Chapitre 25

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Le lendemain je me réveille alors que le jour n'est pas encore levé. En me préparant, des bribes de la soirée me reviennent et je sursaute, quelques fois je me déteste pour avoir fait une crise, ou pour avoir si peu parlé, pour avoir été si dérangeante. J'ai besoin d'admirer l'aube pour effacer toutes ces pensées. Je suis prête juste à l'heure. Je pars aussitôt. Je n'emporte rien d'autre que mon foulard, que je noue à la va-vite en sortant de la maison. Personne n'est réveillé ni chez moi ni dehors. Je vérifie si Apolline n'a pas déposé du courrier, mais la boîte aux lettres est vide. Je m'élance alors sur la route terreuse. Autour de moi, la fraîche pénombre bruisse d'une multitude de sons. Quelque chose de mystique en émane, de puissamment naturel. Tout s'éveille et s'endort à la fois. C'est une rencontre parfaite entre la nuit passée et l'aurore à venir.

Je descends sur le petit quai est aménagé en contrebas de la digue. Je m'assois tout au bord, là où le fleuve lèche les épais pavés. D'ici je pourrai admirer le lever du soleil dans toute sa splendeur. L'horizon s'éclaircit déjà, lentement. À chaque seconde, je suis subjuguée par les infimes variations de la lumière. Les arbres se découpent de plus en plus nettement sur le ciel, qui à l'Est jaunit. Le temps semble suspendu et pourtant le jour ne cesse de se lever. Les couleurs dérobées par la nuit reviennent, les fleurs éclatent dans les hautes herbes et les nuages rosissent peu à peu. C'est l'aube enfin.

J'aime croire que je suis la première à poser les yeux sur elle. Elle naît à l'horizon avec la grâce d'une ange ou d'une fleur au printemps. Elle sait à quel point je l'ai attendue. Des nuages la coiffent, capturant l'éclat du soleil, comme taillés dans du quartz. Mes yeux éclosent. J'abreuve mes pupilles de cette lumière rose. Elle tombe comme une pluie fine sur ma peau, sur les feuilles, sur le fleuve. L'aurore ne pourrait rêver plus beau miroir que la Loire. Elle s'y reflète à la perfection. Mon cœur bat fort à l'idée que je sois là, présente, assez vivante pour que l'aurore me touche. Plus le soleil se lève plus je peux jouer avec elle, je clos à moitié mes paupières pour qu'elle s'y morcelle. Le monde entier scintille, je scintille avec lui. Je ne suis pas terrée dans ma chambre, je ne suis pas éteinte : j'étincelle. Je pourrais en pleurer de joie. J'enroule mes bras autour de moi. Je m'étreins au soleil. Je m'aime un peu aux aurores.


Je ne rentre que quelques heures plus tard, pour faire durer le plus longtemps possible cette sensation incroyable. Je n'ai jamais été aussi sereine. En approchant du portail, je découvre une enveloppe à moitié glissée dans la boîte aux lettres. Surprise je la saisis. Elle est bien d'Apolline. Au dos, elle a dessiné quelques fleurs et ajouté :


« J'espère que c'était un joli lever de soleil ! »


Ça me fait sourire. J'ouvre délicatement l'enveloppe et commence à lire.


« Chère Thalie,

Je ne sais pas exactement quand nous nous reverrons, aussi je préfère t'écrire tout de suite. J'ai passé une très belle journée avec toi hier. Je commence à me faire à ce rythme presque régulier. Il y a tant d'endroits dans lesquels je voudrais aller ou retourner avec toi, tant d'endroits à travers lesquels je voudrais te suivre. J'aime bien l'idée d'aller à ton allure et là où tu le souhaites, j'ai l'impression de redécouvrir les bords de Loire. Me promener avec toi me les fait voir d'une nouvelle manière. J'attache de nouveaux souvenirs à ces lieux. Cela me fait du bien.

Je vais certainement rester à la maison aujourd'hui. Je ne voudrais pas créer plus de tensions que nécessaire avec mon père. J'ai déjà prévu d'aller au jardin, et j'ai un livre à lire : je ne m'ennuierai pas.

J'espère que tu te reposeras bien. Et que tu n'auras pas peur : tu as été fantastique hier, et avant-hier, et les jours d'avant. Tu n'as pas à t'en vouloir pour quoi que ce soit. J'ai très hâte de te revoir mais prends tout ton temps.

Ton amie, Apolline. »


Je serre la lettre contre mon cœur. Apolline me manque déjà.


À la fin de la journée, je suis un peu plus anxieuse. Les quelques jours qui se sont écoulés ont été très remplis et je n'ai plus l'habitude de seulement me lever à l'aube et de ne plus sortir. J'ai pourtant passé de bons moments avec mes parents et mes tantes, nous avons joué un peu, et cuisiné. Nous venons de terminer le dîner. Mon père et Imani font la vaisselle. Ma mère discute distraitement avec Hanna. La radio est allumée, je chantonne avec elle. Ça ne me distrait pas assez. Je ne devrais pas penser à la soirée. Je me sens coupable d'avoir fait une crise. Je me sens malhonnête, aussi. Ce n'était pas vraiment moi. Je n'ai même pas réussi à être la personne que je suis d'habitude. Tout ce que j'ai fait c'est me taire et angoisser. Je m'en veux. J'avais pu me débarrasser de ces pensées à l'aurore, mais maintenant, avec le crépuscule qui approche, je n'y arrive plus. J'ai l'impression que j'aurais pu faire plus de cette journée. J'aurais dû essayer de guérir. Je me suis contentée de choses habituelles et faciles. Je suis allée voir le lever du soleil quand j'aurais pu tenter de voir Apolline.

Une nouvelle chanson éclate soudain à la radio, plus récente et plus rythmée que la précédente. Elle pulse aussi vite que mon cœur anxieux. Je l'écoute plus attentivement. La voix acidulée du chanteur est soutenue par celle d'une femme, et leurs timbres se fondent l'un dans l'autre pour ne pas être supplantés par la mélodie rayonnante. Ma jambe qui tressautait, bat à présent la mesure. Je balance ma tête en souriant doucement. La chanson se termine peu à peu et quand toutes les voix se taisent, je me lève.

– Je vais au manoir, lancé-je à ma mère et ma tante. Je reviens dans une heure, ou deux !

Étonnées par cette décision soudaine – mais je le suis moi-même – elles me souhaitent une bonne promenade. Je quitte la maison d'un pas énergique, la tête haute, les yeux fixés à l'horizon. Le crépuscule approche. La chanson résonne encore dans ma poitrine. Je me mets à chanter parce que je suis toute seule.


J'arrive essoufflée au manoir. Je sonne aussitôt à l'interphone – il faut que j'évite de réfléchir pour ne pas avoir peur. C'est heureusement mon amie qui répond.

– Bonsoir ?

– Salut Apolline ! On peut aller voir le coucher du soleil ensemble ?

Elle pousse un cri de joie.

– Thalie ! Tu es sûre de toi ? Ça te fera du bien ?

– Oui !

– J'arrive ! Si mon père me laisse sortir.

– Je t'attends.

Quelques minutes plus tard (qui me paraissent des heures), Apolline apparaît au détour du chemin. Elle éclate de rire en me voyant derrière le portail, qu'elle se presse d'ouvrir. Elle se jette dans mes bras et je souris en la serrant contre moi. Elle me dévisage, à la fois incroyablement surprise et formidablement heureuse.

– Qu'est-ce qu'il s'est passé pour que tu puisses venir ? Pour que tu aies envie d'aller voir le coucher du soleil ?

– Il y a eu cette chanson à la radio qui m'a aidée à venir ici. Et puis je suis encore trop angoissée par la fête, et la journée allait se terminer, et j'avais l'impression de n'avoir rien fait. Si je réussis à vaincre cette peur cette journée aura été utile. Et te voir aussi, ça me fait toujours plaisir de te voir et j'avais envie de te voir et est-ce que ça te fait plaisir aussi ? Ça ne te dérange pas ?

Je suis soudain inquiète. Elle secoue la tête, levant les yeux au ciel.

– Ça me fait très plaisir. C'est la plus belle surprise qu'on m'ait jamais faite. Thalie qui a envie d'aller voir le coucher du soleil !

Elle rit à nouveau et je m'écrie :

– Allons-y !

Elle prend ma main. Toutes mes peurs s'éteignent. Nous nous précipitons loin du manoir, à la rencontre du crépuscule.

Fleuve roseWhere stories live. Discover now