Tout en jouant, je songeais à ce qu'eût ajouté Andreas. Je le connaissais bien maintenant, comme s'il était entré dans ma tête ; j'entendais sa batterie ou son piano qui d'une note de plus ajoutaient tant de dimensions à ma mélodie. Des infinités s'ouvraient, désespérantes, il fallait jouer, tout le temps, sinon, nous passions à chaque instant à côté de quelque chose d'essentiel. Et moi, je rêvais parfois d'être ce son, même si cela voulait dire ne vivre qu'un instant. N'être qu'une vibration, un fragment d'une puissance bien plus grande que la mienne. Faire palpiter un coeur, enivrer et - habiter. Exister. 

Je tremblais en reposant mon instrument. Mon sourire fuyait. Lillie tendit sa jambe pour tapoter mon pied avec le sien sans me regarder.

« T'es sûr de ce que tu fais, Vincent ? Reprendre la musique ? Impliquer... d'autres ?

- Je n'ai jamais arrêté la musique... »

Elle ne répliqua rien.

« Lillie, avec Andreas... L'autre jour... »

Je me tordais les mains.

« Lillie

Peut être... qu'un jour je saurai tout te dire. »

Et j'ajoutai très bas « à nouveau ».

Je n'arrivais pas à la regarder dans les yeux. Sa taciturnité, son glacis de solitude et le zodiaque qui ombrait sa peau blanche, son assemblage de paradoxes personnels, c'était tout un poème. Ma cousine, ma défaite, pas parce qu'elle m'avait soutenu à ma sortie mais parce qu'avant déjà, depuis le début, sa main était au-dessus de moi.



Le seigle brûlé crissait sous nos semelles, dans l'ombre dévorante de la muraille. Mon cœur se serra à la pensée des hommes qui l'avaient érigée, emmurant leur ville, leur famille pour certains. Ces hantises d'un autre temps pouvaient bien paraître risibles aujourd'hui, ils y avaient cru, à cette défense fragile. Ce haut mur incarnait toutes les peurs enfantines.

Mais peut-être pas. Peut-être qu'ils n'avaient plus que cela, et même plus la foi.

« Tiens, salut Andreas ! »

Je grinçai des dents. C'était un de mes camarades de classe, le seul à habiter le même village paumé que moi. Il me parlait parfois dans le car, le matin et le soir. Andreas le salua avec son aisance outrageuse.

« Ça fait longtemps qu'on t'a pas vu en classe, toi.

- C'est pas les vacances, encore ? marmonnai-je en me dérobant de mon mieux au regard accusateur de ma cousine.

- Si, mais même, avant. J'avais proposé aux gars de venir explorer la ville condamnée mais ils ont manqué le car. Ou ne l'ont pas pris. Vous voulez qu'on le fasse ensemble ? Vous l'avez déjà fait ? Comment ça, c'est le seul truc un peu intéressant ici, comment avez-vous pu passer à côté depuis trois mois ? 

- Tu m'as parlé toute la nuit de cette légende, comme si tu l'avais vécue, s'étonna Lillie, et tu n'étais même pas venu ? »

Je haussai les épaules et partis devant.

« EH, JE PLAISANT... Il n'est pas drôle, ton ami ! l'entendis-je remarquer à Andreas.

- C'est pas mon ami ! répliqua-t-il en riant.

- Ah ? Alors...

- C'est mon frère ! »

Et il se précipita sur mes talons ailés.

Une route étroite pavée de pierres ocre recouvertes de mousse s'ouvrait, cernée par des maisons éventrées, aux entrailles de lierre. L'air avait un parfum de renfermé, d'humidité et... oui, d'océan. Le silence était si profond que je n'entendais que le souffle ma cousine. Nous progressâmes lentement autour des ruines, effleurant certaines pierres, lorgnant à travers des fenêtres. Andreas tira doucement mon bras.

ScènesWhere stories live. Discover now