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We were promised jetpacks - Quiet little voices


Le retour aux jours nous aveuglait et me jetait dans la confusion.

Je ne savais plus y faire.

Comme ce jour où je voulus faire jouer Perceval à Lillie.

J'avais oublié, comment avais-je pu oublier ?

« Tu vas y arriver, hein ? Tu te souviens du violoncelle ? La partition n'est pas si compliquée, si tu travailles... Je te rappellerai les bases... »

Sous l'avidité de nos regards jumeaux, elle hésita. Je ne me rendais pas compte. J'étais complètement obnubilé, et je ne faisais pas attention à elle. Une anxiété improbable cognait si fort en moi que ça en faisait mal. Je t'en prie, on peut le faire, si on fait ça tu te rends compte, ce sera formidable, toi et moi, bien sûr que tu en es capable, si tu pouvais

respecter le rythme

t'entraîner sur cette note, le soir à l'appartement,

un peu chaque jour,

une fois de plus pour aujourd'hui

je sais pas, interpréter, laisser respirer, hein

oui, ça le fait, là ?

Je regardai Andreas. Il acquiesça avec une petite moue.

« Bouge pas... »

Je me glissai derrière elle et jouai la seconde partition par-dessus son épaule avec mon deuxième archet. Les gars, bluffés, sifflèrent mais elle protesta :

« Non Vincent, on arrête.

- Mais Lillie, regarde... »

Elle s'extirpa de sa position inconfortable, entre le violoncelle et moi qui n'arrivais pas à bouger, me détacher.

« J'ai dit : j'arrête. D'ailleurs, je vais prendre l'air. »

Et elle sortit, comme ça, en nous larguant derrière elle, trop hébétés pour oser l'appeler. La colère coagulait dans ma gorge. J'avais beau me consumer de honte, je n'arrivais pas à ne pas être terriblement dépité, même si je ne voulais pas.

Le guitariste ne se gêna pas pour enfoncer le clou, levant les bras au ciel : « Trop de pression, mec...

- Je sais... » marmonnai-je, trop las pour être sarcastique.

Savais-je vraiment ? Je devinais, j'essayais. Cela ne m'intéressait que dans la mesure où nous devions trouver un moyen de recommencer à jouer, jouer plus, encore, ensemble, alors... Forcément, c'était l'impasse. Je ne savais pas faire autrement. Comment nous accorder ? Peut-être que si je réfléchis comme cela, 

comment nous accorder ?

Il partit travailler. Lillie disparut. Andreas me jeta un regard cerclé de sang, les paupières écarlates. Lillie essaie de t'apprendre à vivre dans le monde, mais moi, je venu pour te guider dans l'au-delà. Elle reviendra, tu le sais. Mais qu'elle ne compte pas sur moi pour t'arrêter ou nous étoufferons, nous chavirerons, nous chuterons en plein vol. Ce que nous vivons là ne doit pas être arrêté

Il assénait, au rythme des pulsations dans mes tempes

Un démon, tu sais, un vrai démon, né de ma tête, pour ne pas que je crève de solitude.



À l'appartement, nous fûmes accueillis par les classiques de Nirvana et des voix enjouées, bien trop nombreuses. Une bande de filles et gars qui faisaient danser des aérosols de joie dans le soir tombant. 

« Qui... Salut, mais qui...

- Des artistes ! Ils étudient à côté de l'école de musique. Mais si, on les a déjà croisés, une soirée, au concert... Voilà Anka et Eve. »

Elles me fusillèrent du regard en faisant pointer leurs bombes verte et violette sur moi. Les gars éclatèrent de rire, Andreas avec eux sans le moindre scrupule, comme si rien n'était arrivé.

« Venez à l'atelier ! Ça fait des semaines qu'on doit inviter Lillie, venez tous ! »

Je frissonnais un peu dans mon mince blouson mais je chérissais toujours le froid mordant. Andreas pressa doucement mon épaule quand le métro passa devant nos fenêtres et ne la lâcha plus. Les artistes dessinèrent sur la buée de toutes les fenêtres du wagon vide, il y avait Iwan, qui était graffeur, Mick un photographe et Lech qui ne révéla pas tout de suite ce qu'il faisait. Ils descendirent à la gare, devant la porte monumentale de la vieille usine. Je distinguais à peine le sommet du mur, ses coins qui s'éloignaient à mesure que mon œil les cherchait, la cime décolorée des tours. Les arabesques des moulures étaient ébréchées et ces failles racontaient une histoire, au-delà de la mode impermanente. Exhibe-les, ces fêlures, ces lézardes que le temps a tracées dans ta pierre pour défier la main et l'œil de l'homme, pour taquiner l'harmonie avec un peu de hasard.

« On va dans le bloc V. Il appartient à l'école. Les tours sont condamnées depuis longtemps, on dit qu'elles ont été rachetées pourtant on ne voit rien changer. Mais nous sommes mieux ici que là-haut : nous pouvons les contempler. »

Toute sa structure avait été reforgée : ses demi étages communiquaient par des escaliers volants, poursuivis par des lancées de fer qui s'étalaient sur les pierres, des balcons qui servaient de boxes d'expositions, des fresques se croisaient et dévalaient les étages, faisceau indescriptible d'audaces et d'imaginaires, un palais du rêve, avec ce que le rêve peut avoir de plus mystérieux et d'illogique, et de révélateur. Je ne sais combien de temps mes yeux fusèrent de part en part de cette prodigieuse déconstruction.

Eve nous entraîna dans les boxes. Elle voulait devenir tatoueuse et réalisait des dessins d'une minutie extraordinaire où les paysages se mêlaient à des figures mythologiques, où les couleurs s'évadaient des tracés. Lech apprenait à sculpter le fer forgé dans l'atelier de métallier de son père et construisait des structures longilignes qu'il recouvrait d'enduit. Elles imitaient des volutes art déco avec quelque chose d'écorché. Il les éclairait de spots colorés qui créaient des ombres prodigieuses. Il habitait complètement l'espace, en trois dimensions, c'était à mes yeux la plus belle des compositions. J'étais pétrifié d'admiration.

« On est une dizaine à travailler ici. On était plus nombreux au début. En fait, ça a commencé avant nous, mais l'endroit garde une mauvaise réputation.

Bon. Comment il s'appelle, votre groupe ? »

Nous n'y avions jamais pensé. Même pas de nom, pas de cri de ralliement. C'est dire comme nous étions déconnectés les uns des autres.

« Comment vous nous appelleriez ? osa Andreas, bravache.

- Lillie and the Tigers ! »

Andreas montra les dents avec un faux rugissement, vrai sourire charmeur.

« Lillie of the Valley ?

- Eh, ça va, c'est pas que le groupe de Lillie... bougonnai-je avant de me faire charrier à nouveau par Anka.

- Les chevaliers errants », sourit Andreas

Je secouai la tête. Ils continuaient de proposer des bêtises sorties de nulle part, litanie surréaliste jetée entre les hauts murs : les Jobel, les Tireisias, les Alapaches, les Madrépores, les Santini, Arrêts Sonores, Anna Soror, Datura, Fusca.

C'est quelque chose qui devrait vous advenir à tous les quatre, protesta Eve, lasse. C'est votre aventure.

Il y a quoi entre nous quatre ?

Je me tournai vers Andreas. Je compris plus tard pourquoi il riait.

Allez crache.

« C'est la ligne ! clama-t-il.

- La ligne ?

- Les lignes, corrigeai-je.

- Eh, les Lignes... Ça vous dirait de jouer un concert, ici ? »

ScènesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant