17. patates.

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Annekee grimace en contemplant son reflet dans le miroir de sa salle de bains. Ses cernes sont atroces, et jumelées à son œil au beurre noir qui ne cesse de foncer au fur et à mesure que les heures passent, elle trouve qu’elle ne ressemble vraiment à rien. Les mains tremblantes, elle attrape tout de même un tube de rouge-à-lèvres pâle qui traîne sur sa commode, avant d’appliquer une fine couche sur sa bouche. Voilà un peu de couleurs sur ce teint livide et cette mine triste.

La nuit dernière a été terriblement longue. 

Annekee n’a pas pu se résoudre à partir pour l’université ce matin. Elle était beaucoup trop épuisée pour sortir, et surtout, elle a craint que Johannes voit l’état de son visage. Elle a également voulu annuler son rendez-vous avec Matthijs, mais s’est rétractée au dernier moment en songeant qu’il pourrait sans doute lui faire oublier sa pitoyable existence. S’il lui pose des questions, elle saura lui donner des réponses évasives. Il n’a pas besoin de savoir que Sigrid se sert parfois d’elle comme punching ball. 

— OK, Annekee souffle en remettant en place son gros pull dans sa jupe taille haute.

Elle détache ensuite ses longs cheveux, passe une main dans ses mèches blondes pour leur donner un peu de volume. Cependant, ils restent désespérément raides sur ses épaules, et elle soupire en retournant dans sa chambre. Il lui reste encore une trentaine de minutes avant que son bus ne passe. Annekee s’assoit donc sur son lit, et entreprend d’enfiler ses mocassins. Au moment où elle a terminé de mettre sa deuxième paire, quelqu’un toque à la porte de sa chambre. 

Annekee se fige, le coeur tambourinant. Et si c’était de nouveau elle ? Mais elle n’a pas le temps de psychoter plus longtemps car, déjà, la voix de sa grande soeur s’élève. 

— C’est Leen. Je peux entrer une seconde ? 

Leen n’attend pas vraiment de réponse étant donné que la porte s’ouvre sur sa silhouette élancée. Ses yeux bleus, aussi bleus qu’une mer profonde, s’attardent un moment sur son visage. Tandis qu’elle s’approche de sa petite soeur, ses lèvres se pincent en une fine ligne. 

— C’est bien ce que je pensais. 

— Qu’est-ce que tu veux, Leen ? Annekee marmonne, les sourcils froncés.

Son ton est las, presque cynique. Pour cause, elle n’a pas le courage de se battre avec sa grande soeur pour l’instant. Elle se doute bien que cette dernière n’est pas venue lui rendre une visite de courtoisie ; les deux jeunes femmes ne se parlent que pour se disputer, parce que Leen ne s’adresse volontairement à Annekee que dans l’unique but de lui donner des ordres. C’est toujours la même chose à la fin—la plus jeune s’incline pour ne pas subir les foudres de Sigrid.

— Tiens, ça devrait dégonfler avec ça, Leen hausse les épaules en lui tendant les tranches de pommes de terre glacées qu’elle tient dans ses mains. Laisse-les agir pendant quinze minutes sur les contours de ton oeil. Tu iras beaucoup mieux ensuite.

Annekee les saisit, complètement décontenancée. Pour le coup, elle ne s’y attendait pas du tout. Leen n’était pas à la maison hier soir, elle dormait chez son mystérieux petit copain—de toute façon, ce n’est pas comme si Annekee s’intéressait à sa vie amoureuse, ou à sa vie tout court. Elle ne comprend pas comment elle aurait pu être au courant, sauf si Sigrid s’est vantée de son coup de poing héroïque devant sa fille préférée.

— Merci, Annekee hoche la tête, méfiante. 

— Est-ce que… Leen cherche visiblement ses mots, se gratte la nuque avant de reprendre. Elle t’a touché autre part ? 

— Non, Annekee assène, catégorique. 

Et ce n’est que la pure vérité. À part le visage—quelques fois les bras ou les côtes quand elle lui lance un objet—, Sigrid la frappe rarement à d’autres endroits. Plus les secondes passent, et plus cette situation apparaît bizarre aux yeux de Annekee. Leen reste humaine, mais ce n’est pas dans sa nature de se soucier d’une autre personne que d’elle-même. Surtout qu’aux dernières nouvelles, sa grande soeur ne peut pas se la voir en peinture. Annekee est perdue, et cette sollicitude qu’elle voit comme hypocrite la fait rentrer dans une rage folle.

Tout ce qu’elle n’a pas le droit d’extérioriser rejaillit à la surface. Directement contre Leen. 

— Pourquoi tu fais ça, Leen ? T’as jamais été gentille avec moi depuis que je suis arrivée dans cette putain de maison ! T’as jamais voulu me parler ou me téléphoner depuis que nos parents se sont séparés, tu me fais la misère exactement au même titre que Sigrid ! Je comprends pas ton attitude. 

— Cherche pas à comprendre alors, Leen rétorque, et son expression détachée continue d’alimenter son ressentiment. 

— C’est trop tard pour te comporter comme une grande soeur, fallait y réfléchir avant. 

Annekee sent qu’elle vient de blesser Leen, elle peut le distinguer dans son regard et dans la manière dont ses épaules s’abaissent. Elle se sent immédiatement coupable pour cela, même si elle est consciente qu’elle ne devrait pas. Annekee a toutes les raisons d’en vouloir à celle qui ne s’est jamais présentée comme une figure bienveillante sur laquelle elle aurait pu se reposer. Pourtant, ce sentiment est d’autant plus renforcée lorsque Leen se redresse pour regagner la porte. 

Avant de partir, elle se retourne vers Annekee et relève son tee-shirt. Son ventre laiteux est couvert de cicatrices : 

— Moi aussi, je recevais des coups. J’ai juste appris à me taire avec le temps. Tu devrais apprendre à faire la même chose. 

KETTING┃m.de ligt (✓)Where stories live. Discover now