3.3

22 4 0
                                    


3.3


Au cœur du mois de février nous jouâmes notre premier concert hors des murs de la vieille usine, à l'occasion de l'ouverture d'un bar nommé Mogador. Les courants d'air de Ludz et sa région ouvraient et refermaient des cafés tous les dix mois, c'était leur façon de se dépêtrer dans la crise, dans la vie. Andreas abolissait la distance des curieux comme un roi. Nous retrouvions l'ambiance des concerts de Carlieux, avec un public intrigué mais pas forcément conquis. À ce jeu de séduction, il était le meilleur. Il guida la voix presque nue de Lillie, feutrée, très chaude. Plus que ses mots, le son de sa voix s'éclatait en feux follets dans les verres, avalés par les clients dont les yeux se décidaient timidement à briller, les doigts à danser sur les tables, puis les pieds sur le sol. Je me rendis compte au bout d'un moment que le silence s'était fait.

Pendant tout le printemps, la beauté d'Andreas faucha partout les regards avant que sa musique ne dévaste les cœurs. C'était à la fois un atout et un préjudice, cette belle gueule inoubliable qui rassemblait les jeunes filles, faisait grimacer les garçons et rappelait les fans du groupe de Cassandra et Elena. Sa puissance finissait par tous les désarmer. Des langueurs industrielles ou des rêves froids, mes grincements ambigus suscitaient le frémissement, Lillie faisait éclore des larmes d'extase au coin des yeux, venues d'un battement de cœur insoupçonné.

Nous découvrîmes ce que signifiait vraiment tourner : monter le matériel, soupirer après Andreas et ses mille et un instruments, discuter du cachet dîner, si c'était offert, ou grignoter. Vendre quelques CD et distribuer une foule d'autocollants. Il arriva que nous échangions un lot de cadeaux contre une nuit chez l'habitant, ou que nous roulions de nuit car l'un de nous reprenait le service tôt le lendemain. Une tante de Lech finit par nous prêter une caravane pour l'été. 

« Ça me rappelle la première nuit qu'on a passée ensemble, chuchota Andreas.

- Oh pitié... je ne veux pas savoir... répliqua Guillaume.

- Mais non ! rétorquai-je, Lillie était là aussi !

- De pire en pire... »

Nous rîmes. Andreas raconta tout. Il s'en souvenait avec la même précision que moi : le goût du vin, le sel sur nos visages, le soleil matinal dans la lucarne du grenier.

« Et grâce à Lillie, Andreas est venu jusqu'à Carlieux chanter sous mon balcon.

- Hé, non, j'ai pas chanté, arrête de raconter n'importe quoi.

- Je me rappelle, j'ai vraiment cru que vous étiez frères... Vous avez les mêmes yeux. »

La main d'Andreas effleurait mon poignet.

« Et tes parents, Vincent ? Tu n'en parles jamais...

- Ouais, c'est un peu dur.

- Désolé.

- Ça va, c'est pas grave. T'as le droit de demander. »

Personne n'ajouta mot. Je pris une grande inspiration et poursuivis :

« T'as le droit de savoir : ... »



Bientôt, d'autres musiciens furent attirés par les sons de nos concerts. Le groupe de spectateurs gonflait sensiblement, les discussions qui s'ensuivaient étaient plus intéressantes. Notre nom portait un peu plus loin que le coin de la rue. Et au Rex, au Milton, ou dans le hangar de sports des écoles de commerce à des lieues de chez nous, dans des sous-sols à la chaleur insoutenable, dix personnes devinrent trente, les copines sourirent au premier rang, certains dansèrent et reprirent nos paroles, les autocollants furent retrouvés dans des lieux où nous n'étions jamais passés. Michelle nous mit en contact avec les Forceuses d'Avalanches, un groupe qu'elle manageait. Nous aimions leur chanson Lust Highway qui passait à la radio, très sensuelle et en même temps un peu math-rock : le guitariste en était fan, Anka la fredonnait souvent. Elles connaissaient une certaine notoriété dans leur registre au point d'avoir monté leur propre boîte de production. 

ScènesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant