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Je tressais des rubans jusque dans dans le sommeil, tissais des mélodies en trois dimensions, aux couleurs et textures vibrantes, quand la porte claqua, propulsant dans ma chambre le guitariste qui titubait. Andreas cria, réveillé en sursaut. Un voisin frappa le sol.

« Est-ce qu'il faut que je te le dise gentiment ou est-ce que le bon sens me permettra de t'envoyer te faire foutre avec ton putain d'instrument ?! »

Saisi de stupeur, je dévisageai sa face difforme.

« Mais. Attends... J'ai un truc, là !

- Non j'attends pas, il est TROIS HEURES du matin !!!

- Hum. »

Andreas tourna la tête vers moi, appuyé sur les coudes, par terre. Il grimaçait, ébloui par le plafonnier. Je me frottai les cheveux et posai mon archet entre lui et moi.

« Bon, ben, j'arrête. 

- T'as qu'à aller au studio. »

Il jeta, avant de refermer la porte, un drôle de regard à Andreas qui haussa des sourcils malicieux. J'ouvris un cahier, sans trouver la foi d'écrire. Je voulais sentir.

« La fenêtre » dit Andreas.

Dans une longue éclaboussure de nuit urbaine, le train aérien éclaira le profil d'Andreas. « A moi aussi, les grands espaces me manquent... » gronda-t-il. Les lampadaires gémissaient doucement après son passage, étranglés par les fils électriques aux vrombissement régulier, qui nourrissaient la télévision du voisin en-dessous. Les rails grincèrent encore longtemps. Mes doigts battaient la mesure de ce concerto d'une ville fantôme. Sa saleté sonore me réconfortait. Le monde était vaste et bruyant de sons qui, peut-être, sauraient me révéler. Andreas posa une tête fatiguée sur mon épaule et nous survolâmes en pensée les toits pour dessiner le plan des villes à conquérir, celles où nous avions semé des maquettes et des dates, comme une constellation autour de Ludz, en attendant que le soleil se lève afin de retrouver Lillie et le guitariste qui achèverait bientôt ses examens. En attendant, simplement, qu'un autre jour moins déconcertant, plus enivrant, les tours de la vieille usine s'écroulent.

Nous semâmes tout l'hiver nos maquettes dans les clubs et bars de la région que le sourire d'Andreas fertilisait. Rien ne me plaisait davantage que d'errer la nuit dans des lieux étrangers, au bout de ruelles et de ports peuplées de visages aux ombres inconnues. Forcés d'attendre ensemble tous les quatre dans la voiture ou dans une file, nous plaisantions, discutions de musique, laissions échapper une confidence. Nos mains engourdies creusaient des poches qui ne les réchauffaient plus. Je pinçais les joues de Lillie, pressé contre des corps aux effluves écœurants. Andreas la prenait sur ses épaules parfois pour qu'elle chante au-dessus de la foule, et dans la voiture, au retour, glissait ses doigts sur mes genoux en secret. Les filles lui tournaient autour. Anka était son prétexte. Il était pour elle ce terrible et passionnel amour maudit qu'elle avait fantasmé. Chacun y trouvait son compte, et finalement pas vraiment. Même moi, malgré la joie que j'avais à travailler à nouveau, à écouter sans cesse des pépites, et malgré ce bonheur artificiel d'Andreas qui me ravissait et me dérangeait car je le savais éphémère, car je le savais factice, car je savais que c'était une mascarade qui ne trompait ni moi, ni lui, ni Anka, malgré, non, à cause tout cela, je me réveillai une nuit en hurlant plus que jamais de douleur.

« OÙ ES-TU ? »

Je ne m'entendais pas, saisi dans une insoutenable mollesse. Mes gestes étaient étouffés par une membrane chaude et moite où je me débattis avec l'énergie de la furie sans trouver d'issue. Je gonflai à nouveau mes poumons et m'efforçai de hurler : « EST-CE QUE TU M'ENTENDS ? TU ES OÙ ? »

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