— Jeune Maître, vous revoilà enfin ! J'ai présagé que vous ne localisiez pas le démon ou que vous étiez perdus, ou pire...

À cette voix rassurante et aux hennissements des chevaux, Xian poussa un soupir de soulagement. Petit Sage patientait, gardant les montures, assis sur une racine. Quand il remarqua son Jeune Maître portant le Seigneur de Hù lǐ, il blêmit. Sans hésiter, Xian hissa le blessé sur la selle aux armoiries de sa Secte et y grimpa aussi. Jiali s'évertua à expliquer la situation au conseiller : leur victoire écrasante sur le Bashe et son cadavre gisant quelque part sur la Crête, ainsi que leur récente attaque par les Asuras. Le souffle court, l'héritier intervient après la bâtarde pour prévenir :

— Je le ramène à Hù lǐ sans tarder. Purifiez les Colères Démesurées des dépouilles et rentrez à Zhī dào, commanda-t-il à Petit Sage qui acquiesça lentement. Princesse de Mó fǎ, guerrier de Jiǎo huá, ce fut un plaisir et un honneur de combattre à vos côtés.

Il n'y croyait pas, mais faisait preuve de courtoisie. Yichen hocha de la tête avec un sourire en coin. Jiali s'inclina, et Xian ordonna à sa monture de filer. Il tâchait de ne pas trop se pencher sur le Seigneur, dont la tête ricochait contre son torse. Le poison l'infectait déjà, et cela le perturberait que cet homme meurt dans ses bras. Au fond de son être, même s'il ne l'appréciait pas, il refusait de le perdre sans avoir employé tous les moyens à sa disposition pour le sauver. Il n'envisageait qu'une seule solution : chevaucher continuellement et atteindre Hù lǐ avant que le saignement reprenne ou que la plaie se noircisse. 

Le trajet s'éternisa sur trois jours durant lesquels l'essence de Hiwang préserva sa jambe de l'infection, et le Jeune Maître le présuma mort une bonne dizaine de fois. L'hémorragie s'était calmée, mais la poussière se déposait cruellement sur la blessure et formait des croûtes répugnantes. Il s'arrêtait régulièrement pour se désaltérer et verser des eaux pures sur son mollet.

Durant ces trois jours, il fit halte à la frontière entre les Fureurs Fallacieuses et les Songes Téméraires pour quémander des bandages propres à un médecin. Il grignota des mets peu succulents, habitué à la gastronomie prestigieuse de la Sagesse Altruiste. Puis, il repartit sur-le-champ. Hiwang ne put se nourrir, affaibli et somnolant.

À son étonnement et pour sa paix intérieure, le corps de Hiwang s'accrochait désespérément à son existence. Autrement, il aurait déjà trépassé. Il haletait beaucoup et gémissait ; il bougeait et déséquilibrait Xian sur son cheval au galop, mais les deux tenaient bon. L'aîné lui administrait de la force grâce à des breuvages aux plantes bienfaitrices qu'il cueillait au passage pour essayer de le stabiliser. Il lui conférait un brin de sa propre essence. Lorsqu'ils déboulèrent avec fracas dans la Cité des Rêveurs, tous les visages se tournèrent sur eux ; des gardes essayèrent de freiner l'érudit de Zhī dào, sûrement parce que personne n'avait pu l'identifier. Son cheval, n'obéissant qu'à lui, finit sa course sur les marches menant au temple.

— Ne mourrez pas, maintenant ! protesta le plus âgé.

La tête du Seigneur bougeait frénétiquement, il bataillait pour sa vie et convulsait, il ne rivalisait plus contre la souffrance qui parcourait son corps. Il avait terriblement soif et faim, et la douleur dans sa jambe le rongeait. Alors que les gardes encerclaient le Jeune Maître, puis le reconnaissaient et poussaient des exclamations béates, Xian les maudit de ne pas réagir et fit glisser Hiwang délicatement au sol. Le déposant sur la pierre glaciale, il braqua son regard colérique sur un homme, saisit son vêtement avec une brutalité qui lui ressemblait bien et aboya des ordres qui vibrèrent dans la cour du temple.

— Bande d'incapables ! Pourquoi me fixez-vous ?! Ne voyez-vous pas que votre Seigneur est sur le point de trépasser ? Dépêchez-vous de mander vos meilleurs alchimistes, imbéciles !

