit par les épaules et plongea son regard dans celui d'Ophélia.
- Ne t'inquiète pas. J'ai conservé des copies sur mon portable, nous pouvons les imprimer. La qualité ne sera pas aussi bonne que celles des originaux mais tout n'est pas perdu. D'accord ? Si tu veux, on peut même s'en occuper tout de suite. Qu'est-ce que tu en penses ?
Ophélia hocha la tête sans y réfléchir à deux fois et ils montèrent dans la chambre de Wilhelm, bien déterminés à réparer les dégâts causés à leur œuvre commune. Celui-ci hésita avant d'ouvrir la porte. Il n'aimait pas dévoiler son espace personnel à n'importe qui et c'était aussi la première fois qu'il invitait une fille à entrer.
Sa confiance envers Ophélia l'aida à se décider. La jeune femme s'avança presque timidement dans la pièce, une lueur néanmoins curieuse dans les prunelles. Wilhelm installa l'imprimante pendant qu'elle effectuait le tour du propriétaire. Il transférait les photos des ébauches de leurs planches sur son ordinateur quand la jeune femme demanda avec étonnement :
- Qu'est-ce que c'est que ça ?
Elle s'était arrêtée face à son grand panneau en liège où il affichait tout et n'importe quoi, tant que c'était en rapport avec les contes. Blaise lui avait posé une question similaire la première fois. Il fallait vraiment qu'il pense à couvrir ce panneau lorsqu'il recevait du monde.
- Je l'appelle mon mur de la créativité. Ne fais pas attention, c'est surtout un grand bazar.
- On dirait...marmonna-t-elle. C'est impossible...
- Ça te choque tant que ça que j'ai un peu d'imagination ?
- Non ! s'exclama-t-elle. C'est simplement que...Certains détails me sont familiers. Comme ce gros dragon bleu.
- Le dragon bleu ? Pourquoi lui ? s'étonna Wilhelm.
- À vrai dire...Je comptais intégrer un dragon bleu dans l'histoire que nous sommes en train de créer. C'est à lui que les parents de la princesse malade vont se tourner en dernier recours.
Wilhelm demeura muet. Incroyable. Ce récit qu'Ophélia imaginait ressemblait en tout point au sien, Le gardien du cœur de la forêt ! Combien de probabilités existaient-ils pour qu'il rencontre une personne avec la même idée d'histoire que lui en tête ? Les mots de Blaise lui revinrent en mémoire : il n'était pas censé être un conteur car il en existait déjà un mais son ami ne lui avait jamais précisé l'identité dudit conteur. Se pouvait-il qu'il s'agisse d'Ophélia ?
- Tu as d'autres histoires en prévision ? s'enquit-il.
- Quelques-unes...Mais elles ne sont pas très abouties. J'ai surtout des croquis des personnages et des paysages pour m'aider à me figurer l'ambiance. Les dessins me viennent plus facilement que les mots.
Tout l'inverse de lui. Est-ce que c'était logique ? D'après Blaise, le conteur écrivait la destinée des habitants d'Hesse-Cassel sous forme de contes. Il n'avait jamais parlé de dessins, quelque chose clochait, un détail infime mais capital. Le ronron de l'imprimante le tira de ses pensées. Il lança l'impression des planches et rejoignit Ophélia face à son tableau couvert de feuilles. La jeune femme paraissait fascinée, comme si elle contemplait une œuvre d'art. Elle tiqua face à un portrait : celui de Wilhelm, qu'elle avait réalisé et qu'il avait trouvé sur une table du café.
- Tu l'as gardé ? s'étonna-t-elle.
- C'est la première fois que je suis autant à mon avantage, je n'allais pas le jeter ! plaisanta-t-il. Tu m'as bien réussi.
Ophélia rougit et Wilhelm l'interrogea :
- Comment est-ce que tu as pu le dessiner ? On ne s'était pas encore rencontré.
La jeune femme haussa les épaules et détourna la conversation en s'écriant :
- On dirait que l'imprimante a terminé son travail !
Wilhelm l'aida à ramasser les impressions éparpillées sur le sol en réfléchissant. Il en savait peu sur les auteurs. Il s'était surtout renseigné sur les Roues de la destinée. Mais, s'il se fiait à son expérience personnelle, peut-être qu'Ophélia avait eu une vision de lui avant qu'il emménage à Hesse-Cassel. Après tout, il apparaissait dans plusieurs de ses propres contes. Pourquoi pas dans ceux de la jeune femme ?
Il allait de nouveau mener ses recherches, ailleurs qu'à la bibliothèque. Il pouvait peut-être questionner sa mère : elle paraissait du genre à en savoir beaucoup sur les petits secrets d'Hesse-Cassel.
Ophélia rangea les planches dans l'ordre, soulagée.
- Elles sont toutes là...
- Je te l'avais dit : j'ai tout conservé. Nous pourrons nous remettre au travail dès que tu auras du temps libre.
