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Je ne saurais dire à quel moment exactement se produisit la rupture. A quel moment sommes-nous passés de la fougue créatrice à une manie furieuse et insensée ? Je me souviens seulement m'être un jour réveillé tous les fils déliés entre les mains.

Nous avions commencé avec un enthousiasme dévorant, il pressait nos âmes excitées les unes contre les autres. Guillaume, curieux, apprit rapidement à maîtriser les machines. Après avoir tout enregistré au studio et trouvé les sonorités bien plates, nous avions joué dans la vieille usine pour apprécier ses échos humides, même en plein été, et les sons métalliques de ses rambardes secouées par un souffle. Andreas nous conduisit sur le toit et moi dans le creux d'un escalier aux réverbérations parfaites, me semblait-il. Nous tentâmes ensuite de jouer tous en même temps et de capter notre énergie multiple. Mike nous filma. On y voit Guillaume serrer les mâchoires. À quoi bon parcourir les lieux, je voulais saisir la parfaite intention ! Un peu comme en concert, où nos émotions étaient écorchées, un peu comme lorsqu'une fusée d'inspiration tourbillonnait de ma nuque à mes doigts, je voulais cette foi impérieuse et indestructible, au moins une fois, au moins cela ! C'est la seule chose que je peux transmettre !

Je ne sais plus à quel moment je commençai à effacer systématiquement ce que nous enregistrions. Le guitariste hurlait à chaque fois que je supprimais un dossier. « Tu es MALADE ! Andreas, bordel, mais retiens-le ! » Ces pistes étaient parfaites, toutes, je le savais, mais aucune n'était idéale. C'était si petit, si réduit, figé, mort. Lillie sauva quelques pistes parmi celles qui ressemblaient à quelque chose, et il mixa, seul dans la nuit,

Aveugle, aveugles

Où s'arrêterait-il dans la profusion d'arrangements, même minimes ? A quel moment le peintre décide-t-il que sa toile est achevée ? Comment savoir quelle nuance allait nous faire chavirer dans l'œuvre d'art ? Guillaume, laisse-moi entrer, décider avec toi, ne m'arrêtez pas, je meurs de faim ! Je meurs de peur ! Il me faut la vitesse du train, le long et sinueux gémissement des rambardes de Lech lorsqu'il les façonne, il me faut l'épuisement épique des géants de Ludz, géants de poussière morte ! Comment mettre de cette poussière dans la musique ? Son odeur ! L'éblouissement blanc !

« PUTAIN DE MERDE ! jurait Guillaume. Tu l'as encore plus déglingué, Andreas !! Encore plus démesuré. J'pensais pas ça possible. Merde ! »


Voilà. C'était là, la rupture.


Andreas galopait droit devant l'éternel mais je ne parvenais pas à me confronter au Mouvement 2. J'avais la sensation d'être allé dans le sens inverse, depuis le début, avec lui : les légendes apocalyptiques de Carlieux avaient précédé les histoires d'enfants perdus de Ludz, qui, elles, avaient été racontées avant la cosmogonie qui se faisait et se défaisait dans les Mouvements 1 et 2... Les fresques inachevées d'Iwan perdues dans le noir me revinrent en mémoire et je frissonnai. Andreas saisit mes épaules, les doigts enfoncés dans mon cou et murmura si près à mon oreille que sa respiration plus que sa voix me souffla ces idées :

« J'ai renoncé aux danses anciennes que mes parents m'ont laissées en héritage, je n'en connais plus les pas. Leurs fêtes infiniment répétées sont comme des villes fantômes. Il n'y a ici rien pour nous, rien que toi, le chevalier du chaos, l'artiste d'un monde informe et puissant où tout est à construire.»

Son regard fauve me fit frémir.

« Mais pour ça, il te faut remonter à l'origine. Va, va, va ! »

Je fermai les yeux.


Half underwater

ScènesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant