01. douleur.

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Le père de Annekee Bloembergen, Gustaaf Bloembergen, avait l’habitude de dire que la vie était comme un match de football. Il y avait des gagnants et des perdants, il y avait ceux qui s’asseyaient sur le banc de touche et ceux qui étaient des superstars sur le terrain. Et peu importe à quel point on s’entraînait dur, on serait forcément obligé de raccrocher les crampons un jour.

Annekee a accepté son destin bien avant de pouvoir marcher. Depuis sa naissance, elle sait que son père va mourir, comme tous les êtres humains sur cette planète. Elle a cependant dû attendre ; dix-huit années passées à faire naître ses espoirs et à penser que les choses pourraient être différentes. Elle a tout fait pour rester le plus proche possible Gustaaf, tout en se débrouillant pour pouvoir gérer ses problèmes sans lui. Elle pensait être prête pour ce jour—en réalité, personne ne l’était.

Un jour chaud d’été, ses espoirs sont partis en vrille. Annekee et son père s’étaient envolés à Budapest pour les vacances. Ils s’étaient baladés pendant près de cinq jours, prenant des photos, goûtant à de nouveaux plats et aliments, passant juste du bon temps ensemble. Mais malheureusement, leurs vacances se sont écourtées lorsque Gustaaf a dû partir pour son travail. Ils se sont séparés à l’aéroport : Annekee est rentrée à Utrecht, son père a pris un billet d’avion pour le sud de la France. C’était la dernière fois qu’ils se voyaient.

Lorsque Annekee a appris son décès, elle a eu l’impression que quelqu’un venait de lui donner un coup de poing dans l’estomac, aussi fort que possible. Elle était en cours d’arithmétique, composant sur un devoir surveillé, quand sa conseillère principale d’éducation est entrée dans la salle de classe et a demandé à lui parler à l’extérieur. Elle s’est ensuite effondrée dans le couloir en l’écoutant, tout l’air dans ses poumons ayant disparu en un instant, ses genoux se dérobant sous son poids.

— Comment est-ce que tu te sens ? Jantje Van Der Auberson sa meilleure amie demande, pressant doucement son épaule.

Cependant, Annekee ne réagit pas. C’est comme si elle était figée sur la chaise de cette cuisine, ne bougeant que pour respirer ou cligner des yeux. Elle est dans cet état apathique depuis l’enterrement, et Jantje est un peu plus inquiète pour son amie au fil des jours.

— Annekee, s’il te plaît, dis quelque chose, Jantje la supplie, mais encore une fois, elle n’obtient aucune réponse.

— OK, ce dépotoir a besoin d’être nettoyé si nous prévoyons de le vendre rapidement, Sigrid Barlagen-Bussemaker la mère de Annekee persifle, son téléphone collé à l’oreille. Oui, Bras, c’est ce que je viens de te dire. Tu es stupide ou quoi ? Je veux des déménageurs et des femmes de ménage dans la soirée.

Depuis que Sigrid a divorcé de son père treize ans auparavant, Annekee déteste sa mère. Elle n’a plus souhaité la revoir et il est tout bonnement hors de question pour elle de vivre avec cette femme aujourd’hui. Sigrid n’a jamais voulu d’elle, après tout. En quittant le domicile conjugal, elle avait empaqueté ses affaires, pris Leen la plus grande de ses filles avec elle et s’était enfuie à Amsterdam sans un au revoir. Annekee, cinq ans, l’avait regardé s’éloigner sans comprendre pourquoi sa maman la laissait, puis elle n’avait plus eu de nouvelles après ça.

Enfin, jusqu’à présent.

— Pourquoi tu veux vendre ma maison ? Annekee finit par briser le silence dans lequel elle était enfermée. Je reste ici.

Jantje presse plus fort son épaule, sachant exactement ce qui allait se passer. Annekee a pris cette décision plusieurs années plus tôt.

— Oh, pour l’amour de Dieu, ne sois pas ridicule, Annekee ! Sigrid crache, un rictus narquois tordant son visage. Tu n’as aucune raison de rester à Utrecht, surtout dans ce taudis infect…

Avec un regard condescendant et dégoûté, Sigrid examine les piles de livres et de papiers qui envahissent la pièce. Des classeurs remplis de documents traînent un peu partout et forment une sorte de bordel organisé. Il est vrai que Gustaaf n’était jamais très friand de ménage, mais Annekee a fini par s’habituer à ce chaos méthodique. Si elle a besoin de trouver quelque chose dans une pile, elle le fait sans problème.

— Je ne veux pas aller à Amsterdam, Annekee assène alors, et Sigrid se retourne pour faire face à la plus jeune de ses filles. J’adore vivre ici. Je vais aller à l’Université de Utrecht bientôt et—

— Donc j’imagine que tu pourras subvenir à tes dépenses toute seule ? Sigrid déclara, les sourcils arqués avec malice.

Elle est parfaitement consciente que son ex-mari a légué un gros héritage à Annekee. Et elle sait aussi qu’elle ne pourra pas y toucher avant ses vingt-et-un ans ; dans trois ans. C’est impossible pour Annekee de réunir assez d’argent pour payer à la fois les frais universitaires d’une des écoles les plus chères du pays, et la maison. Même si elle travaille à côté, c’est une tâche infaisable. Annekee baisse la tête en sentant de nouvelles larmes arriver. Elle a enterré son père seulement la semaine dernière, et l’argent est le dernier sujet de conversation qu’elle souhaite avoir.

— Tu peux vivre avec moi ? Jantje propose, essayant de remonter le moral de son amie. On devrait partager une chambre toutes les deux, mais ça pourrait le faire.

— Annekee viendra à Amsterdam avec moi, point, Sigrid l’interrompt, catégorique, et elle commence déjà à composer d’autres numéros de téléphone.

Annekee ne veut pas entendre ses conversations téléphoniques, alors elle monte dans la chambre de Gustaaf. Jantje reste dans le salon, comprenant que son amie a besoin d’un peu d’espace. Quand elle est enfin seule, Annekee laisse tout exploser. Son corps entier tremble, ses sanglots éclatent alors qu’elle se laisse retomber sur le lit de son père. Elle tient fermement les draps encore emplis de son odeur entre ses mains, et ses pleurs se transforment en hurlements. Son coeur est en train de se briser, sa gorge s’enroue en l’espace de quelques secondes, ses larmes mouillent les oreillers. Elle vient de perdre la personne la plus importante de sa vie, la maison dans laquelle elle a grandi, tous ses repères.

Elle se roule alors en boule, laissant la douleur l’envahir.

KETTING┃m.de ligt (✓)Where stories live. Discover now