1.5

64 12 4
                                    

1.5


Young Fathers - Dip


Je ne me rappelle rien du retour. Je me souviens d'être resté alité longtemps. La tête me brûlait encore et je voulais que tout disparaisse. Je dormis un temps incommensurable, dérangé parfois par Andreas qui passait emprunter des disques, à n'importe quel moment du jour ou de la nuit et j'avais beau le vouloir de toutes mes forces, je n'arrivais pas encore à descendre chez lui. 

Un matin, il s'allongea contre moi et murmura :

« Je vais rentrer chez mes parents pour les fêtes »

C'est vrai, décembre était déjà bien avancé.

« Moi aussi », répondis-je, mais il était déjà parti.

Chez moi, il n'y eut pas de fête, ma réunion familiale se déroula autour de la table d'un tribunal, et en guise d'étrennes, je reçus une liasse de papiers à signer pour ma liberté.

La grisaille à la gare, griffa ma mélancolie. Dans les poches d'un manteau trop grand pour moi, mes mains serraient les formulaires inconsistants. Mon coeur enflait, cela ressemblait à de la joie mais je n'arrivais pas à en être certain. Dans ma tête, le boléro qui avait tonné pour me soutenir tout au long de cette pénible journée se taisait peu à peu, essoufflé. J'entendais les mouettes, le ressac, des pas sur le béton, qui montèrent avec moi dans le train.

« Toi, tu as envie d'en parler ? proposa Lillie tout bas.

- Non. »

Je saisis doucement une mèche de ses cheveux roux. Viens, cela semble si simple. Fuyons dans ma ville étrangère pour ne pas nous désagréger sur cette terre maudite. Souvent, adolescents, lorsque nous sortions ensemble, nous nous répétions comme un leitmotiv « laisse le temps au temps », entre deux « rien ne m'arrive jamais ». Nous n'arrivions pas à avoir de prise sur notre vie, sur ces filles que nous aimions sans retour, nous pleurions comme des imbéciles, nous écoutions du rock d'extra-terrestre, et je ne lui disais rien mais j'avais tellement envie de lui sauter au cou, elle était devenue si belle dans sa tristesse, elle était devenue belle aux côtés d'une fille qui ne la méritait pas, et sensuelle, et généreuse. A cette époque, je la trouvais lointaine et froide, furieusement romantique drapée de détresse. Mais en ce moment où elle était assise, emmitouflée dans ses vêtements sans forme, il n'y avait plus en elle que le dépit, ce dépit poisseux, noir, sans plus aucun crépitement, qui me terrifiait et me repoussait.

« J'ai rencontré quelqu'un.

- Oh.

- Enfin pas dans ce sens-là... Tu te souviens d'Andreas ?  »

Elle fit une petite moue, comme si c'était tabou, un rêve trop beau pour passer les lèvres.

« On l'a rencontré au festival, le jour de ma sortie.

- Je me souviens.

- C'est toi qui lui as dit où j'habitais ?

- Non, je ne lui ai pas parlé. Je n'aurais pas dit ça. 

- Il joue de la musique. »

Dans ma chambre, je préparai son thé préféré qu'elle but assise sur le lino décollé, le nez dans la fumée odorante. Je m'installai sur mon tabouret.

« Joue. Tu n'attends que ça... 

- Si tu restes ici assez longtemps, on pourra te faire écouter quelque chose qu'on a composé ensemble. »

ScènesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant