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« Démesure » avait dit un jour Guillaume, parole d'or ! C'est ça, je suis démesuré : mes frontières ont fondu. Lillie ne trouvait plus dans mon regard la mince ligne entre génie et absurde. Joris était largué, il avait rejoint les parents d'Andreas, Nora, et Michelle qui, je le comprenais enfin, avait été trop épuisée pour nous porter plus loin.

Essoufflés, desséchés.

Il nous restait quelques concerts à donner et le contrat avec Joris serait rempli. Nous n'avions plus vraiment de raison de demeurer à Gratz. Entre deux dates, nous rentrions à la maison. À la maison, vraiment ? Lillie passait probablement son temps à Ludz, sinon dans l'appartement avec Lech. Guillaume resta à Gratz. Il l'avait annoncé d'une voix hésitante, un soir après un concert : « Je me sens bien ici, parmi ces artistes qui m'aident à progresser, dans ces soirées. Je trouve cette vie passionnante et je sais que je réussirai à intégrer d'autres groupes dans lesquels je me sentirai davantage à ma place. Je vais jouer ces derniers concerts avec vous, cela va sans dire. Et puis... Joris me l'a assuré, il me produira. » Je souris. Un second choix pour Joris, qui découvrirait, je l'espérais, qu'il avait déniché son vrai roi parmi nous quatre. Andreas et moi retournâmes à notre studio et ne le quittâmes pas toute une semaine durant : nous y dormions dans la poussière, d'un sommeil extrêmement lourd comme des enfants. Il avait retrouvé ses instruments, et moi, de le savoir apaisé, je m'endormais pareillement. Nous ne jouions pas, pas encore. Lillie passa quelquefois pour nous houspiller. Nous écoutions de la musique parfois, miserere a cappella, aux longueurs, crescendos, polyphonies et chœurs envoûtants. Ce n'était pas pour leur tristesse mais pour leur beauté humaine et nue, qui s'accordait au mouvement des vagues. Nous apprivoisions notre solitude. Étrangement, elle nous comblait. Nous savions qu'un jour, nous en arriverions là. Cette tristesse avait la plénitude d'une révélation.

Doucement, sans éclat, les Lignes se défirent. Et il n'en resta plus qu'Andreas et moi, comme au commencement. Est-il possible d'avoir tout épuisé en une seule saison ?

« Ce n'est pas terminé, Vincent... Il te reste une chose. » 

Écoute la rumeur de la ville, qui crie et court après toi

Et toi, que poursuis-tu encore ?


Un matin, après un des ultimes concerts auxquels nous nous donnions désormais sans réserve, à en rester chancelant au bord de la scène où des bras se tendaient pour nous arracher je ne sais quelle substance, je m'assis au clavier et jouai la composition qu'Andreas et moi avions découverte chez Joris. 

« Je voudrais la jouer sur notre dernier concert, murmurai-je la gorge serrée comme si c'était la fin du monde.

- Je ne veux pas que le dernier de sa tournée soit notre dernier, clama Andreas, allongé par terre, les pieds sur le canapé. 

On jouera le dernier ici. Un grand concert gratuit. »

Nous recrutâmes des musiciens, diffusâmes des tracts, réinvestîmes les espaces désertés trop longtemps. Andreas et moi composions, étonnamment sereins dans l'urgence. Nos rhapsodies éparses trouvaient leur unisson dans les choeurs et la scansion. « Lillie, demanda Andreas. Écris-nous une dernière chanson. » Elle chanta sans paroles, pénétrée par les mélodies et le secret. « Ne t'en fais pas, elle sera prête demain, ta chanson. » La vie devait reprendre ses droits, Lillie aussi. Elle resterait à Ludz, avec Lech, deviendrait poétesse, vagabonde. 

 Nous trinquâmes à la mémoire de ce que nous avions été, même si cela ne fut que deux ans : nous étions allés plus loin que n'importe qui en deux ans. 

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