Force de Luna

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Je marche lentement dans le corridor. Les néons projettent sur le mur mon ombre frêle, aux longs cheveux ondulés. Je passe sans choc ni étincelle, presque sur la pointe des pieds. Et je dois faire le chemin seule. Paul m'attend dans la salle d'attente, de l'autre côté des portes de la folie. Il y a quelque chose d'angoissant à entrer ici. Comme un sentiment d'irréalisme et de tentatives de contrôle  sur celui-ci... C'est le refuge, ou la prison, de ceux qui ont trop été torturés par la vie.

L'infirmière en chef me rejoint au bureau central de répartition. Elle semble professionnelle et alerte, et l'éclair de surprise qui traverse ses yeux alors qu'elle détaille mon apparence physique ne dure qu'une fraction de seconde. Elle a dû en voir d'autre, des filles aux visages lacérés, aux silences impénétrables. Peut-être même des pires que moi.

Elle me dicte d'une voix claire et concise les règles du département psychiatrique. Pas d'objets coupants, par de cellulaire, fouille corporelle nécessaire avant la visite... Je me raidis en entendant ces derniers mots. La terreur revient à vive allure dans ma tête et je réprime mon envie de courir, de fuir cet endroit si sévère et irréprochable. Mais je bouge pas. Je dois le faire. Je dois sauver mon frère de l'abîme de solitude dans lequel j'ai moi aussi, un jour, plongé. Il n'y a eu que Paul pour m'en faire émerger et je refuse de laisser Adrian vivre le même cauchemar.

Alors, je la laisse examiner mes poches, les replis de mes vêtements anthracite. Son regard passe sur mes bandages et la compassion s'épanouit sur ses traits rigides. Lorsqu'elle a terminé, elle me dit avec calme et douceur:

-Tu es une très jolie jeune fille, et très courageuse de venir voir ton frère toute seule. Plus d'une aurait été effarouchée. Surtout que dans son état, M. Adrian n'est pas facile à côtoyer...

-Que voulez-vous dire?

Sa dernière phrase me fait oublier de la remercier. Ma gorge est sèche et mes yeux brûlent. J'ai l'impression de sentir encore les traces de ses doigts sur mes vêtements, même si je sais qu'elle ne voulait pas mal faire. Je la vois hésiter.

-Tu verras une fois sur place, ce n'est pas facile à expliquer.

Je la suis dans les corridors vides, aux chambres verrouillées à clé d'où s'échappe parfois un cri ou un gémissement pitoyable. Devant d'autres portes, ce sont des pleurs, des sanglots non réprimés. Et tout d'un coup, j'ai peur de ce que je vais entendre en arrivant devant la chambre d'Adrian. Mais je n'entends rien. Absolument rien. Et c'est cela qui est terrifiant.

L'infirmière en chef entre la première, et me demande de rester dans l'embrasure de la porte et de regarder attentivement. J'acquiesce avec angoisse, et jette un œil dans la pièce. Elle est petite et peinte de blanc, avec pour seuls meubles une chaise soudée au plancher et un lit.

Sur ce dernier, mon frère est assis, le dos appuyé contre le mur et les mains posées sur ses genoux. Une émotion poignante étreint mon cœur. J'ai envie de rire et de pleurer en même temps, de courir lui sauter dans les bras. Mais je reste à ma place comme recommandé. Une certaine tension plane dans l'air et m'empêche d'être pleinement heureuse de revoir Adrian.

Ses traits sont maigres, pâles et tirés, comme s'il n'avait pas dormi depuis trop de jours. Sa peau est presque translucide. Il ressemble à un enfant avec ses cheveux blonds ébouriffés, descendant sur ses épaules, et sa posture recroquevillée. Mais ce sont ses yeux qui me font vaciller.

Son regard est fixé sur le mur, errant dans le vide, sans point de repère. Même quand l'infirmière l'interpelle, il ne bouge pas. Il ne la regarde même pas. Ne semble pas s'apercevoir de sa présence pourtant évidente.  Il est comme une marionnette privée de ses fils.

Et le plancher tangue sous mes pieds. Je m'accroche au mur. L'infirmière se retourne vers moi et me regarde avec sympathie.

-Je vous laisse.

Elle part. Me laisse seule avec mon Adrian au regard brisé. J'hésite. J'ai l'impression que ma voix va s'exprimer en un cri terrifiant si j'ouvre les lèvres. Mais finalement, je trouve le courage de murmurer avec douceur:

-Grand frère...?


La fille sur le banc du fondWhere stories live. Discover now