— Pourquoi ? Mais parce que tu voulais encore me cuisiner ! lui répondit-elle alors qu'il demandait une énième fois pourquoi il aurait été se fouler à truquer un tirage au sort.

— Alors c'est pas que je pense que tu délires mais...

Elle émit un grognement excédé avant de lui demander de se taire d'un geste de la main. Ils avançaient dans le noir, à la lumière de leur lampes de poche et elle préférait se concentrer sur le chemin devant elle pour éviter de trébucher même si Mathias quant à lui ne semblait pas supporter le silence et trouvait toujours de nouveaux sujets à lui soumettre. Elisabeth pouvait être loquace, mais pas maintenant.

— Ok, ok.

Il s'avouait vaincu pour le moment mais ne perdait pas espoir de réussir à s'occuper tout en marchant : il détestait ce silence, ou plutôt la situation de stress était telle qu'il ne voulait pas écouter leurs seuls pas résonner dans le couloir. Ça le mettait mal à l'aise, il trouvait ça morbide même et se demandait comment les autres pouvaient tenir sans rien dire. Il commença à chantonner dans sa tête, pour ne plus s'entendre penser et essayer de se concentrer sur autre chose mais quelques minutes suffirent à lui faire faire le tour de sa discographie mentale - d'autant qu'après plusieurs longues journées ici il n'avait pas rajouté grand chose à cette discographie.

Lassé, il décida de se remémorer mentalement les couloirs et tunnels qu'il connaissait : ils évoluaient dans une dépendance du centre commercial. Un couloir parallèle dont un éboulement leur avait ouvert l'accès et qui reliait des passages souterrains entre eux. Cette ville était un vrai gruyère et c'en était presque à se demander pourquoi personne ne les avait jamais attaqué en passant par là, une nuit. Ils auraient pu cueillir toute la ville sans même se forcer en sortant de là comme une flopée de vipères partant à la chasse. Mais les Eugénistes n'utilisaient pas ce genre de méthode, non, les Eugénistes étaient retords et préféraient frapper là où ça faisait mal.

Ils aimaient marquer les esprits et si il n'y avait jamais eu de Sarah ou si elle avait été trouvé quelques mois plus tard, cela aurait peut-être suffit à faire s'effondrer leur civilisation. Cette première survivante avait redonné espoir à tous, elle leur avait rappelé qu'ils pouvaient survivre à tout et qu'il fallait se battre. Jusqu'à la mort.

— Et du coup... Tu connaissais bien Sarah ? interrogea-t-il.

Il avait brisé le silence pendant quelques secondes à peine mais il se réinstalla aussitôt. Rien n'indiquait dans le comportement d'Elisabeth qu'elle avait entendu la question, ou qu'elle comptait y répondre un jour. Ils parcoururent quelques longs autres mètres avant qu'elle ne daigne enfin parler :

— C'est d'elle que j'ai rêvé ce matin.

Mathias ne savait pas comment traiter cette information : c'était évidemment un cauchemar qu'elle avait fait le matin même, ou au moins un rêve qui n'était vraiment pas agréable mais il avait cru comprendre que Sarah était une amie... Il espérait sincèrement ne pas avoir fait une nouvelle gaffe.

— Je t'ai dit comment elle avait disparu, non ?

Leur seule et unique vrai discussion à propos de Sarah remontait aux premiers jours sous terre et depuis, il mourrait d'envie depuis de lui poser tout un tas de questions sur elle. Elle était une légende ! Une raison de s'engager pour beaucoup, de se battre pour d'autres, un peu des deux pour lui-même ; alors savoir qu'il avait devant lui quelqu'un qui l'avait côtoyé de près titillait sa curiosité mais Mitsu lui avait souvent défendu d'aborder le sujet, pensant qu'Elisabeth n'avait pas l'air d'être ouverte à la discussion.

— Vaguement, répondit-il en espérant que sa curiosité ne transparaissait pas trop.

— On était dans la même classe de journalisme, on avait un groupe de 4 amies. Ce qu'on peut appeler des meilleures amies ou un truc du genre.

Elle éluda sa phrase d'un mouvement de la main qui envoya balader le faisceau de sa lampe sur les murs. Les couloirs qu'ils traversaient étaient encore plus glauques qu'ils n'avaient pu l'être de jour, des bandes de salissures noires dégoulinaient de la pierre délavée tout le long du plafond et des fissures immenses lézardaient tout les murs autour d'eux. Aucune façon de savoir qu'est-ce qui était là avant les explosions ou ce qui étaient apparus après.

— Les étudiants organisaient encore beaucoup de soirées à l'époque, c'est l'âge con tu sais... On croit que ça n'arrive qu'aux autres.

Mathias écoutait sans rien dire, de curiosité malsaine il était passé à une forme de respect et de malaise mêlé : ce n'était pas le genre d'histoire qu'on racontait autour d'une bière quand on avait fait le tour des sujets. Leur rythme de progression avait légèrement faibli mais il ne préféra pas faire de remarques tant elle semblait chercher au fond de ses souvenirs pour raconter cette histoire.

— C'était sur le campus, une espèce de soirée immense qui rassemble toutes les filières, tu vois ? - elle n'attendait pas vraiment de réponse de sa part - Un truc où on aurait pu marquer « marché aux bestiaux pour les Eugénistes » à l'entrée, ça aurait été pareil.

Si il avait cru qu'elle deviendrait de plus en plus émue au fur et à mesure qu'elle narrait cet épisode de sa vie, il fut surpris de l'entendre prendre un ton de plus en plus détâché. Elle prenait une distance presque inquiétante avec les faits :

— On avait pas mal bu, évidemment, et à un moment de la soirée j'ai entendu un autre étudiant chercher partout un de ses amis. Tout le monde était bourré donc s'en foutait un peu, ça arrive toujours de perdre quelqu'un de vue dans ce genre de soirée et ça veut pas toujours dire le pire. Mais...

Elle fit une pause dans sa phrase tout en continuant à marcher, cette fois elle releva la tête et fixa ses mains quelques instants avant de tourner à nouveau le visage devant elle.

— Je me suis aperçue que je n'avais pas vu Sarah depuis pas mal de temps, alors je me suis mise à la chercher. Et plus la soirée avançait plus j'entendais de gens en chercher d'autres, c'était complètement ridicule personne ne voulait dire à voix haute ce qui était en train de se passer !

Le châtain gardait toujours le silence, il avait peur de la couper dans son élan et qu'elle cesse de raconter son histoire. Si Sarah était la survivante, son parcours n'avait jamais filtré dans les médias grâce en grande partie à ses parents qui avaient tenu à garder leur vie privée d'une main de fer. Elisabeth continua :

— Il a fallu plusieurs heures pour que quelqu'un se décide à appeler la police et qu'on officialise cette moisson... Une des plus « efficaces » de toute l'histoire de l'Eugénisme. Des dizaines d'étudiants enlevés et envoyés de l'autre côté des barbelés...

Le reste, il le connaissait : un escadron avait retrouvé Sarah au milieu d'un centre entourée de centaines de cadavres, le miracle qu'était la personne de Sarah avait passé plusieurs mois à l'hôpital avant de retrouver un semblant de vie. Elisabeth ne dit rien de plus, reprenant juste un rythme de marche plus rapide comme si elle en avait fini.

— C'était à propos de cette soirée, le cauchemar ?

— Non, dit-elle. Le cauchemar, c'était après. Bien après.

Elle avait l'air si grave qu'il n'osa pas demander le lien avec Sarah. Il soupira lourdement et choisit de se taire pour de bon.

Juste après la Fin du MondeOn viuen les histories. Descobreix ara