- Pourquoi pas maintenant ? s'enquit-elle avec une énergie débordante.
Wilhelm fut incapable de dire non malgré l'heure du dîner qui approchait à grands pas. Il ne possédait pas un matériel de dessin comme celui d'Ophélia mais avec un crayon de papier entre les mains, la jeune femme faisait des miracles. Ils dessinèrent le design des futurs personnages. Le dragon, le prince, qu'Ophélia jugeait valeureux tandis que Wilhelm le qualifiait d'emmerdeur, et l'oiseau doré. Ils terminaient ce dernier quand Henri frappa à la porte. Wilhelm lui ouvrit mais l'empêcha de mettre les pieds dans son sanctuaire. Le vieil homme portait un plateau avec deux assiettes remplies de lasagnes fumantes.
- J'ai pensé que vous préféreriez manger tous les deux, sans personne pour vous déranger.
Wilhelm préféra ne pas interpréter cette insinuation et remercia Henri. Il le délesta du plateau et retourna au travail avec Ophélia. Ils mangèrent en trois coups de fourchette et loin de leur ouvrage, pour ne rien tâcher avec du gras ou de la sauce tomate. Ils échangèrent leurs impressions sur le dragon bleu, ce qui se termina en débat houleux :
- Le dragon a tout à fait le droit d'exiger du roi qu'il lui envoie sa fille. Sans elle sa forêt va mourir !
- C'est un sacrifice bien trop grand pour un père ! Il n'a pas eu conscience de la portée de son geste quand il a accepté.
- Et à cause de la bêtise d'un seul homme le dragon va devoir le payer toute sa vie ? s'indigna Wilhelm.
- Je te trouve bien empathique avec ce gros reptile qui garde une pauvre fille prisonnière et qui va tout saccager dans le but de la récupérer alors qu'elle désirait simplement revoir sa famille, commenta la jeune femme.
- Qui te dit que le « gros reptile » n'allait pas justement donner à la princesse la permission de revoir les siens ? Qui te dit qu'il n'a pas été sensible à sa tristesse ? Tu le condamnes un peu vite.
Ophélia le dévisage avec une expression indéchiffrable.
- C'est drôle, on jurerait que tu le connais personnellement.
Et comment ! Il l'avait connu bien avant de le rencontrer en chair et en os, il le comprenait parfaitement. Blaise était son ami, une bonne personne avec un trop grand cœur à qui on avait joué une farce cruelle. Il ne méritait pas qu'on le traite de kidnappeur et de destructeur et il souhaitait que son amie apprenne à le voir comme lui pour abandonner ses préjugés et découvrir Blaise sous son vrai jour.
Malheureusement pour lui, il ne pouvait pas expliquer tout ça à Ophélia sans lui révéler qu'il était au courant pour les contes car il en écrivait lui aussi. Avec de la chance, elle penserait simplement que Blaise lui avait confié les secrets sur son passé et qu'il les transposait à l'histoire en cours. Un détail le frappa alors : il avait débuté cette histoire il y a des années, pourquoi Ophélia ne l'entamait que maintenant si elle était une conteuse comme lui et qu'ils rédigeaient le futur envisagée par les Grandes Roues avant qu'il se produise ? Cet élément le perturba mais il se recentra sur leur échange avant qu'Ophélia ne décèle son trouble :
- Je suis triste pour lui, expliqua-t-il. Il essaie de faire pour le mieux mais les autres en veulent toujours plus. Il sacrifie tout ce qu'il a et ne reçoit rien en retour, sinon du mépris. Il est parfois un peu impulsif mais au fond il n'est pas si mauvais. En fait, je pense que dans cette histoire le plus blâmable est le roi : c'est un menteur et un trouillard. Il n'a pas tenu sa promesse et les conséquences de ses actions sont le début de la fin pour le dragon.
Ophélia termina son repas, songeuse. Ils se remirent au travail jusqu'à une heure avancée de la nuit. Ils se rendirent compte qu'ils tombaient de fatigue quand ils ne purent plus prononcer une phrase sans bailler entre chaque mot. Il était hors de question de renvoyer Ophélia chez elle, si tard dans la nuit noire et après sa confrontation avec son père.
Elle serait mieux chez eux, loin de celui qui détruisait son art sans états d'âme. Wilhelm lui proposa une chambre d'amis et lui prêta un de ses pyjamas, bien trop grand pour elle. Elle accepta tout de même et alla se coucher après une douche rapide.
En dépit de la fatigue, Wilhelm cogita longtemps avant de trouver le sommeil. Son point de vue et celui d'Ophélia à propos de Blaise tournaient et se retournaient dans son esprit. Finalement, ce n'était qu'une bête question de bon et de mauvais, de blanc et de noir. Pour Wilhelm, Blaise était un protagoniste. Mais pour Ophélia, il était l'antagoniste.
C'était le seul point sur lequel leur récit divergeait.

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant