Chapitre 19

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J'espère arriver assez tôt chez elle. J'espère qu'elle n'aura pas eu le temps d'être assez triste pour pleurer, je refuse qu'une personne aussi merveilleuse qu'elle pleure. Dans les rues de Montjean je ne suis pas prudente, et les quelques voitures s'arrêtent brutalement pour me laisser passer. J'avance au son des klaxons et des crissements de pneus. Je monte quatre à quatre les escaliers qui m'entraînent dans les collines, et je gravis la route pentue qui mène au manoir. Je sonne à l'interphone. La voix de Pierre grésille :

– Oui ?

– C'est Thalie. Je peux entrer ? demandé-je aussitôt.

Après quelques secondes d'hésitation, il m'ouvre le portail à distance, sans dire un mot. Je m'engouffre aussitôt dans le jardin, et avance le long du chemin. Pierre vient à ma rencontre. De loin, il m'interroge :

– Tu viens pour Apolline ?

– Oui, j'aimerais la voir.

Je le rejoins. Il me jette un regard suspicieux et reprend :

– Elle t'a raconté ce qu'il s'est passé ?

– Non, qu'est-ce qu'il s'est passé ? demandé-je, la plus ingénue possible.

Il se détourne.

– Tu ne devrais pas passer si tard.

Je m'excuse platement et, avec plus de sincérité, le remercie de me laisser la voir. Il ne répond pas. Nous entrons dans le manoir. Il se débarrasse de sa veste et annonce en criant :

– Thalie est là !

Le père d'Apolline nous rejoint dans le hall. Il a toujours cet air un peu terne, un peu accablé. Je me dresse le plus fièrement possible, décidée à lui tenir tête.

– Bonsoir Thalie, tout va bien ?

Il paraît inquiet – il se rappelle certainement ma dernière visite impromptue. Je le rassure aussitôt.

– Très bien. Je me demandais si Apolline pouvait venir dormir chez moi ce soir.

Des pas précipités se font entendre : Apolline dévale les escaliers et s'arrête brusquement. Elle me dévisage, incrédule, avec le plus grand sourire qu'elle ait jamais eu.

– Thalie ! Qu'est-ce que tu fais là ?

– Je me sentais capable de venir dès ce soir ! Je me suis dit que je pouvais essayer de passer, et t'inviter. Est-ce que tu veux venir dormir à la maison ? C'est très imprévu, je suis désolée.

Apolline se tourne vers son père. Pendant plusieurs secondes ils se font silencieusement face. J'ai peur qu'il refuse.

– Si tu veux, finit-il par soupirer. À quelle heure rentreras-tu demain ?

Apolline me jette un regard interrogateur.

– Tu peux rester toute la journée. Ça me ferait plaisir.

Elle répond avec beaucoup de calme (mais ses yeux étincelants la trahissent) :

– Tu es sûre ? Tu ne seras pas trop angoissée ?

– Ça ira. C'est certain.

– Toute la journée, ça te convient ? fait-elle en se tournant vers son père. S'il te plaît. C'est la première fois que Thalie peut faire ça.

Il soupire. Pierre va dire quelque chose mais l'homme lui fait calmement signe de se taire et acquiesce.

– Très bien. Ne rentre pas trop tard demain soir. Amusez-vous bien.

Fleuve roseWhere stories live. Discover now