Chapitre 39

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Dans une heure, ce sera l'aube. Je m'élance à vélo sur la route asphaltée. Je vole retrouver la personne qui m'est la plus précieuse au monde. Je viens dérober le monde à ceux qui se lèveront trop tard. Je cours enlever Apolline à ceux qui pensent qu'elle devrait rester au manoir. Les oiseaux bruissent autour de moi comme s'ils m'accompagnaient, des froissements d'ailes m'auréolent. Tous les arbres me chuchotent d'aller la retrouver et la Loire, invisible mais toute proche, le susurre. Je sais que son père a probablement raison de la punir cette fois, qu'il aurait vraiment pu lui arriver quelque chose, mais nous sommes adolescentes. Aujourd'hui nous avons le droit d'avoir totalement tort et de prétendre avoir raison. J'accélère.

C'est seulement tout près du portail que je descends de vélo, pour ne pas perdre une seule seconde. Je le cache dans les hautes herbes et reste un instant debout devant la grille, la tête levée, le cœur battant. Je n'ai pas le temps d'hésiter. Apolline a besoin de moi. Je me demanderai plus tard si c'est bien ou mal. J'escalade avec quelques difficultés le portail, réussis à tomber de l'autre côté. Apolline a bien laissé son vélo, que j'enfourche aussitôt. Je pédale à toute vitesse à travers le jardin enveloppé de rosée. Une brise fraîche et humide agite chaque feuille et chaque pétale. Le ciel est d'un bleu maritime – y paissent vaguement quelques astres. Tout est sombre mais tout s'éclaircit.

Apolline m'attend sous son balcon, je la distingue à peine. Elle court vers moi et je freine trop fort, au risque de tomber de mon vélo, pour qu'elle s'installe sur le porte-bagages. Elle noue ses bras autour de moi et chuchote à demi :

– Tu peux y aller !

Je donne un coup de pédale brutal et nous repartons. Le vent nous empêche de parler, nous filons à travers le jardin en silence. J'ai peur que Pierre nous voie, qu'au dernier moment le père d'Apolline nous rattrape, alors je vais le plus vite possible. Au portail, je laisse à Apolline son vélo tandis qu'elle déverrouille les grilles. Nous les refermons derrière nous et repartons aussitôt. Nous échangeons un regard rieur dans la pénombre, mais n'osons pas encore éclater de joie. Nous nous contentons de dévaler les collines l'une derrière l'autre, jusqu'au bord de la Loire. Dans la pénombre bleue, je distingue à peine Apolline, seulement sa chevelure qui se répand derrière elle comme la queue d'une comète. Je la sens profondément heureuse et je n'ai pas besoin qu'elle se retourne pour savoir qu'elle sourit à en perdre haleine.


Nous descendons les marches de bois qui mènent à la digue. Leur inégalité ne me fait plus trébucher, je suis habituée maintenant, je pourrais les descendre dans le noir le plus total. J'avance de pierre en pierre, en suivant Apolline toujours, et en silence toujours. La nature qui s'éveille parle pour nous. Ce n'est pas tant le chant des oiseaux ou la rumeur de la Loire, c'est une immense inspiration que prend le monde. J'en retiens mon souffle. Apolline se tourne vers moi en arrivant au bout de la digue. Alors, enfin, quand nos regards se croisent tout à fait dans l'aube, quand nous nous rencontrons comme nous nous sommes toujours rencontrées, d'un coup d'œil, je m'élance dans ses bras. Je l'étreins en riant et elle rit avec moi.

– On a réussi ! s'exclame-t-elle.

Elle me serre contre elle avec force.

– Tu es dehors ! m'émerveillé-je à mon tour.

Elle penche la tête en arrière en riant, les mains encore posées dans mon dos.

– Je suis dehors ! crie-t-elle à l'aurore qui s'annonce.

Nous ne parvenons pas à y croire. Ça paraît irréel mais tout autour de moi, Apolline, et la dureté de la pierre sous mes semelles, et la fraîcheur de la brise, et les plantes qui effleurent mes jambes nues, me raccrochent puissamment au monde. Alors que l'horizon s'éclaircit et que la nuit s'estompe, je remarque enfin qu'Apolline porte un costume. Dans cette tenue elle me fait penser à une actrice célèbre dont j'ai oublié le nom. C'est la première fois que je la vois en pantalon. Elle suit mon regard et en tirant sur la veste, me lance un coup d'œil radieux.

Fleuve roseWhere stories live. Discover now