Il frappa sur ses toms, avec une violence telle que sa force me bouscula, sèche et glacée. Quelque chose céda enfin en moi. Pas les tympans, ni mes os qui vibraient, ni mes poumons oppressés ; je le crus, avant de comprendre. Cette pression douloureuse, c'était celle de sa musique : des projections brutes et crues où je précipitais mes contrastes à coups d'archet effrénés, pour le révéler, lui. Il venait de me jeter dans sa course exigeante, et si je ne le rattrapais pas, il resterait pour toujours seul et incompris ; et je craignais de trébucher avant la fin, avant d'être allé au bout de ces visions, avant d'avoir vu -

« Vincent ? »

C'était terminé. Salaud, je tremblais encore. Ma voix ne voulut pas se faire entendre alors que je tentais de répondre. Très bien : cela ne signifiait-il pas qu'il n'y avait rien à dire ? « Vincent ? » répéta-t-il pourtant et je pouffai de rire pour chasser le ridicule. Rassuré à demi, sans doute vexé pour l'autre moitié, il sourit avec moi.

« Oh, excuse-moi, Andreas, ce n'est pas drôle, c'est... »

Je me frottai les cheveux, la bouche pâteuse, las.

« C'est rien... dit-il en se laissant tomber assis à mes côtés.

- Non, rectifiai-je, non, ce n'est pas rien. C'est dingue, c'est violent, c'est dément, ce que tu joues, balbutiai-je sans m'entendre, ivre, ce n'est pas rien. C'est juste dur à encaisser. »

J'adore ça.

Je plongeai mon regard dans le sien, vert délavé, émeraudes plus précieuses qu'un trésor d'alchimiste. Le temps et la distance avaient perdu toute pression désormais, et nous étions lancés sans retour.

« Il y a quelque chose. »

Lequel de nous deux avait murmuré cela ?

Il ajouta :

« Restons-en là pour aujourd'hui, il est tard. »



Un violent mal de tête m'arracha du profond sommeil dans lequel j'avais sombré. Je grondai, aveuglé, et retins mon souffle le temps de rassembler mes idées. Je ne connaissais pas l'endroit où je me trouvais. Des impressions diffuses comme des rêves évaporés au réveil se répandaient en moi. Quelques images éparses, le genre d'émotion qui empoigne tu ne sais où et un appel, un rappel lancinant que je ne parvenais pas à me remémorer. Je gémis à nouveau, en me dressant à genoux lorsque je heurtai par mégarde un corps étendu à côté de moi. Mon cœur s'emballa, je poussai une exclamation grotesque qui le réveilla.

« Vincent ? »

Incapable de faire un mouvement de plus, je me laissai tomber, le crâne contre le sol froid, les mains pressées sur mes yeux. Il étouffa un hoquet.

« Mon manteau... balbutiai-je. Dans la poche. »

Il y trouva une pilule amère, qui glissa dans ma gorge. Je le sentis à peine glisser son épaule sous mon bras pour m'aider à me recoucher, avant de sombrer dans une sourde torpeur, traversée de moments de faible conscience étouffée dans les volutes de l'analgésique. Je ne réalisai que ma main tâtonnait à la recherche de quelque chose que lorsqu'elle se joignit à la sienne.

Peu à peu, les affiches du mur incliné reprirent leur forme habituelle, la lumière cessa de lacérer mes yeux. Je me rendis compte que j'allais mieux. Andreas s'était assoupi au pied du futon, un éclat de soleil d'hiver fiché dans une fossette et tous les autres dans sa chevelure. Attendri, les yeux embués par la félicité, je contemplai longuement sa silhouette endormie. Ses paupières fines comme des fleurs d'hiver tremblaient. Elles masquaient à peine le feu de ses yeux, ce démon rugissant à l'intérieur de lui-même qu'il s'efforçait de dompter et qui me donnait l'impression qu'Andreas m'oublierait sitôt qu'il aurait détourné les yeux de moi.

Un petit sourire frémit sur ses lèvres et en se tournant, il pressa naturellement mon épaule par-dessus la couverture.

« Arrête de penser. Tu vas refaire une crise.

- Excuse-moi, j'aurais préféré t'épargner ça.

- Pas grave, tu as vu, je me suis rendormi... Mais tu m'as fait peur. Ça t'arrive souvent ?

- Parfois... Désolé que t'aies vu ça. »

Je me levai pour échapper à son étreinte.

« C'est pas grave que ça arrive devant moi. Tu peux les soigner ? C'était quoi ces médicaments ? »

Je me renfrognai. Il affichait un sourire mi-contrit mi-inquisiteur, le sourcil levé. C'était la première fois qu'il me posait de vraies questions.

« C'est gênant. J'ai des migraines depuis que je suis tout petit. C'est rarement aussi violent, mais... C'est sans doute lié à la tension. Voilà. »

Il hocha la tête et bondit du lit, ôta le pull dans lequel il s'était endormi et s'étira, les bras en croix face à la fenêtre. Mon regard longea la ligne de sa colonne vertébrale, sans vraiment y songer, songer qu'il était resté torse nu peut-être pour que je le regarde. Je fermai les yeux. Tension. Émotions, voilà.

Sa silhouette dansait encore sur mes pupilles.

« Si ma mère était là, déclara-t-il, elle dirait que ces migraines signifient quelque chose. »

Je tirai la langue à son dos tourné.

« Que tu as perdu quelque chose, peut-être. »

Il haussa les épaules et se tourna, à contre-jour, la tête basse.

« Mais bon. Elle n'est pas là. Et tant mieux. »

Je pouffai :

« Pourquoi tu dis ça, alors ?

- Je ne sais pas. Parce que tu as dit "il y a quelque chose", hier... »

Il battit l'air de la main, aussi réservé que moi à cet instant. Il grimaçait, incapable de parler davantage.

« T'as pas cours aujourd'hui ?

- Si, pas toi ?

- Non. Ça fait longtemps que je prends des cours par correspondance. »

J'en doutais : il n'y avait pas un seul livre chez lui.

« Je suis en retard.

- Hum.

- Je ne sais pas si j'ai un car à cette heure-ci.

- Hum.

- Je peux prendre une douche ?

- Je n'ai que de l'eau froide.

- Ça me fera du bien. »

Quand je revins, frigorifié, il avait posé par terre deux verres de jus d'orange et des crêpes sous plastique.

« Tu sais, tu peux venir chez moi, si tu veux de l'eau chaude.

- L'argent n'est pas un problème, répondit-il sèchement.

- D'accord, d'accord... »

Je mordis dans mon petit déjeuner et répétai :

« Tu viens quand tu veux. »

Des fossettes triomphales réapparurent sous ses mèches blondes.

« Je crois qu'on va passer du temps ensemble » gronda-t-il.

En bas des collines, dans la cour de récréation, la solitude m'accompagnait. Je lui adressai une moue de mépris. Je la trouvais belle sous ce zénith glacé, elle murmurait « il te manque » et c'était merveilleux.

ScènesWhere stories live. Discover now