« Regarde... »

Le puits que l'on avait accusé de tous les maux était condamné, recouvert d'un large bouclier de bois, écrasé de pierres.

« C'est bête, j'aurais voulu y goûter ! soupira-t-il avant de me lancer un clin d'œil

- Je te trouve assez illuminé comme ça.

- Pas au point de te faire danser encore... murmura-t-il à mon oreille en pressant une main sur ma taille.

- Arrête ! dis-je en empoignant son bras.

- Oh.

C'est quoi, là-bas ? »

Mon camarade répondit, mais nous n'écoutâmes pas, nous courions vers l'éclat coloré qui lui avait agrippé l'œil. C'était le vitrail intact d'une minuscule chapelle. Le soleil au zénith percutait le verre rouge et jaune. Cela ne devait survenir que quelques heures par jour, tant les murailles étaient hautes.

« Eh, Andreas... » appelai-je de l'autre côté du bâtiment.

Il me suivait, attiré dans la même direction que moi. Sa main sur le mur blanc dessinait un sillage invisible et je l'entendis hoqueter d'anticipation. Une petite place s'étendait en arc de cercle, devant les portes, entre deux auberges aux balcons aménagés.

« C'est là qu'on faisait du théâtre autrefois. »

Il hocha la tête en embrassant l'espace du regard. Sur ses dents que sa langue tapait à intervalles réguliers j'entendais les tambours. Une autre vision, toute nouvelle, déferla dans ses yeux si verts, presque transparents. Je m'approchai pour la saisir. « Ne me crois pas si présomptueux, murmura son sourire absent, prémonitoire, mais je crois qu'on pense à la même chose. »



« Aah j'étais sûr que tu étais un artiste, ça se voit tellement ! » 

Soit : il m'agaçait.

Je lançai une fléchette dans la cible avec tant de hargne qu'elle s'éclata par terre. Lillie, qui m'avait défié et ne se débrouillait pas mieux que moi, pouffa de rire. Andreas m'applaudit, attablé en face de l'autre. Je lui donnai une pichenette en retournant prendre une gorgée de chocolat chaud. « Viens, fit-il en retenant ma manche, venez, on va chez moi ! On va vous faire écouter ! »

Tous les quatre ? n'osai-je pas demander en quittant le bar.

Oui, tous les quatre et, je n'arrivai pas à y croire, en avançant sur le sentier des collines, le souffle arraché. 

Tu ne vas pas me faire ça, si ? Dévoiler les secrets de cet hiver, comme ça ?

On n'a même pas rejoué depuis Nora

Tu n'y penses pas !

J'ai peur et je ne veux pas, pas lui, pas comme ça, pas déjà !

Et jamais peut-être,

Et alors ?

C'est vrai, je lui avais promis, exalté dans la fougue de notre osmose, qu'il serait acclamé. Je les avais imaginés anonymes et lointains. Et muets. Il va poser des questions, ou essayer de dire quelque chose, ce ne sera même pas sa faute, moi non plus je ne sais jamais quoi dire, mais ça va me faire mal, je le sais, je n'aime pas en parler, je déteste ça. Je ne veux pas me confronter

au regard

à l'étrangeté,

moi, l'étranger

Je ne veux pas regretter, et souhaiter n'avoir jamais rien composé

Je passai la porte avec appréhension et je détestai cela. Disparu, le portail qui me baignait de joie quand je retrouvais l'odeur des peaux de ses instruments. Andreas ouvrait déjà des cahiers, ordonnait ses percussions, je regardais ses ombres pour ne penser à rien d'autre. Il remit un cahier à Lillie, ouvert sur une page barbouillée. Il explorait les pistes du clavier, il faisait l'imbécile, exprès je crois : sa façon de chercher ceux qu'il voulait. Il me l'avait fait. Le gars hochait la tête en cadence, ils se souriaient de toutes leurs dents en chantant un yaourt épouvantable. D'un bond qui fit sursauter l'autre, il se jeta à sa batterie. Dans la cadence fraîche de sa compo, il cingla avec une précision sèche et glaçante ; un mur de verre. Je ne pus retenir un frémissement d'anticipation. Foutu toi, foutu lui. C'est un piège.

Une fêlure et la cadence s'éparpille, kaléidoscope symétrique, crescendo éclaté

bouleversé, saccadé, erratique,

chaotique

et toujours hypnotique

Je reconnus les déclinaisons dans lesquelles il s'engageait : c'était un de nos thèmes préférés, un canevas sur lequel nous brodions à chaque fois, vous voyez ? un truc qui te plaît, qui te fascine et t'inspire à chaque fois, un décor vers lequel tu reviens te planter, état d'âme, les couleurs de ta vérité

Qui réveille dans ton âme, à chaque fois, irrépressible

Cette force, cette justesse que tu ne saisis pas encore mais tu tailles jusqu'à y arriver

cette ligne

Et parfois, tant pis pour le reste, tant pis pour les autres, car au moment de jouer, tu es seul avec elle, celle que tu portes à chaque instant dans tes veines

Afin que même quand tu ne joues pas, tu sois déjà en train de jouer,

Une impro, Andreas ? tu me terrasses

et me terrifies

et moi, moi, imbécile, je te suis

Il croisa les baguettes au-dessus de sa tête et tira la langue.

« Lillie, tu vas lire la page que je t'ai donnée. Si tu vois qu'il y a trop de syllabes ou pas assez, tu fais à ton rythme. »

Impérieux

Lillie avait les mains tremblantes. Ses yeux parcouraient la page, sans s'arrêter, sans se décider. Je donnai deux petits coups d'archet. Elle bredouilla, je continuais de lui donner une cadence, de plus en plus fort, pour que sa voix se dénoue, ose et retentisse, des choeurs de mendiants, des danseurs errants

Ces âmes maudites que nous sommes devenues

Je me souviens, et depuis bien longtemps


Sa voix au timbre incroyable : lourd, épicé, comme un ronronnement de tigre

Un accord d'abord, un seul, presque inaudible tant il était bas et saturé. Pourtant il sonne, pour la soutenir, cette voix dont les vibrations déforment l'air et débutent le temps



« C'est juste mais... trop dingue ce que vous avez réalisé, et tout ça en une saison... » 

Je ne m'étais pas rendu compte. Je m'étais seulement abreuvé, comme un enfant malade, tout l'hiver, de musique, d'une histoire. Nos compositions s'étaient cristallisées autour de la légende et peu à peu nous nous étions éloignés de cette image précise. Elle s'était offerte comme un symbole pour permettre à d'autres chants de res·surgir. 

Je raccompagnai Lillie sous la neige grise. J'avais encore envie d'être seul et je sentais le vent tourner. J'avais envie d'être avec Andreas, pourtant, la langue ensanglantée, c'est moi qui déclarai : 

« Je vais avoir besoin de toi... De ta voix et... de toi. Quand tu veux, on pourra faire cette chanson tous les trois.

- Ne m'oublie pas Vincent. D'ailleurs... Ne m'oublie jamais. »

J'essaierais, sincèrement.

La musique prenait toute la place. Ou peut-être était-ce Andreas. Je n'arrivais plus à dissocier les deux et, absorbé par le foisonnement qu'ils avaient fait de ma vie, je n'en avais pas la moindre envie.

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