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Patrick Wolf - Don't say no


Les jours suivants, je fus frénétique.

Pareil à un enfant affamé, je jouai fiévreusement. Mes mains retrouvèrent la mémoire, les partitions perdues ne me manquèrent pas longtemps ; je me souvenais de la plupart de mes morceaux préférés et je savais qu'il me faudrait très vite composer autre chose car tout était dépassé : des images, des visions nouvelles peuplaient déjà mon esprit. J'en aurais pleuré de joie, de soulagement et de quelque chose d'autre : le ravissement. Mon cher instrument et moi étions enfin un peu plus que deux corps.

Andreas, peu à peu, se fit familier. Il venait presque tous les soirs m'apporter des disques, fouiller mes piles de livres. Nous nous enivrions de musique, discutant de la façon dont tel groupe agençait ses basses, des paroles rares mais évocatrices d'un autre, des architectures alambiquées de certains albums, de symboles. Lorsque nous ne parlions pas, car nous parlions presque exclusivement de musique, sa présence m'apaisait tout autant qu'elle m'impressionnait. Nous semblions assez proches pour nous taire, et pourtant j'éprouvais toujours cette urgence de parler de peur qu'il ne s'échappât. Cela se produisait quand Lillie téléphonait : il me tirait la langue avant de s'en aller.

Un soir particulièrement sombre, il resta plus longtemps que d'habitude. Assis au bord de la fenêtre où je me récitais une leçon d'Histoire, je me surpris à contempler son visage si serein dans le halo orange de ma lampe. Il lisait un recueil de poèmes. J'écrasai ma cigarette et je revins jouer quelques notes au hasard, rien que pour faire vibrer l'air, neutraliser ce vide persistant, l'espace entre nous. Rien que pour le toucher.

Il posa le livre et darda son regard sur moi.

« Si on allait chez moi, maintenant ? »

Il rit de mon hébétude. 

Emmitouflés dans nos blousons et bonnets, nous traversâmes la ville. Les petites loupiotes jaunes à chaque porte formaient, avec les enseignes de fer forgé, des couples d'ombres ravissants et inquiétants sur les murs rouges.

« Faut que tu saches... C'est à peine un toit. C'est vieux et un peu délabré, mais personne ne nous y embêtera...

- Tu n'inspires pas confiance. »

Il rit. Attends de voir, attends. 

Andreas me guida dans les méandres des rues mal éclairées. Le vent transportait des odeurs de foyers, de soupes tièdes, des éclats de voix ténus, sourds, derrière des portes de bois dur. Les ruelles étaient vraiment minuscules, on rasait presque les murs, serrés l'un contre l'autre entre les murailles. Je ne me souvenais pas qu'elle ressemblait tant à un labyrinthe, tout était différent du jour.

« Tu ... comment dire, viens d'ici ? Le jour où tu es passé sous ma fenêtre... »

« Lillie m'avait dit où tu serais... J'avais une copine, dans le coin, vite fait... (un prétexte pour te chercher)... et ensuite, j'ai fait venir mes affaires.

- J'aurais pu t'héberger tu sais » osai-je, ému par la simplicité de sa confidence.

Andreas ne s'embarrassait de rien. Il sourit mais je le distinguai à peine. Nous avions passé les murs de la ville. La lande invisible s'étendait devant nous, sans point de repère, sans façade, sans étoile ni lune. La tête me tourna et je me raccrochai à son bras.

« Oh, ça va ? »

Je marmonnai que oui, en le lâchant, honteux. J'aimais la nuit mais je crois que, sans l'avouer car c'est quelque chose que l'on avoue difficilement à mon âge, j'avais peur du noir. J'aimais la nuit des concerts, la nuit des greniers, la nuit des fenêtres ouvertes aux inconnus qui chantent ; mais le noir, la nuit noire c'était ce qui m'avait volé Nora, une suie qui me collait à la peau, la vérité trop crue, l'horizon sans fin que j'avais voulu incendier. Le chemin jusqu'à chez lui me semblait interminable, et j'avançais lentement, pétrifié, suffoqué par la peur. 

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