Les gardes le surveillèrent un instant de plus, incrédules, avant d'exécuter sa requête. Les serviteurs présents se rendirent dans le Palais intérieur et informèrent le Patriarche de cette arrivée tapageuse. Xian marchaient en cercle autour du corps meurtri du Seigneur, injuriant ce peuple feignant et lent. Il ne voyait aucun guérisseur à l'horizon et sa patience s'amenuisait. Les médecins manquaient-ils à Hù lǐ ? Pourquoi ne revenaient-ils pas ? Il se questionnait ardemment à ce sujet et mesurait le pouls du mourant toutes les minutes comme pour se réconforter. Quand enfin une servante lui proposa de porter Hiwang à son pavillon personnel pour l'allonger. Guidé par cette femme, il coucha doucement le Seigneur dans ses draps qui se teintèrent de rouge vif.

Tout à coup, la pièce se remplit de plusieurs alchimistes qui s'activèrent à soigner Hiwang, usant d'élixirs et d'incantations en tout genre. Il geignait de plus en plus ; après avoir été brûlé par un liquide désinfectant, torturé par des tissus qui étaient censés laver ses chairs sales, recousu grossièrement par des aiguilles cuisantes, et rincé à nouveau à l'alcool, il reprit quelques couleurs. Quelques talismans dans sa chambre et des sorts pour enlever momentanément sa douleur afin qu'il bénéficie d'une nuit calme, et ils assurèrent à Xian que le Seigneur se porterait bien.

Cela demanda des heures aux alchimistes, ils veillèrent sur lui, puisqu'il avait perdu beaucoup de sang et il en avait craché aussi. Ils vérifièrent régulièrement que son rythme cardiaque restait le même. Ils lui firent avaler un remède très efficace qui déclencha l'Impureté. Un processus qui apparaissait durant la cultivation, ou à la prise d'un médicament. Le Seigneur se mit à transpirer une substance noire et dégoûtante que les hommes s'empressèrent d'essuyer. Son corps éliminait ainsi tous les éléments toxiques.

Le pavillon se déchargea peu à peu de sa foule, pour retomber dans le silence. L'aîné patientait. Il ne partirait pas tant qu'il n'aurait pas la confirmation de sa survie.

Deux autres jours s'écoulèrent et brusquement, sortant le Jeune Maître de son trouble, un soufflement amusé s'éleva dans les airs. Un son frêle qui provenait d'entre les lèvres sanguinolentes du Seigneur. Xian le découvrit muni d'un vulnérable sourire aux lèvres. À peine se réveillait-il qu'une espièglerie se dessinait sur son visage exténué ! Cela réjouit considérablement le Jeune Maître. Il se redressa, auparavant adossé à un mur, par terre, et se posta à ses côtés. Il semblait si chétif, prêt à se briser ; Hiwang convoquait toute son énergie pour lui sourire. D'une voix cassée, rauque, et sur un ton qu'il ne maîtrisait plus, il s'exprima, fébrile mais bien vivant.

— Qu-Qui aurait cru que...vous me défendriez ? J'aurais parié que vous me laisseriez...agonisant là-bas.

— Taisez-vous ! claqua Xian, bien qu'apaisé par cette tentative de plaisanterie. Puisque vous semblez en forme, je pars. Ne rêvez pas trop de votre sauveur, je ne vous le permets pas !

— N'ayez crainte, susurra Hiwang, résistant contre le sommeil qui l'engloutissait. Jamais je ne songerai à un être aussi repoussant et désagréable que vous.

Le Jeune Maître pouffa, se désespérant de leur bêtise. Bien sûr, un homme tel que ce Seigneur ne cesserait de le surprendre. Opinant machinalement du chef, Xian se prépara à regagner à Zhī dào, rassuré de son état. Il allait quitter la pièce et le pavillon, mais se stoppa près de la porte et pivota légèrement vers Hiwang qui le regardait, à moitié dans les vapes.

— Bien sûr que je vous sauverai quoi qu'il advienne entre nous, et peu importe combien vous êtes un idiot. Je ne suis pas un monstre.

Une fois de plus, ils se séparèrent, n'imaginant pas leur retrouvaille. Au commencement de cette relation, les deux avaient tendance à s'oublier, à ne plus souhaiter se revoir, mais une attraction divine les rapprochait et faisait s'entrecroiser leur chemin. Ils se retrouvaient toujours. L'ère du chaos les guettait et ils ne s'en doutaient pas une seconde. 

La fosse des LamentationsWhere stories live. Discover now