Chapitre 36

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Il fait quasiment nuit quand nous partons pour les bords de Loire. Apolline m'a promis que nous ne serions pas en retard. Après le crépuscule, j'ai pris soin de lui apprendre quelques pas de rock'n'roll, elle a pris soin de nous habiller. Elle m'a aidée à choisir une robe blanche et fleurie. Elle-même a longuement hésité entre un jean et une jupe courte. Elle a finalement opté pour cette dernière, puisqu'il fait si chaud le soir. Elle a ajouté :

– Comme ça on est assorties !

En désignant le foulard dans mes cheveux, du même bleu que la jupe. Ça m'a fait rire. J'ai su que ça me donnerait de la force même si c'était futile. Alors je suis allée chercher un rouge à lèvres que ma mère m'avait offert, nous en avons mis toutes les deux et souri à notre reflet. Nous étions jolies. Apolline a regardé son téléphone et m'a informée que Flora nous attendait. Il fallait partir. J'ai pris sa main dans la mienne pour être sûr de ne pas reculer. J'ai déclaré oscillante :

– Ça sera une bonne soirée.

Et mon amie me l'a assuré.


Nous arrivons certainement les dernières. La fête se déroule sur l'immense plage dévoilée par la Loire très basse. Un feu a été allumé loin de l'eau et loin des arbres, près d'un tronc mort. Quelques personnes y sont d'ailleurs assises, une fille chante avec une guitare. Je l'entends à peine à cause de la musique, qui provient d'une enceinte posée sur la table éloignée du foyer. Une trentaine de personnes gravitent autour des flammes comme des papillons de nuit. Ils sont à moitié plongés dans l'ombre, à moitié couverts d'une lumière orange et profonde. Tous parlent, une rumeur intense se dégagent d'eux. La plupart ont les pommettes couvertes de paillettes. Quelques-uns fument et dans l'obscurité on dirait qu'ils tiennent des étincelles dans leurs doigts. Des bouteilles de bières se baladent entre toutes les mains. Je frémis. L'atmosphère a quelque chose de pétrifiant. C'est une véritable soirée. C'est l'une de mes plus grandes peurs, je suis terrorisée par les regards qui pourraient se poser sur moi et les bouches qui pourraient se moquer de moi. Je me rappelle les mots d'Apolline pour reprendre confiance. Je suis forcément à ma place ici si je suis avec elle. À mes côtés elle est joyeuse, elle observe les gens présents à la recherche de visages connus. Elle me désigne certaines personnes en me donnant leur prénom, mais je l'oublie aussitôt. Une silhouette se détache d'un groupe et se précipite vers nous : c'est Flora. Elle serre Apolline dans ses bras en criant de joie, puis c'est mon tour. Elle doit être très heureuse, sûrement un peu ivre. Elle s'exclame :

– Je suis trop contente que vous ayez pu venir ! Ne stresse pas Thalie, tout va bien se passer ! (elle hèle :) Théo !

Un garçon nous rejoint, petit et frêle mais très souriant. Il nous salue tandis que Flora nous le présente :

– C'est mon copain !

Puis, comme surprise, elle nous fait remarquer :

– Mais vous n'avez pas de paillettes !

Nous échangeons un regard perplexe et amusé. Théo sort de sa poche un tube scintillant, et Flora, malgré sa légère ivresse, entreprend de nous maquiller. Elle en applique sur les paupières d'Apolline, et sur mes joues et mon nez comme des taches de rousseur. Elle répète que c'est important, ça nous fait rire. Théo nous promet qu'il veillera sur elle pour le reste de la soirée. Nous discutons ensemble durant quelques minutes. Je ne reste pas silencieuse quand l'adolescent me pose des questions, et parviens même à les lui retourner. Puis Flora l'entraîne vers un autre groupe de personnes, toujours avec cet enthousiasme désinhibé. Apolline confie attendrie, alors qu'ils se sont éloignés :

– Ils sont drôles tous les deux.

Nous partons ensuite chercher de quoi boire. Apolline ne m'a pas lâchée depuis notre arrivée, et alors que nous nous enfonçons au cœur de la soirée elle tient plus fermement mes doigts entre les siens. Elle salue quelques personnes, toujours avec aisance, avec grâce même. Elle rit avec eux si facilement, c'est fascinant à observer. Je ne me sens pas si mal. Je dis bonsoir quand elle me présente et je réponds en bégayant quand on me parle. Je n'ose pas intervenir spontanément dans la conversation, mais le fait que je sois là, présente, attentive, et que je ne m'enfuis pas, est déjà une immense victoire. Je n'ai pas si peur, quand je n'y pense pas, quand j'écoute la discussion, quand j'observe les yeux pailletés d'Apolline se froisser dans un sourire. Nous passons d'une conversation à l'autre et échouons près de la table. Un adolescent entame un nouveau pack de bières, l'éclat émeraude des bouteilles fait vibrer la pénombre. Apolline l'interpelle :

Fleuve roseWhere stories live. Discover now